« L’extrême esprit est accusé de folie comme l’extrême défaut. Rien que la médiocrité n’est bon. C’est la pluralité qui a établi cela, et qui mord quiconque s’en échappe par quelque bout que ce soit. Je ne m’y obstinerai pas, je consens bien qu’on m’y mette, et me refuse d’être au bas bout, non pas parce qu’il est bas, mais parce qu’il est bout : car je refuserais de même qu’on me mît au haut. C’est sortir de l’humanité que de sortir du milieu. La grandeur de l’âme humaine consiste à savoir s’y tenir ; tant s’en faut que la grandeur soit à en sortir, qu’elle est à n’en point sortir. » (Pascal, Pensées, Lafuma 518).

 

  La notion de mesure couvre un grand nombre de champs sémantiques, et, cette année encore, ce sont les œuvres qui nous fourniront le cadre nécessaire à une problématique plus resserrée. Les définitions des dictionnaires font néanmoins apparaître deux domaines essentiels qu'il convient d'abord de poser nettement, domaines physique, bien sûr, puis moral :

mesure, n. f.
 • 1080; lat. mensura, de mensus, p. p. de metiri « mesurer ». 

I¨ 
1¨ Action de déterminer la valeur de certaines grandeurs par comparaison avec une grandeur constante de même espèce, prise comme terme de référence (étalon, unité). Þ détermination, évaluation, mensuration, mesurage; -métrie , métro-. Degré d'approximation, précision d'une mesure. Échelle de mesure. — Absolt Importance, rôle de la mesure dans les sciences exactes, dans les sciences de la nature. Introduction de la mesure dans les sciences humaines (psychologie, sociologie Þ statistique,  test). — Mesure d'une grandeur. Mesure de l'étendue, de l'espace. Þ dimension; largeur, longueur.
2
¨
 
Grandeur (et spécialt dimension) déterminée par la mesure. Math. Mesure d'un ensemble : nombre réel définissant avec précision cette grandeur associée à un ensemble (nul s'il est vide, positif dans le cas contraire). Þ1. espace, métrique. — Prendre les mesures d'une pièce, d'un meuble, en déterminer les dimensions par des mesures.
3¨ Appréciation de la valeur, de l'importance d'une chose. Þ évaluation. « Le temps fuyait, et il n'en avait ni le sentiment ni la mesure » (A. Hermant) à Valeur, capacité appréciée ou estimée. La mesure de ses forces. Donner (toute) sa mesure, la mesure de son talent : montrer ce dont on est capable. « Il est des hommes qui donnent leur mesure du premier coup » (E. Delacroix). Prendre la mesure, la juste mesure de qqn, de ses capacités.

II¨ 
1¨  Quantité, dimension déterminée, considérée comme normale, souhaitable. La juste, la bonne mesure (cf. Le juste milieu) à Absolt Þ borne, limite. Dépasser, excéder la mesure : exagérer. — Loc. Outre mesure. Þ exagérément , excessivement. Je n'en suis pas fier outre mesure. Au-delà de toute mesure (cf. À l'extrême). Un courage sans mesure. Þ démesuré, illimité.
2¨ Modération dans le comportement. Þ circonspection, tempérance, précaution, retenue. Dépenser avec mesure. Parler avec mesure. Il manque de mesure dans ses jugements. Þ modération,  pondération.
CONTR. Démesure, excès.                                                                                          © Petit Robert

 

  La mesure physique (géométrie, astronomie, mathématique) fait partie du moyen de reconnaissance et de maîtrise que l'homme s'est donné sur l'univers. Présomption que l'on retrouve chez les philosophes présocratiques (« L'homme est la mesure de toutes choses », dit Protagoras) aussi bien qu'au cœur de la pensée humaniste, et dont l'anthropocentrisme fut tôt battu en brèche, notamment par Pascal, qui situe l'homme entre deux infinis pareillement inaccessibles à sa raison : «Manque d'avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature, comme s'ils avaient quelque proportion avec elle.» C'est que, dans l'esprit de l'apologiste de la religion chrétienne comme dans celui des peintres de ce genre moral qu'est la vanité, la finitude à laquelle l'homme est voué ne peut que taxer d'imposture sa prétention à s'ériger comme mètre-étalon de toute chose et rendre à Dieu la seule autorité en la matière. De la même manière, l'élargissement de la planète, consécutif aux grandes découvertes des quinzième et seizième siècles, ne manqua pas de bousculer les mesures admises et de générer davantage de scepticisme quant à la pertinence des modes de vie (on lira à ce propos l'étourdissante page des Essais où Montaigne énumère une série de comportements observés chez les sauvages, au terme de laquelle il affirme leur validité au nom de la coutume). Où est donc la mesure, et quel arbitre est habilité à la fixer ? Peut-être est-il alors plus facile de s'interroger sur son envers.
  La notion de démesure (ubris ou hubris) est inséparable de la pensée grecque, dans laquelle la raison est conçue comme puissance essentielle de limitation, comme norme qui arrête le tracé au-delà duquel commence l'excès. Méden agan (rien de trop) : la devise des Sept Sages rappelle que la démesure est non respect du logos, et punissable à ce titre comme monstrueuse puisque la nature offre de nombreux exemples de mesure et de régularité : par exemple, dans le cycle des saisons, des astres, du temps lui-même. Les stoïciens définissent ainsi la passion comme une impulsion démesurée, déraisonnable (alogos) et contraire à la nature. C'est cette impulsion qui caractérise le héros de l'épopée ou de la tragédie. Celle-ci surtout entretient  un rapport privilégié avec l'ubris, puisqu'elle met en scène des personnages qu’animent des ambitions ou des passions que n’autorise pas la condition humaine. Leur châtiment par les dieux prend alors une dimension pédagogique et morale à un moment où, parallèlement, naît la démocratie : le héros du mythe ou de l’épopée devient incompréhensible, incommensurable à l’habitant de la polis, et donc idéologiquement dangereux pour le peuple. La mesure (metron) à laquelle on l'invite constitue ainsi une norme acceptable destinée à fixer les vertus de modération qu'on souhaite voir s'inscrire dans l'espace public.
  Si le héros pose désormais un problème, c'est en effet qu’il est un être excessif.  Il est d'abord celui qui excède sa « part », cette Moïra qui fixe des limites à l’exercice et à l’accomplissement de la volonté humaine et même divine (voir sur ce point le portrait du héros de l'Iliade). Qu'un seul s'avise d'en transgresser les bornes, et c'est tout l'équilibre de l'univers qui se trouve mis en cause, à commencer par la cohérence de l'ordre qui fonde la suprématie des dieux. Tel est le sens de cette Nemesis qui,
personnifiant la vengeance divine, s’abat sur les mortels tentés par la volonté de puissance ou simplement par une manifestation arrogante de leur bonheur. Plusieurs tentations caractérisent l'ubris des Grecs : ce peut être l'orgueil, d'abord, celui-là même qui fait que l'homme transgresse les limites qui lui sont assignées. Icare et sa chute. C'est la colère, ensuite, qui déchaîne les passions et mène à l'aveuglement criminel. Les deux excès se retrouvent dans le personnage d'Achille, prêt, dans sa fureur vindicative, à combattre le fleuve Scamandre en personne. Le mythe exerce, comme la tragédie, une fonction normative en racontant encore la saga des Atrides où se reconnaît une volonté de régulation des instincts primitifs, comme l'inceste ou l'anthropophagie. Mais l'ubris peut être aussi l'excès d'amour, celui qui pousse Prométhée à ravir pour les hommes le feu du ciel. Le refus de la norme devient ici révolte, souci d'accomplissement humain contre l'ordre olympien, et révèle la valeur positive d'une certaine démesure.
  Car, alors qu'on voyait toujours les Grecs dominés par ce souci de la mesure, cette "pensée de midi", comme dit Valéry, Nietzsche a, au dix-neuvième siècle, proposé une vision plus profonde de leur civilisation à travers l'opposition générique qu'il ménage entre Apollon et Dionysos (voir l'extrait que nous citons de La Naissance de la Tragédie). Si Apollon incarne l'ordre et la mesure de la raison, Dionysos est, lui, du côté de l'ivresse et de la démesure. Mais les deux aspects sont inhérents à l'humanité tout entière et il faut se garder d'identifier la démesure à une pulsion brute. Dionysos est un élément capital de la psyché : « le mot "dionysiaque", écrit Nietzsche, exprime un besoin d'unité, un dépassement de la personne, de la banalité quotidienne, de la société, de la réalité, franchissant l'abîme de l'éphémère. » Comment dès lors se contenter des normes claires requises par l'équilibre social, quand l'ubris permet de se fondre au grand Tout dans un processus de dépassement et de sublimation ? Nietzsche souligne ainsi que, dans le dithyrambe dionysiaque, "l'homme est porté au paroxysme de ses facultés symboliques". La démesure réunit ici la déraison et la connaissance par une ascèse sublime dont la création artistique donne maints exemples, dans l'extase romantique comme dans l'expérience des limites qui caractérise la poésie, toujours inscrite dans une infraction fondamentale. Toutes les sociétés vivent à vrai dire le même partage entre la mesure et la démesure, l'une fournissant les repères rassurants que l'autre s'emploie à dénoncer en ouvrant des abîmes tout à la fois redoutés et convoités. La mesure même est issue d'une démesure originelle puisque, par un mouvement dialectique, la contestation de la norme engendre à son tour les cadres qu'une nouvelle exaspération du désir fera éclater. C'est le propre de l'utopie d'être démesurée (Rabelais ne dit pas autre chose par le gigantisme de Gargantua) et voyez pourtant comme ses formes ont pris corps et duré, même en limant leurs outrances à la rugosité du réel.. Il n'est pas jusqu'à la monstruosité elle-même dont on ne puisse imaginer quelque mesure, voire quelque banalité :

  Ce que nous appelons démesure, ce que Sophocle appelle la démesure, ce qui, d'après lui, est irrémédiablement puni de mort par les dieux, n'est que l'ensemble des mesures d'un système de références différent de celui dans lequel nous avons l'ensemble de nos propres mesures. Antigone qui prend de la terre dans ses mains et en couvre le corps de Polynice n'a pas les mêmes mesures que Créon pour juger de la chose, en particulier ; et par conséquent des choses en général. C'est ce que veut exprimer la sagesse populaire quand, au sujet de choses extraordinaires, elle s'exclame : C'est un monde ! C'est probablement ce que s'est exclamé Créon quand le garde est venu traîner Antigone à ses pieds en lui disant : « Voilà celle-là ! Et, savez-vous ce qu'elle faisait ? Eh bien, elle enterrait Polynice! » Créon, Créon qui a la loi, Créon qui a Thèbes (et la combinaison qui permet de garder Thèbes), Créon a dû s'exclamer : « Elle enterrait Polynice ! C'est un monde ! » Œdipe ? C'est un monde ! Hamlet ? C'est un monde ! Par contre, Œdipe, Hamlet, Antigone trouvent tout naturel de faire ce qu'ils font. Je parie qu'en voyant Shakespeare en faire une tragédie, Hamlet se serait écrié: « J'écrabouille Ophélie, je tue ma mère, j'étripe mon oncle (entre autres) et vous en faites une tragédie ? Mais c'est un monde ! Rien n'est plus naturel ! » En effet, pour lui, rien n'est plus naturel.
  On me dira : c'est précisément là qu'est la tragédie. Je m'en doutais. C'est un peu pour ça que je me suis décidé à écrire ce que j'écris. Non pas que je considère mon aventure comme une tragédie mais ça peut passer pour un curieux opéra-bouffe.
 Jean Giono, Noé, 1947.

  D'opéra-bouffe, il pourrait bien être question dans notre programme, notamment dans Gargantua, même si les formes différentes de l'essai, du roman et du drame lui donnent des accents divers. Car, sur le plan moral, la mesure peut être perçue de manière contradictoire. Assimilée à la modération ou à la tempérance (sophrosune), elle jouit, on l'a vu, de la faveur des stoïciens et Socrate en fait une des quatre vertus de la Cité idéale avec la sagesse, le courage et la justice qui toutes, en effet, doivent quelque chose à la mesure. Montaigne l'installe au cœur de ses Essais, plaignant les rois de leur sort, tant « il est difficile de garder mesure, à une puissance si démesurée » (III, VII), et les penseurs classiques font du "juste milieu" une des conditions de la bienséance nécessaire à la vie sociale.. La démesure, quant à elle, est une des formes de l'agapé de saint Paul, charité fervente qui répugne aux portions congrues du pharisaïsme. « Dieu a horreur des tièdes », prétend-on. On voit qu'il n'est pas si facile de départager ces positions. Les trois œuvres, en tout cas, devraient permettre d'éviter d'installer entre les notions de mesure et de démesure une dichotomie sommaire qui ignorerait leurs rapports nécessaires et la place relative que les idéologies dominantes donnent à l'une et à l'autre.

 

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