Suivant la définition des Stoïciens, la sagesse consiste à prendre la raison pour guide; la folie, au contraire, à obéir à ses passions;
mais, pour que la vie des hommes ne soit pas tout à fait triste et maussade, Jupiter leur a donné bien plus de passions que de raison.
ÉRASME, Éloge de la folie.

 

  Qu'à l'intitulé classique de ce non moins classique sujet sur La passion, les concepteurs de notre programme aient préféré le titre de "monde des passions" n'est sans doute pas indifférent. On peut se demander, en effet, si l’ensemble discordant des passions peut se ranger dans l’unité d'un concept. N’est-il pas plus légitime d'évoquer les passions dans leur diversité et leur interaction, plutôt que dans une représentation unifiante qui nous condamnerait à faire subir le même sort à des passions que tout oppose, voire à ignorer les versants où chacune vient prêter à l'autre quelque chose de son énergie ? Il s'agit bien d'un monde en effet par ces échanges au cours desquels l'amour devient haine, la colère se change en pitié, l'orgueil se mêle à la honte. Pas de respect, note Hume, sans un mélange d’humilité et d’estime ou d’affection ; pas d’orgueil sans un mélange de mépris. La passion amoureuse se compose ordinairement du plaisir pris à la vue de la beauté, d’un appétit charnel et aussi d’amitié ou d’affection. Il est très manifeste qu’une relation étroite existe entre ces sentiments et que, par là, ils s’engendrent les uns les autres (Dissertation sur les passions, III). Ah! Ne puis-je savoir si j'aime ou si je hais ?, s'interroge par exemple Hermione au comble de l'égarement (Andromaque, V, 1). Diderot propose ainsi d'établir entre les passions une juste harmonie : Si l’espérance est balancée par la crainte, le point d’honneur par l’amour de la vie, le penchant au plaisir par l’intérêt de la santé, vous ne verrez ni libertins, ni téméraires, ni lâches (Pensées philosophiques). D'où ces tentatives variées dans l'histoire de la philosophie de réduire cette diversité à quelques passions génériques. Les onze passions primitives sont par exemple fédérées en deux catégories dans la perspective platonicienne et thomiste : le concupiscible (l’amour, la haine, le désir, l’aversion, la joie et la tristesse) et l’irascible (l’espoir, le désespoir, la crainte, l’audace et la colère). A partir de là, d'autres classements ont pu être proposés qu'Émile Durkheim évoque dans son Cours de philosophie :

 On a entendu par ce mot [passion] des phénomènes sensibles bien différents les uns des autres. Bossuet dans le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, mélange, sous le titre de passions, les inclinations et les émotions. Selon lui, il y a onze passions dont dix s'opposent deux à deux : l'amour, la haine - le désir, l'aversion - la joie, la tristesse - l'audace, la crainte - l'espérance, le désespoir - enfin, la colère. Toutes peuvent d'ailleurs, selon lui, se ramener à l'amour et à la haine, et la haine d'un objet n'étant que l'amour de son contraire, il n'y a pour lui qu'une seule passion : l'amour.
  Descartes a fait de son côté un Traité des passions. Il les ramène toutes lui aussi à une seule, l'admiration. [...]
  Spinoza, dans son
Éthique, a consacré un livre à l'étude des passions; mais de même que Bossuet il mélange aux passions proprement dites les inclinations et les émotions. Il y a pour lui deux passions primitives, la joie et l'amour.

  À quoi on pourrait ajouter la perspective sexualiste de Schopenhauer qui affirme que « toute passion, quelque apparence éthérée qu'elle se donne, a sa racine dans l'instinct sexuel, ou même n'est pas autre chose qu'un instinct sexuel plus nettement déterminé, spécialisé ou, au sens exact du mot, individualisé » (Métaphysique de l'amour). Propos que Freud n'a pas déniés, on s'en doute. Commençons donc par un travail définitionnel.
  Le mot passion provient du grec pathos via le latin patior. Ces deux radicaux nous renvoient à la souffrance (patience), et aussi à la passivité. Au sens classique, en effet, la passion désigne tous les phénomènes dans lesquels la volonté est devenue inopérante. C'est une affection violente et durable de la conscience, qui s'y installe et subordonne à sa loi toutes les autres inclinations. Descartes, dans Les Passions de l'âme, situe son origine dans un déséquilibre au sein des quatre humeurs qui vient perturber l'activité libre de la pensée. La passion regroupe ainsi pour lui « toutes les pensées [...] qui sont excitées dans l'âme sans le concours de sa volonté, et, par conséquent, sans aucune action qui vienne d’elle, par les seules impressions qui sont dans le cerveau, car tout ce qui n’est point action est passion » (Lettres à Elizabeth). Selon lui, des « esprits animaux », fluides qui parcourent les nerfs et transmettent les impressions sensorielles, font naître dans le cerveau, par leur agitation excessive, les impressions qui produisent des pensées involontaires, autrement dit des passions. L'enjeu est donc de maîtriser ces emportements qui constituent une entrave à la liberté humaine et entraînent tous les manquements au comportement moral. On se souvient comment chez Homère, c'est bien la colère d'Achille qui constitue l'enjeu de l'Iliade : quand le héros sait la dissiper en pleurant avec Priam, cette victoire seule sur sa passion révèle son vrai courage et sa liberté.
  La passion est pour cela une souffrance. « Il y a du supplice dans la passion, le mot l'indique » remarque Alain (Les arts et les dieux). L'individu peut se voir entraîner malgré lui dans des extrémités condamnables dont il a souvent une conscience très claire : en ce sens la raison elle-même est partie prenante, mobilisée dans tous les prétextes et les arguties qui sont de son ressort pour légitimer le trouble ravageur. La passion poursuit sa propre intensité comme une fin en soi et sait bien que sa condition de possibilité réside dans son ascèse. La tragédie grecque a vu ici le piège tendu aux humains par les dieux et mis en scène cette collusion de la faiblesse et de la volonté dans un entraînement inexorable subi en toute lucidité par le sujet : « Je vois le bien, je le convoite et c'est au mal que je m'abandonne », constate la Médée d'Ovide, comme le font Phèdre ou Oreste dans les tragédies de Racine : «  Je me livre en aveugle au destin qui m'entraîne » (Andromaque, I, 1). Cette souffrance librement consentie n'est pas loin de faire du passionné la victime héroïque de quelque prédestination, comme on le voit par exemple dans Manon Lescaut où Prévost offre de quoi excuser les dérèglements de Des Grieux : « S'il est vrai que les secours célestes sont à tous moments d'une force égale à celle des passions, qu'on m'explique donc par quel funeste ascendant on se trouve emporté tout d'un coup loin de son devoir, sans se trouver capable de la moindre résistance, et sans ressentir le moindre remords. » Les romans de Zola eux-mêmes, remplaçant ce fatum par le déterminisme du sang ou celui du milieu, ont conservé quelque chose de cette déculpabilisation.
  On parle à ce titre de crime passionnel et nous entendons aujourd'hui cette expression dans le seul domaine amoureux. Au sens moderne, depuis Ronsard, le terme de passion prend en effet le sens plus précis de "souffrance torturante provoquée par l'amour". C'est une inclination exclusive vers un objet, un état affectif durable et violent qui envahit l'esprit et peut pousser au crime. Cet objet peut être l'or, bien sûr, ou le pouvoir (libido dominandi), ou même la connaissance (libido sciendi), mais plus couramment, dans le domaine qui nous occupe en tout cas, il s'agit du désir de fusion qui nous pousse vers les créatures (libido sentiendi). Cette faim de possession charnelle, les Classiques l'ont analysée sous le nom de concupiscence : « N’entendez par ce mot aucune passion particulière, dit Bossuet, mais plutôt toutes les passions assemblées, que l’Écriture a coutume d’appeler d’un nom général la concupiscence et la chair. Mais définissons en un mot la concupiscence, et disons avec le grand Augustin : la concupiscence, c’est un attrait qui nous fait incliner à la créature au préjudice du Créateur, qui nous pousse aux choses sensibles au préjudice des biens éternels » (Sermon de Pâques, 1654). L'amour-passion trouve pourtant à se sublimer, par exemple dans celui que célèbrent le platonisme et la tradition courtoise, dont l'objet dépasse la satisfaction charnelle pour ne plus viser que l'élan de l'âme vers son accomplissement spirituel. Du  Roman de Tristan à L'Amour fou, la littérature magnifie l'ascèse douloureuse de l'abolition de soi dans le culte de l'être aimé. Tous les feux dévorants de la passion portent alors à l'incandescence cette forme suprême de l'amour dont la mesure a été donnée pour les mystiques par Bernard de Clairvaux : « La mesure de l'amour de Dieu, c'est de l'aimer sans mesure ».

 

  Les excès de la passion, dans leurs dangers comme dans leur noblesse, n'ont cessé de diviser les moralistes et il nous sera difficile d'échapper à cette dichotomie. Dans sa quête de la sagesse, toute faite de tempérance, la philosophie antique considère d'abord la passion comme l’une des grandes maladies de l’âme. Dans son allégorie de l'âme en  attelage ailé, Platon en fait le mauvais cheval, dominé par l'épithumia, siège des désirs matériels et charnels. Cicéron rappelle de son côté cette définition de Zénon : la passion est un ébranlement de l’âme opposé à la droite raison et contre la nature. « Voilà, renchérit Epictète, ce qui amène les troubles, les agitations, les infortunes, les calamités, les chagrins, les lamentations, la malignité; ce qui rend envieux, jaloux, passions qui empêchent même de prêter l’oreille à la raison. » (Entretiens). Les Stoïciens voient en effet dans la passion une perversion de la raison qui incite à la démesure (hubris), et asservit l'âme aux biens fallacieux qui nous viennent de l'extérieur : la crainte de la maladie ou de la mort, la soif de l'argent ou du pouvoir, le désir de chair et de gloire. La sage apprendra donc à se méfier de ces mensonges et se contenter de l'indispensable (meden agan : rien de trop). Chez les Épicuriens, la critique des passions porte sur les mêmes griefs : le bien suprême étant l'absence de troubles (ataraxie), la passion se trouve mise au rang des grandes perturbatrices :

  Il est doux d’assister aux grandes luttes de la guerre, de suivre les batailles rangées dans les plaines, sans prendre sa part du danger. Mais la plus grande douceur est d’occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d’où s’aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent çà et là en cherchant au hasard le chemin de la vie, qui luttent de génie ou se disputent la gloire de la naissance, qui s’épuisent en efforts de jour et de nuit pour s’élever au faîte des richesses ou s’emparer du pouvoir. O misérables esprits des hommes, ô cœurs aveugles ! Dans quelles ténèbres, parmi quels dangers, se consume ce peu d’instants qu’est la vie ! Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien d’autre qu’un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d’inquiétude et de crainte ? (Lucrèce, De Natura rerum, II).

   Les penseurs classiques ont dénoncé aussi les égarements de la passion. Ils l'opposent de manière systématique à la Raison, remède souverain assurant mesure et maîtrise de soi. Ils s'emploient, comme Malebranche, à instruire une véritable pathologie de l'imagination enflammée par la passion, ou se résignent, comme Pascal, à en observer les excès comme autant de preuves de la faiblesse de l'homme et de son discours. Chez Spinoza, dans les relations entre les trois passions fondamentales - le désir, la joie et la tristesse - ce n'est pas la volonté, mais la connaissance qui assurera leur maîtrise. Ainsi comprise, la passion perd de son empire sur l'individu : « Une affection qui est une passion cesse d’être une passion, sitôt que nous nous en formons une idée claire et distincte. [...] Une affection est d’autant plus en notre pouvoir, et l’âme en pâtit d’autant moins, que cette affection nous est plus connue » (Éthique). Imprégnés des leçons de la Bible, les Classiques retiennent surtout son caractère exclusif, ce signe évident de la malédiction dans laquelle nous a plongés la Faute originelle :

 En un mot, la mortalité introduite par le péché a attiré sur le genre humain cette inondation de maux, cette suite infinie de misères d’où naissent les agitations et les troubles des passions qui nous tourmentent, nous trompent, nous aveuglent. Nous qui dans notre innocence devions être semblables aux anges de Dieu, sommes devenus comme les bêtes, et, comme disait David, nous avons perdu le premier honneur de notre nature. [...] Répétons une et deux fois ce verset avec le Psalmiste. Nous ne saurions trop déplorer les misères et les passions insensées où nous jette notre corps mortel ; et tout ce qui y attache, comme fait l’amour du plaisir des sens, nous fait aimer la source de nos maux et nous attache à l’état de servitude où nous sommes. (Bossuet, Traité de la concupiscence, III, 1694).

  Plus tard, l'esprit des Lumières, entonnant l'éloge du philosophe, exalte à son tour les vertus qui font l'honnête homme, modèle de mesure et de sociabilité. Dumarsais peut conclure ainsi son article "Philosophe" de l'Encyclopédie : « Plus vous trouverez de raison dans un homme, plus vous trouverez en lui de probité. Au contraire, où règnent le fanatisme et la superstition, règnent les passions et l’emportement. Le tempérament du philosophe, c’est d’agir par esprit d’ordre ou par raison. » Voltaire ne dit pas autre chose dans sa lutte passionnée contre la passion du fanatisme, dont il traque les signes cliniques afin de « rogner les griffes et limer les dents du monstre ». Mais lui-même donne autant de raisons de se déprendre de toute conviction, tant son esprit de tolérance s'anime d'intolérance : chaque idée ne menace-t-elle pas de devenir une passion, pour peu qu'on y mette un peu de flamme sinon d'hystérie ? Peut-on donc uniformément condamner toute passion sous prétexte qu'elle peut nous égarer ? Le bon cheval de l'attelage de Platon est lui-même mû par l'énergie du thumos, principe vital de l'âme capable d'insuffler sa fougue aux plus nobles causes. Devançant la pensée de Hegel, Helvétius voit déjà dans la passion le moteur même de l'Histoire et le caractère des grands hommes : « Détruisez dans un homme la passion qui l’anime, vous le privez au même instant de toutes les lumières. Il semble que la chevelure de Samson soit à cet égard l’emblème des passions : cette chevelure est-elle coupée, Samson n’est plus qu’un homme ordinaire.» (De l'Esprit).
  Il appartenait aux Romantiques de poursuivre cette œuvre de réhabilitation pour faire de la passion la grande auxiliaire du génie. Dans ce vague des passions qui caractérise le premier Romantisme, l'énergie qui anime l'être est le signe de sa différence, voire de son élection, dans une société ventrue assise sur son conformisme. Apôtre de ce qu'il nomme l'attraction passionnelle, Charles Fourier, comme en écho au Calliclès du Gorgias, considère que le bonheur consiste à avoir le plus de passions possibles et à les satisfaire toutes :

 Étudions donc les moyens de développer et non de réprimer les passions. Trois mille ans ont été sottement perdus à des essais de théories répressives, il est temps de faire volte-face en politique sociale, et de reconnaître que le créateur des passions en savait plus sur cette matière que Platon ou Caton ; que Dieu fit bien tout ce qu’il fit; que s’il avait cru nos passions nuisibles et non susceptibles d’équilibre général, il ne les aurait pas créées, et que la raison humaine, au lieu de critiquer ces puissances invincibles qu’on nomme passions, aurait fait plus sagement d’en étudier les lois dans la synthèse de l’Attraction. (Traité de l'Harmonie universelle, III).

  Cette reconnaissance de la passion comme motrice d'action s'accomplit dans la pensée de Hegel. Loin de  s'accompagner de passivité, la passion telle qu'il l'entend est une tension spirituelle absorbant le sujet tout entier. Telle est la caractéristique de l'homme historique, que la Raison universelle a choisi pour se réaliser dans le monde : « L’homme qui produit quelque chose de valable y met toute son énergie. Il n’est pas assez sobre pour vouloir ceci ou cela ; il ne se disperse pas dans une multitude d’objectifs, mais il est totalement dévoué à la fin qui est sa véritable grande fin. La passion est l’énergie de cette fin et la détermination de cette volonté. C’est un penchant presque animal qui pousse l’homme à concentrer son énergie sur un seul objet. Cette passion est aussi ce que nous appelons enthousiasme » (La Raison dans l’histoire). Avec Hegel, puis Nietzsche, la passion change donc de camp sur le territoire de la morale et, débarrassée des préventions que le rationalisme ou la morale chrétienne faisaient peser sur elle, elle peut signaler les personnalités d'exception. Si, comme le dit Hegel, « rien de grand ne s’est accompli sans passion », celle-ci peut et doit être utilisée.
  L'absence de passion serait peut-être même plus condamnable, comme le soutient Hannah Arendt, selon qui, en face d’événements insupportables, « ce ne sont pas la fureur et la violence, mais leur absence évidente, qui devient le signe le plus clair de la déshumanisation ». Dans de telles circonstances, la seule réponse appropriée serait celle de la révolte et de l’indignation : alors « la fureur, et la violence dont elle s'accompagne parfois – mais pas toujours -, font partie des émotions humaines « naturelles », et vouloir en guérir l'homme n'aboutirait qu'à le déshumaniser ou le déviriliser. [...] Pour réagir de façon raisonnable, il faut en premier lieu avoir été touché par l'émotion ; et ce qui s'oppose à l' émotionnel, ce n'est en aucune façon le rationnel, quel que soit le sens du terme, mais bien l'insensibilité, qui est fréquemment un phénomène pathologique, ou encore la sentimentalité, qui représente une perversion du sentiment. La fureur et la violence ne deviennent irrationnelles qu'à l'instant où elles s'en prennent à des leurres.» (Sur la violence).
  Ce sont ces leurres qu'il faudra donc examiner avant de déterminer la nocivité de telle ou telle passion, c'est-à-dire son objet et la nature de la ferveur qu'elle engendre. Mais, comme le dit Durkheim, pour qu'une activité soit vraiment productrice, il faut qu'elle soit émue par la passion. Pour faire une œuvre vivante, il faut se passionner pour elle : artistes, écrivains ne réussissent qu'en se passionnant pour leur objet. Passionné jusqu'à la névrose, l'infatigable architecte de La Comédie humaine fait reposer son édifice sur une peinture lucide et complice de toutes les passions qui animent les hommes. Que notre programme le fasse voisiner avec cet autre analyste qu'est Racine nous permettra peut-être de décider à quelles conditions la passion est ce ferment indispensable sans lequel on ne fait rien de grand.

 

Bibliographie :

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