MESURE ET DEMESURE
LA DISSERTATION

 

 

LE PLAN DIALECTIQUE :

EXEMPLE 1

  « Le premier des biens est la mesure » affirme Platon dans Philèbe. Les œuvres au programme nous permettent-elles de vérifier cette affirmation ?

Mise en place du sujet :

- les mots-clés : "le premier des biens". C'est placer haut la mesure, dont les œuvres au programme présentent d'autres facettes. Le sujet impose d'aller y regarder de plus près. Si l'on pense au « souverain Bien », l'harmonie de l'âme des philosophes, dont le dialogue de Platon, Philèbe, s'emploie à rechercher les voies,  force est de constater que l'homme est plutôt sans cesse déchiré entre des tentations contradictoires qui le font échapper à la mesure sans qu'il soit possible d'associer toujours à cette déviance une condamnation morale.
- la problématique peut être très simplement formulée : la mesure est-elle toujours la condition d'une vie heureuse et authentique ?

I - Thèse : Vivre sans tempérance est « le plus grand des maux » (Gorgias) ...

1- la mesure est dans la nature :
« Le tout du monde, les sages l'appellent Kosmos ou ordre du monde et non pas désordre ou dérèglement » (Gorgias). La nature, dans ses cycles, donne elle-même une image de mesure. Par conséquent, la démesure est nuisible en ce qu'elle prive l'homme de sa véritable humanité : « Face non humaine / Ont ces gens qu'on mène / Braire ailleurs [...] / Quittez ce domaine, / Face non humaine » (Gargantua, 52).

2- la mesure est la condition du véritable bonheur :
« Celui d'entre nous qui veut être heureux doit se vouer à la poursuite de la tempérance…il doit fuir le dérèglement » (Gorgias). « L'excès et le défaut détruisent la perfection, tandis que la médiété la préserve ». (Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 5)
Une vie mesurée est donc l’aurea mediocritas des Anciens, non pas platitude mais recherche de la perfection dans la lutte contre les passions.

3- la mesure est la condition d’une vie sociale harmonieuse :
La démesure se signale par une incapacité à accepter les conventions qui garantissent le respect de l'autre. C'est elle qui fait de Don Juan un marginal et un homme traqué. L'humanité accomplie se signale au contraire par une attention à l'autre et par un usage raffiné de la parole, comme on le voit dans Gargantua : le discours d'Eudémon, la lettre de Grandgousier, la harangue d’Ulrich Gallet, le discours que Gargantua adresse aux vaincus...
On peut entretenir au contraire une aversion légitime à l'égard des comportements démesurés : « Un gentilhomme qui vit mal est un monstre dans la nature » (Dom Juan, IV, IV).

II - Antithèse : ... mais l'homme ne donne souvent sa pleine mesure que dans la démesure...

A- l'homme est toujours enclin à dépasser ses limites naturelles :
 « La démesure séduit, exalte, fascine, la mesure ennuie » (Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique). La morale (celle du sens commun comme celle des « sages ») est « une anti-nature » (Nietzsche, Le Crépuscule des idoles). : « si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer » (Gorgias).
« La mesure nous est étrangère, avouons-le; ce qui nous excite, c'est l'attrait de l'infini, de la démesure » (Nietzsche, Par-delà le bien et le mal). Une seule règle : « l'expansion joyeuse de soi » » (Nietzsche, La Généalogie de la morale) dont le personnage de frère Jean dans Gargantua donne un image éloquente. « Socrate… voici la vérité… le dérèglement, la liberté de faire ce qu'on veut…font la vertu et le bonheur ». (Gorgias).

B- il existe une mesure servile :
Dans Gorgias, Calliclès rejette la tempérance si elle n'est que « norme de faibles ».  La mesure, en effet, peut n’être que de façade (apparence de moralité de Polos), couvrir l’hypocrisie (« Le personnage d'homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu'on puisse jouer aujourd'hui, et la profession d'hypocrite a de merveilleux avantages » (Dom Juan, V, III), s’incliner devant l’ignorance et la superstition (Sganarelle). Contre le pharisaïsme, l'être démesuré affiche sa prétention à vivre haut : « Il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions…tout le monde n'est pas capable de vivre comme ça » (Gorgias).

C- La transgression des normes est gage de liberté :
C'est aussi le moyen de bouleverser les morales closes (Bergson). Don Juan, par le refus de toute limite, par la transgression des normes en vigueur, affirme son authenticité et la souveraineté de sa liberté : « Il n'y a rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs » (Dom Juan, I, II). « Non, non, rien n'est capable de m'imprimer de la terreur » (Dom Juan, V, VI). Frère Jean affirme gaillardement que les prières sont faites pour l'homme et non l'homme pour les prières (Gargantua, 39).

III - Synthèse : ... ainsi agir avec mesure, c’est distinguer la bonne de la mauvaise démesure.

 Recherchons dans les deux premières parties les arguments qui s'opposent le plus nettement. La synthèse n'est pas ce "moyen terme" qui aboutirait toujours à un opinion tiède. Nous vous proposons de la construire comme un véritable "produit" des arguments utilisés dans les deux parties précédentes (nous l'infléchissons ici dans le sens d'une réfutation de la thèse) :

1A.

 

 

Se connaître :
Contre l'eros turannos , il nous appartient de manifester aussi notre liberté à l'égard de nos pulsions vers la démesure. Si « la mesure séduit peu les modernes, [...] c'est un préjugé qu'il faut comprendre et vaincre » (André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique). Il faut donc savoir concilier notre obéissance aux normes avec une adhésion authentique à ce qui la fonde. Ce qui suppose du discernement. « Connais-toi toi-même »; autrement dit : connais ta propre limite.

3B.

 

 

Se méfier des normes en vigueur :
 « Ne soyez pas plus sage qu'il ne faut, mais soyez sobrement sage » (Montaigne, Essais, I, 30)
Si vouloir la mesure signifie aussi respecter des limites, ce ne doit pas être au prix d'une observance passive à l'égard de tout ce qui trahit une autorité arbitraire et aliénante. Pour Socrate, la norme véritable n'est pas l'opinion commune. Gargantua se soulève entièrement contre la mesure scolastique (« Notre ancien abbé disait que c'est une chose monstrueuse de voir un moine savant » (Gargantua, 37).

2C.

 

 

Trouver un équilibre :
 Pour trouver la bonne mesure,  il faut adroitement concilier mesure et démesure. L'œuvre de Rabelais sait mettre en scène les deux forces, alternativement salubres et dégradantes, pour finalement proposer la « démesure réglée » de Thélème. L'usage qu'il fait du discours concilie l'élan jubilatoire avec la modération raisonnée d'une parole capable d'accomplir au mieux sa mission. Platon conteste aussi le formalisme stérile de l'éloquence, dont les galimatias de Sganarelle donnent une assez juste idée.

 

Vers une conclusion : le premier des biens n'est-il pas plutôt le discernement qui, bâti sur la connaissance de soi, nous fera justement estimer la mesure à observer ?

 

 

EXEMPLE 2

   La mesure doit-elle être la règle de l’action politique ?

Mise en place du sujet :

- les mots-clés : La mesure politique, définie comme manière d'agir proportionnée à un but à atteindre ("prendre des mesures") est ici en cause : parler de règle revient en effet à s'interroger sur sa légitimité, dès l'instant où son application entreprend d'être universelle et ne saurait souffrir ni nuances ni cas particuliers. On songera que c'est à ce titre que Calliclès la prétend inadaptée à la nature humaine. Le sujet prend soin de placer la réflexion sur le terrain de l'action et non de la théorie, ce qui pourrait aussi générer quelques craintes quant à une application purement dogmatique des préceptes et des lois.
- la problématique peut être formulée en tenant compte de ces réserves : à quelles conditions la  mesure en politique, inévitablement ignorante des individus, est-elle souhaitable ?

Arguments et exemples à utiliser :

Aidez-vous des éléments suivants (arguments et exemples, non limitatifs, vous sont fournis dans le désordre) pour construire un plan selon le modèle du sujet précédent :

DOCUMENTS
  1.  Le philosophe est celui qui peut prendre les meilleures mesures. Socrate se présente comme le critère de mesure de la bonne politique : « De mes contemporains je suis le seul à faire de la politique » (Gorgias).

  2. La justice sera définie par la construction d'une relation d'ordre sur l'échelle du Bien : « Le plus grand mal c'est l'injustice. S'il était nécessaire soit de commettre l'injustice, soit de la subir, je choisirais de la subir plutôt que de la commettre. » (Gorgias). Dans son discours aux vaincus, Gargantua considère «que  trop de facilité et de laxisme à pardonner aux malfaisants leur donne l'occasion de recommencer leurs méfaits. »

  3. Le monarque est pour Rabelais une figure régulatrice par l'exercice modéré et bienveillant de son pouvoir. « C'est, dit Gargantua, ce que dit Platon au livre V de la République : que les États seraient heureux lorsque les rois philosopheraient ou que les philosophes régneraient » (Gargantua, 43). Ponocrates est nommé par Gargantua gouverneur du royaume de Picrochole.

  4. La morale ou la règle démocratique ne sont perçues par Polos et Calliclès que comme le discours de la majorité des faibles cherchant à s’imposer aux forts. Le tyran Archelaos est la figure de la démesure en politique que Polos admire et envie.

  5. La justice socratique est un principe d'harmonie en relation avec l'ordre du « Kosmos ». « Dans l'âme, l'ordre et la bonne disposition s'appellent loi et conformité à la loi. De là il résulte que les citoyens se comportent selon l'ordre et la loi ». (Gorgias). Ainsi on mesure la véritable politique à l'amélioration morale des citoyens : « Auras-tu un autre souci que celui de faire de nous les meilleurs citoyens qui soient ? » (Gorgias).

  6. Frère Jean demande à Gargantua de pouvoir organiser son ordre à l'inverse de tous les autres. (Gargantua, 50)

  7. La paix véritable et durable suppose de casser la logique de la vengeance (« mesure pour mesure »). Les motifs invoqués pour faire les guerres et les dommages qu’elles provoquent sont toujours disproportionnés. Dans ses actes et ses paroles, Grandgousier est mesuré, c'est-à-dire sage, juste et humble, faisant de l'Évangile sa mesure.

  8. Les Thélémites, en ce qu'ils agissent selon un vouloir spontané dans lequel instinct et sagesse se confondent, se conduisent de manière naturellement vertueuse puisque leur volonté, en harmonie avec leur désir, se confond à chaque instant avec la volonté de Dieu.

  9. Tout en admettant un fondement religieux de la mesure, on peut contester les excès de certaines pratiques religieuses et proposer de mesurer la foi autrement : c’est la perspective de Rabelais, attentif à une observance authentique et personnelle des rites religieux.

  10. La guerre n'est légitime qu'en dernière extrémité. Elle est toujours autrement le signe de quelque folie : les fauteurs de guerre comme Picrochole échappent à la Raison et à la vertu. « Il n'y a rien de saint ni de sacré pour eux qui se sont affranchis de Dieu et de la Raison » (Gargantua, 24).

  11. La mesure politique, en devenant institution, a tendance à se figer et à créer des « morales closes », ignorantes des particularités individuelles. Calliclès se fait le champion de la nature incompatible avec la loi. On peut ainsi refuser ces mesures en les considérant comme des contraintes. Don Juan s’oppose à des normes sociales dont il met en valeur le formalisme et l’hypocrisie.

  12. Frère Jean refuse de gouverner une abbaye traditionnelle : « Comment pourrais-je gouverner autrui, alors que je ne saurais me gouverner moi-même ? ». Il sollicite alors une abbaye selon son gré qui remplacera l'autorité par la libre adhésion. (Gargantua, 50).

Organisation du plan :

I - Thèse : L'action politique doit veiller à l'harmonie sociale...

1- Établir le juste équilibre au sein de la Cité :

    - l'État doit être le reflet de la Justice et du souverain Bien dont l'Idée habite les hommes : ►argument/exemple n° 5.
    - la mesure politique obéit à une échelle de valeurs qui commande l'action morale. ►argument/exemple n° 2.

2- Viser à la concorde :

    - la volonté de paix suppose la domination de l'esprit de vengeance et l'humilité. ►argument/exemple n° 7.
    - la guerre est un signe d'égarement de la Raison. ►argument/exemple n° 10.

II - Antithèse : ... mais elle doit se garder de dérives tyranniques...

1- Les normes politiques peuvent être relatives et arbitraires :

    - la démocratie propose un nivellement peu propice à l'expression personnelle. ►argument/exemple n° 4.
    - la norme peut générer une obéissance passive et peu authentique. ►argument/exemple n° 11.

2- Les normes religieuses peuvent susciter des positions critiques :

    - la règle monastique et la discipline sont ennemies de la vraie foi. ►argument/exemple n° 6.
    - il existe une foi authentique vivifiée par le jugement personnel et le libre arbitre. ►argument/exemple n° 9.

III - Synthèse : ... ainsi la mesure politique doit être alignée sur la vertu et la raison.

1- Ordonner l’exercice politique à l’amour et à la charité :

    - le souverain doit être animé par la vertu. ►argument/exemple n° 3.
    - le philosophe doit jouer dans la Cité un rôle d'éclaireur. ►argument/exemple n° 1.

2- Faire d’abord régner la mesure en soi-même :

    - se connaître semble être la première condition du bien-vivre en société. ►argument/exemple n° 12.
    - savoir concilier le libre exercice de soi avec le respect de l'autre. ►argument/exemple n° 8.

 

Vers une conclusion : Ainsi la norme imposée et garantie par l’autorité ne peut prendre force chez l’individu que s'il l'intériorise. Toute la difficulté consiste donc à devenir soi-même son propre maître, faute de quoi le discours normatif ne peut être vécu que comme facteur d’aliénation. Une société doit par ailleurs savoir renoncer à l'immobilisme de ses mesures et les vivifier par l'audace et l'invention : «Une société incapable d'enfanter une utopie et de s'y vouer est menacée de sclérose et de ruine » (E.M. Cioran, Histoire et Utopie).

 

EXEMPLE 3

   « Inviter l’homme à quelque mesure, c’est toujours ignorer ou nier la nature profonde de sa personne et de sa culture. »
Partagez-vous ce jugement ?

Compléter le plan ci-dessous à partir de la problématique ainsi dégagée : La mesure n’est-elle qu’un obstacle à l’épanouissement humain, personnel et collectif ?

1. La mesure est contraire à la nature et à la culture humaines…
 
   - l’anthropologie moderne a mis en évidence les forces prégnantes de l’imaginaire et de l’inconscient, cependant que tout édifice de civilisation a révélé ses fractures.
        exemple :
     - une vie qui éliminerait tout excès, qui ne céderait à aucune passion serait une vie bien pauvre.
        ex :
     - la démesure, rêve éternel et fécond de l’humanité.
       ex :

2. …mais l’effort sur la démesure est caractéristique de l’humain…
     - l’excès s’oppose à la raison, le désir est une tension intarissable. L’effort de raison s’oppose ainsi à une démesure qui génère la souffrance et confine à la démence.
       ex :
     - l’organisation politique correspond à la volonté d’échapper aux déterminismes qui feraient de l’homme à l’état de nature le plus pitoyable des animaux.
       ex :
     - l’art, forme sublime de l’activité humaine, est toujours une volonté d’ordonner le chaos.
       ex :

3. … encore faut-il concilier les forces salubres de la démesure à une certaine sagesse.
     - la démesure au service de la mesure, tension constante dans l’histoire humaine.
       ex :
     - les « passions de l’âme » sont elles susceptibles de s’aligner sur quelque mesure ?
       ex :
     - tirer parti de l’excès et en permettre la connaissance et la maîtrise par l’éducation :
       ex :