L'ANIMAL ET L'HOMME 
TEXTES

 

 

René DESCARTES
Les animaux-machines

 

  [...] qu'a-t-on besoin d'autre chose pour expliquer la nutrition et la production des diverses humeurs qui sont dans le corps, sinon de dire que la force dont le sang, en se raréfiant, passe du cœur vers les extrémités des artères, fait que quelques-unes de ses parties s'arrêtent entre celles des membres où elles se trouvent, et y prennent la place de quelques autres qu'elles en chassent, et que, selon la situation ou la figure ou la petitesse des pores qu'elles rencontrent, les unes se vont rendre en certains lieux plutôt que les autres, en même façon que chacun peut avoir vu divers cribles, qui, étant diversement percés, servent à séparer divers grains les uns des autres ? Et enfin, ce qu'il y a de plus remarquable en tout ceci, c'est la génération des esprits animaux, qui sont comme un vent très subtil, ou plutôt comme une flamme très pure et très vive, qui, montant continuellement en grande abondance du cœur dans le cerveau, se va rendre de là par les nerfs dans les muscles, et donne le mouvement à tous les membres; sans qu'il faille imaginer d'autre cause qui fasse que les parties du sang qui, étant les plus agitées et les plus pénétrantes, sont les plus propres à composer ces esprits, se vont rendre plutôt vers le cerveau que vers ailleurs, sinon que les artères qui les y portent sont celles qui viennent du cœur le plus en ligne droite de toutes, et que, selon les règles des mécaniques, qui sont les mêmes que celles de la nature, lorsque plusieurs choses tendent ensemble à se mouvoir vers un même côté où il n'y a pas assez de place pour toutes, ainsi que les parties du sang qui sortent de la concavité gauche du cœur tendent vers le cerveau, les plus faibles et moins agitées en doivent être détournées par les plus fortes, qui par ce moyen s'y vont rendre seules.
  J'avais expliqué assez particulièrement toutes ces choses dans le traité que j'avais eu ci-devant dessein de publier. Et ensuite j'y avais montré quelle doit être la fabrique des nerfs et des muscles du corps humain, pour faire que les esprits animaux étant dedans aient la force de mouvoir ses membres, ainsi qu'on voit que les têtes, un peu après être coupées, se remuent encore et mordent la terre nonobstant qu'elles ne soient plus animées; quels changements se doivent faire dans le cerveau pour causer la veille, et le sommeil, et les songes; comment la lumière, les sons, les odeurs, les goûts, la chaleur, et toutes les autres qualités des objets extérieurs y peuvent imprimer diverses idées, par l'entremise des sens; comment la faim, la soif, et les autres passions intérieures y peuvent aussi envoyer les leurs; ce qui doit y être pris pour le sens commun où ces idées sont reçues, pour la mémoire qui les conserve, et pour la fantaisie qui les peut diversement changer et en composer de nouvelles, et, par même moyen, distribuant les esprits animaux dans les muscles, faire mouvoir les membres de ce corps en autant de diverses façons, et autant à propos des objets qui se présentent à ses sens et des passions intérieures qui sont en lui, que les nôtres se puissent mouvoir sans que la volonté les conduise : ce qui ne semblera nullement étrange à ceux qui, sachant combien de divers automates, ou machines mouvantes, l'industrie des hommes peut faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des veines, et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de chaque animal, considéreront ce corps comme une machine, qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée et a en soi des mouvements plus admirables qu'aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes. Et je m'étais ici particulièrement arrêté à faire voir que s'il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure extérieure d'un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous n'aurions aucun moyen pour reconnaître qu'elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux; au lieu que s'il y en avait qui eussent 1a ressemblance de nos corps, et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu'elles ne seraient point pour cela de vrais hommes : dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles ni d'autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées : car on peut bien concevoir qu'une machine soit tellement faite qu'elle profère des paroles, et même qu'elle en profère quelques-unes à propos des actions corporelles qui causeront quelque changement en ses organes, comme, si on la touche en quelque endroit, qu'elle demande ce qu'on lui veut dire; si en un autre, qu'elle crie qu'on lui fait mal, et choses semblables; mais non pas qu'elle les arrange diversement pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second est que, bien qu'elles fissent plusieurs choses aussi bien ou peut-être mieux qu'aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu'elles n'agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes : car, au lieu que la raison est un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière; d'où vient qu'il est moralement impossible qu'il y en ait assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie de même façon que notre raison nous fait agir. Or, par ces deux mêmes moyens, on peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes. Car c'est une chose bien remarquable qu'il n'y a point d'hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu'ils ne soient capables d'arranger ensemble diverses paroles, et d'en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées; et qu'au contraire il n'y a point d'autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu'il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n'arrive pas de ce qu'ils ont faute d'organes : car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c'est-à-dire en témoignant qu'ils pensent ce qu'ils lisent; au lieu que les hommes qui étant nés sourds et muets sont privés des organes qui servent aux autres pour parler,- autant ou plus que les bêtes, ont coutume d'inventer d'eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui étant ordinairement avec eux ont loisir d'apprendre leur langue Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout : car on voit qu'il n'en faut que fort peu pour savoir parler; et d'autant qu'on remarque de l'inégalité entre les animaux d'une même espèce, aussi bien qu'entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n'est pas croyable qu'un singe ou un perroquet qui serait des plus parfaits de son espèce n'égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé, si leur âme n'était d'une nature toute différente de la nôtre. Et on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels, qui témoignent les passions, et peuvent être imités par des machines aussi bien que par les animaux; ni penser, comme quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n'entendions pas leur langage. Car s'il était vrai, puisqu'elles ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourraient aussi bien se faire entendre à nous qu'à leurs semblables. C'est aussi une chose fort remarquable que, bien qu'il y ait plusieurs animaux qui témoignent plus d'industrie que nous en quelques-unes de leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n'en témoignent point du tout en beaucoup d'autres : de façon que ce qu'ils font mieux que nous ne prouve pas qu'ils ont de l'esprit, car à ce compte ils en auraient plus qu'aucun de nous et feraient mieux en toute autre chose; mais plutôt qu'ils n'en ont point, et que c'est la nature qui agit en eux selon la disposition de leurs organes : ainsi qu'on voit qu'un horloge, qui n'est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps plus justement que nous avec toute notre prudence.
  J'avais décrit après cela l'âme raisonnable, et fait voir qu'elle ne peut aucunement être tirée de la puissance de la matière, ainsi que les autres choses dont j'avais parlé, mais qu'elle doit expressément être créée; et comment il ne suffit pas qu'elle soit logée dans le corps humain, ainsi qu'un pilote en son navire, sinon peut-être pour mouvoir ses membres, mais qu'il est besoin qu'elle soit jointe et unie plus étroitement avec lui, pour avoir outre cela des sentiments et des appétits semblables aux nôtres, et ainsi composer un vrai homme. Au reste, je me suis ici un peu étendu sur le sujet de l'âme, à cause qu'il est des plus importants : car, après l'erreur de ceux qui nient Dieu, laquelle je pense avoir ci-dessus assez réfutée, il n'y en a point qui éloigne plutôt les esprits faibles du droit chemin de la vertu, que d'imaginer que l'âme des bêtes soit de même nature que la nôtre, et que par conséquent nous n'avons rien ni à craindre ni à espérer après cette vie, non plus que les mouches et les fourmis; au lieu que lorsqu'on sait combien elles diffèrent, on comprend beaucoup mieux les raisons qui prouvent que la nôtre est d'une nature entièrement indépendante du corps, et par conséquent qu'elle n'est point sujette à mourir avec lui; puis, d'autant qu'on ne voit point d'autres causes qui la détruisent, on est naturellement porté à juger de là qu'elle est immortelle.
René DESCARTES, Discours de la Méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences (1637), Ve partie.

 

CYRANO DE BERGERAC
Plaidoyer fait au Parlement des oiseaux, les Chambres assemblées, contre un animal accusé d’être homme

 

[Une perdrix nommée Guillemette la Charnue, blessée par la balle d’un chasseur, a demandé devant un tribunal réparation « à l’encontre du genre humain ».]

« Examinons donc, messieurs, les difficultés de ce procès avec toute la contention1 de laquelle nos divins esprits sont capables.
« Le nœud de l’affaire consiste à savoir si cet animal est homme et puis en cas que nous avérions qu’il le soit, si pour cela il mérite la mort.
« Pour moi, je ne fais point de difficultés qu’il ne le soit, premièrement, par un sentiment d’horreur dont nous nous sommes tous sentis saisis à sa vue sans en pouvoir dire la cause; secondement, en ce qu’il rit comme un fou; troisièmement, en ce qu’il pleure comme un sot; quatrièmement, en ce qu’il se mouche comme un vilain; cinquièmement, en ce qu’il est plumé comme un galeux; sixièmement, en ce qu’il a toujours une quantité de petits grès carrés dans la bouche qu’il n’a pas l’esprit de cracher ni d’avaler; septièmement, et pour conclusion, en ce qu’il lève en haut tous les matins ses yeux, son nez et son large bec, colle ses mains ouvertes la pointe au ciel plat contre plat, et n’en fait qu’une attachée, comme s’il s’ennuyait d’en avoir deux libres; se casse les deux jambes par la moitié, en sorte qu’il tombe sur ses gigots; puis avec des paroles magiques qu’il bourdonne, j’ai pris garde que ses jambes rompues se rattachent, et qu’il se relève après aussi gai qu’auparavant. Or, vous savez, messieurs, que de tous les animaux, il n’y a que l’homme seul dont l’âme soit assez noire pour s’adonner à la magie, et par conséquent celui-ci est homme. Il faut maintenant examiner si, pour être homme, il mérite la mort.
« Je pense, messieurs, qu’on n’a jamais révoqué en doute que toutes les créatures sont produites par notre commune mère, pour vivre en société. Or, si je prouve que l’homme semble n’être né que pour la rompre, ne prouverai-je pas qu’en allant contre la fin de sa création, il mérite que la nature se repente de son ouvrage ?
« La première et la plus fondamentale loi pour la manutention2 d’une république, c’est l’égalité; mais l’homme ne la saurait endurer éternellement : il se rue sur nous pour nous manger; il se fait accroire que nous n’avons été faits que pour lui; il prend, pour argument de sa supériorité prétendue, la barbarie avec laquelle il nous massacre, et le peu de résistance qu’il trouve à forcer notre faiblesse, et ne veut pas cependant avouer à ses maîtres, les aigles, les condors, et les griffons, par qui les plus robustes d’entre eux sont surmontés.
« Mais pourquoi cette grandeur et disposition de membres marquerait-elle diversité d’espèce, puisque entre eux-mêmes il se rencontre des nains et des géants ?
« Encore est-ce un droit imaginaire que cet empire dont ils se flattent; ils sont au contraire si enclins à la servitude, que de peur de manquer à servir, ils se vendent les uns aux autres leur liberté. C’est ainsi que les jeunes sont esclaves des vieux, les pauvres des riches, les paysans des gentilshommes, les princes des monarques, et les monarques mêmes des lois qu’ils ont établies. Mais avec tout cela ces pauvres serfs ont si peur de manquer de maîtres, que comme s’ils appréhendaient que la liberté ne leur vînt de quelque endroit non attendu, ils se forgent des dieux de toutes parts, dans l’eau, dans l’air, dans le feu, sous la terre.
CYRANO de BERGERAC, Histoire comique des États et Empires du Soleil, 1662.

1. contention : effort, application.
2. manutention : maintien.

 

LA ROCHEFOUCAULD
Du rapport des hommes avec les animaux

 

  Il y a autant de diverses espèces d'hommes qu'il y a de diverses espèces d'animaux, et les hommes sont, à l'égard des autres hommes, ce que les différentes espèces d'animaux sont entre elles et à l'égard les unes des autres.
 Combien y a-t-il d'hommes qui vivent du sang et de la vie des innocents; les uns comme des tigres, toujours farouches et toujours cruels; d'autres comme des lions, en gardant quelque apparence de générosité; d'autres comme des ours, grossiers et avides; d'autres comme des loups, ravissants et impitoyables; d'autres comme des renards, qui vivent d'industrie et dont le métier est de tromper !
 Combien y a-t-il d'hommes qui ont du rapport aux chiens ! Ils détruisent leur espèce; ils chassent pour le plaisir de celui qui les nourrit; les uns suivent toujours leur maître, les autres gardent sa maison. Il y a des lévriers d'attache, qui vivent de leur valeur, qui se destinent à la guerre, et qui ont de la noblesse dans leur courage; il y a des dogues acharnés, qui n'ont de qualités que la fureur; il y a des chiens, plus ou moins inutiles, qui aboient souvent et qui mordent quelquefois; il y a même des chiens de jardinier. Il y a des singes et des guenons qui plaisent par leurs manières, qui ont de l'esprit, et qui font toujours du mal. Il y a des paons qui n'ont que de la beauté, qui déplaisent par leur chant, et qui détruisent les lieux qu'ils habitent.
  Il y a des oiseaux qui ne sont recommandables que par leur ramage et par leurs couleurs. Combien de perroquets, qui parlent sans cesse, et qui n'entendent jamais ce qu'ils disent; combien de pies et de corneilles, qui ne s'apprivoisent que pour dérober; combien d'oiseaux de proie, qui ne vivent que de rapines; combien d'espèces d'animaux paisibles et tranquilles, qui ne servent qu'à nourrir d'autres animaux !
  Il y a des chats, toujours au guet, malicieux et infidèles, et qui font patte de velours; il y a des vipères, dont la langue est venimeuse, et dont le reste est utile; il y a des araignées, des mouches, des punaises et des puces, qui sont toujours incommodes et insupportables; il y a des crapauds, qui font horreur, et qui n'ont que du venin; il y a des hiboux, qui craignent la lumière. Combien d'animaux qui vivent sous terre pour se conserver ! Combien de chevaux, qu'on emploie à tant d'usages, et qu'on abandonne quand ils ne servent plus; combien de bœufs qui travaillent toute leur vie, pour enrichir celui qui leur impose le joug; de cigales qui passent leur vie à chanter; de lièvres qui ont peur de tout; de lapins qui s'épouvantent et se rassurent en un moment; de pourceaux, qui vivent dans la crapule et dans l'ordure; de canards privés, qui trahissent leurs semblables, et les attirent dans les filets, de corbeaux et de vautours, qui ne vivent que de pourriture et de corps morts ! Combien d'oiseaux passagers, qui vont si souvent d'un bout du monde à l'autre, et qui s'exposent à tant de périls, pour chercher à vivre ! Combien d'hirondelles, qui suivent toujours le beau temps; de hannetons, inconsidérés et sans dessein; de papillons, qui cherchent le feu qui les brûle ! Combien d'abeilles, qui respectent leur chef, et qui se maintiennent avec tant de règle et d'industrie ! Combien de frelons, vagabonds et fainéants, qui cherchent à s'établir aux dépens des abeilles ! Combien de fourmis, dont la prévoyance et l'économie soulagent tous leurs besoins ! Combien de crocodiles, qui feignent de se plaindre pour dévorer ceux qui sont touchés de leur plainte ! Et combien d'animaux qui sont assujettis parce qu'ils ignorent leur force !
  Toutes ces qualités se trouvent dans l'homme, et il exerce, à l'égard des autres hommes, tout ce que les animaux dont on vient de parler exercent entre eux.
LA ROCHEFOUCAULD, Réflexions diverses, 11 (1731)

 

FÉNELON
Il vaut mieux être cochon que héros

 

[Fénelon s'inspire ici du traité de Plutarque Que les bêtes usent de raison (Moralia).]

  Lorsque Ulysse délivra ses compagnons, et qu'il contraignit Circé de leur rendre leur première forme, chacun d'eux fut dépouillé de la figure d'un animal, dont Circé l'avait revêtu par l'enchantement de sa verge d'or. Il n'y eut que Grillus, qui était devenu pourceau, et qui ne put jamais se résoudre à redevenir homme. Ulysse employa inutilement toute son éloquence pour lui persuader qu'il devait rentrer dans son premier état. Plutarque a parlé de cette fable, et j'ai cru que c'était un sujet propre à faire un dialogue pour montrer que les hommes seraient pires que les bêtes, si la solide philosophie et la vraie religion ne les soutenaient.

— Ulysse
N'êtes-vous pas bien aise, mon cher Grillus, de me revoir, et d'être en état de reprendre votre ancienne forme ?
— Grillus
Je suis bien aise de vous voir, favori de Minerve ; mais, pour le changement de forme, vous m'en dispenserez, s'il vous plaît.
— Ulysse
Hélas ! mon pauvre enfant, savez-vous bien comment vous êtes fait ? Assurément vous n'avez point la taille belle ; un gros corps courbé vers la terre, de longues oreilles pendantes, de petits yeux à peine entrouverts, un groin horrible, une physionomie très désavantageuse, un vilain poil grossier et hérissé. Enfin vous êtes une hideuse personne ; je vous l'apprends si vous ne le savez pas. Si peu que vous ayez de cœur, vous vous trouverez trop heureux de redevenir homme.
— Grillus
Vous avez beau dire, je n'en ferai rien, le métier de cochon est bien plus joli. Il est vrai que ma figure n'est pas fort élégante ; mais j'en serai quitte pour ne me regarder jamais au miroir. Aussi bien, de l'humeur dont je suis depuis quelque temps, je n'ai guère à craindre de me mirer dans l'eau, et de m'y reprocher ma laideur : j'aime mieux un bourbier qu'une claire fontaine.
— Ulysse
Cette saleté ne vous fait-elle point horreur ? vous ne vivez que d'ordure ; vous vous vautrez dans des lieux infects ; vous êtes toujours puant à faire bondir le cœur.
— Grillus
Qu'importe ? Tout dépend du goût. Cette odeur et plus douce pour moi que celle de l'ambre, et cette ordure est du nectar pour moi.
— Ulysse
J'en rougis pour vous. Est-il possible que vous ayez sitôt oublié tout ce que l'humanité a de noble et d'avantageux ?
— Grillus
Ne me parlez plus de l'humanité ; sa noblesse n'est qu'imaginaire ; tous ses maux sont réels, et ses biens ne sont qu'en idée. J'ai un corps sale et couvert d'un poil hérissé, mais je n'ai plus besoin d'habits ; et vous seriez plus heureux dans vos tristes aventures, si vous aviez le corps aussi velu que moi, pour vous passer de vêtements. Je trouve partout ma nourriture, jusque dans les lieux les moins enviés. Les procès et les guerres, et tous les autres embarras de la vie, ne sont plus rien pour moi. Il ne me faut ni cuisinier, ni barbier, ni tailleur, ni architecte. Me voilà libre et content à peu de frais. Pourquoi me rengager dans les besoins des hommes ?
— Ulysse
Il est vrai que l'homme a de grands besoins ; mais les arts qu'il a inventés pour satisfaire à ses besoins se tournent à sa gloire et font ses délices.
— Grillus
Il est plus simple et plus sûr d'être exempt de tous ces besoins que d'avoir les moyens les plus merveilleux d'y remédier. Il vaut mieux jouir d'une santé parfaite, sans aucune science de la médecine, que d'être toujours malade avec d'excellents remèdes pour se guérir.
— Ulysse
Mais, mon cher Grillus, vous ne comptez donc plus pour rien l'éloquence, la poésie, la musique, la science des astres et du monde entier, celle des figures et des nombres ? Avez-vous renoncé à notre chère patrie, aux sacrifices, aux festins, aux jeux, aux danses, aux combats, et aux couronnes qui servent de prix aux vainqueurs ? Répondez.
— Grillus
Mon tempérament de cochon est si heureux qu'il me met au-dessus de toutes ces belles choses. J'aime mieux groignonner, que d'être aussi éloquent que vous. Ce qui me dégoûte de l'éloquence, c'est que la vôtre même, qui égale celle de Mercure, ne me persuade ni ne me touche. Je ne veux persuader personne ; je n'ai que faire d'être persuadé. Je suis aussi peu curieux de vers que de prose ; tout cela est devenu viande creuse pour moi. Pour les combats du ceste, de la lutte et des chariots, je les laisse volontiers à ceux qui sont passionnés pour une couronne, comme les enfants pour leurs jouets : je ne suis plus assez dispos pour remporter le prix ; et je ne l'envierai point à un autre moins chargé de lard et de graisse. Pour la musique, j'en ai perdu le goût, et le goût décide de tout ; le goût qui vous y attache m'en a détaché ; n'en parlons plus. Retournez à Ithaque ; la patrie d'un cochon se trouve partout où il y a du gland. Allez, régnez, revoyez Pénélope, punissez ses amants : pour moi, ma Pénélope est la truie qui est ici près ; je règne dans mon étable, et rien ne trouble mon empire. Beaucoup de rois dans des palais dorés ne peuvent atteindre à mon bonheur ; on les nomme fainéants et indignes du trône, quand ils veulent régner comme moi, sans se mettre à la géhenne, et sans tourmenter tout le genre humain.
— Ulysse
Vous ne songez pas qu'un cochon est à la merci des hommes, et qu'on ne l'engraisse que pour l'égorger. Avec ce beau raisonnement vous finirez bientôt votre destinée. Les hommes, au rang desquels vous ne voulez pas être, mangeront votre lard, vos boudins et vos jambons.
— Grillus
Il est vrai que c'est le danger de ma profession ; mais la vôtre n'a-t-elle pas aussi ses périls et ses alarmes ? Je m'expose à la mort par une vie douce dont la volupté est réelle et présente ; vous vous exposez de même à une mort prompte par une vie malheureuse, et pour une gloire chimérique. Je conclus qu'il vaut mieux être cochon que héros. Apollon lui-même, dût-il chanter un jour vos victoires, son chant ne vous guérirait point de vos peines, et ne vous garantirait point de la mort. Le régime d'un cochon vaut mieux.
— Ulysse
Vous êtes donc assez insensé et assez abruti pour mépriser la sagesse, qui égale presque les hommes aux dieux ?
— Grillus
Au contraire, c'est par sagesse que je méprise les hommes. C'est une impiété de croire qu'ils ressemblent aux dieux, puisqu'ils sont aveugles, injustes, trompeurs, malfaisants, malheureux et dignes de l'être, armés cruellement les uns contre les autres, et autant ennemis d'eux-mêmes que de leurs voisins. A quoi aboutit cette sagesse que l'on vante tant ? elle ne redresse point les mœurs des hommes ; elle ne se tourne qu'à flatter et à contenter leurs passions. Ne vaudrait-il pas mieux n'avoir point de raison, que d'en avoir pour exécuter et pour autoriser les choses les plus déraisonnables ? Ah ! ne me parlez plus de l'homme ! C'est le plus injuste, et par conséquent le plus déraisonnable de tous les animaux. Sans flatter notre espèce, un cochon est une assez bonne personne : il ne fait ni fausse monnaie ni faux contrats ; il ne se parjure jamais ; il n'a ni avarice ni ambition ; la gloire ne lui fait point faire de conquête injuste ; il est ingénu et sans malice ; sa vie se passe à boire, manger et dormir. Si tout le monde lui ressemblait, tout le monde dormirait aussi dans un profond repos, et vous ne seriez pas ici ; Pâris n'aurait jamais enlevé Hélène ; les Grecs n'auraient point renversé la superbe ville de Troie après un siège de dix ans ; vous n'auriez point erré sur mer et sur terre au gré de la fortune, et vous n'auriez pas besoin de conquérir votre propre royaume. Ne me parlez donc plus de raison ; car les hommes n'ont que de la folie. Ne vaut-il pas mieux être bête que méchant fou ?
— Ulysse
J'avoue que je ne puis assez m'étonner de votre stupidité.
— Grillus
Belle merveille, qu'un cochon soit stupide ! Chacun doit garder son caractère. Vous gardez le vôtre d'homme inquiet, éloquent, impérieux, plein d'artifice, et perturbateur du repos public. La nation à laquelle je suis incorporé est modeste, silencieuse, ennemie de la subtilité et des beaux discours : elle va, sans raisonner, tout droit au plaisir.
— Ulysse
Du moins, vous ne sauriez désavouer que l'immortalité réservée aux hommes n'élève infiniment leur condition au-dessus de celle des bêtes. Je suis effrayé de l'aveuglement de Grillus, quand je songe qu'il compte pour rien les délices des champs Elysées, où les hommes sages vivent heureux après leur mort.
— Grillus
Arrêtez, s'il vous plaît. Je ne suis pas encore tellement cochon, que je renonçasse à être homme, si vous me montriez dans l'homme une immortalité véritable : mais pour n'être qu'une ombre vaine après ma mort, et encore une ombre plaintive, qui regrette jusque dans les champs Elysées avec lâcheté les misérables plaisirs de ce monde, j'avoue que cette ombre d'immortalité ne vaut pas la peine de se contraindre. Achille, dans les champs Elysées, joue au palet sur l'herbe ; mais il donnerait toute sa gloire, qui n'est plus qu'un songe, pour être l'infâme Thersite au nombre des vivants. Cet Achille, si désabusé de la gloire et de la vertu, n'est plus qu'un fantôme ; ce n'est plus lui-même : on n'y reconnaît plus ni son courage ni ses sentiments ; c'est un je-ne-sais-quoi, qui ne reste de lui que pour le déshonorer. Cette ombre vaine n'est non plus Achille, que la mienne n'est mon corps. N'espérez donc pas, éloquent Ulysse, m'éblouir par une fausse apparence d'immortalité. Je veux quelque chose de plus réel, faute de quoi, je persiste dans la secte brutale que j'ai embrassée. Montrez-moi que l'homme a en lui quelque chose de plus noble que son corps, et qui est exempt de la corruption ; montrez-moi que ce qui pense en l'homme n'est point le corps, et subsiste toujours après que cette machine grossière est déconcertée ; en un mot, faites voir que ce qui reste de l'homme après cette vie est un être véritable et véritablement heureux, établissez que les dieux ne sont point injustes, et qu'il y a au-delà de cette vie une solide récompense pour la vertu toujours souffrante ici-bas : aussitôt, divin fils de Laerte, je cours après vous au travers des dangers ; je sors content de l'étable de Circé ; je ne suis plus cochon, je redeviens homme, et homme en garde contre tous les plaisirs. Par tout autre chemin, vous ne me conduirez jamais à votre but. J'aime mieux n'être que cochon gros et gras, content de mon ordure, que d'être homme faible, vain, léger, malin, trompeur et injuste, qui n'espère d'être après sa mort qu'une ombre triste et un fantôme mécontent de sa condition.
FÉNELON, Dialogues des Morts (1712).

 

VOLTAIRE
Bêtes

 Quelle pitié, quelle pauvreté, d’avoir dit que les bêtes sont des machines privées de connaissance et de sentiment, qui font toujours leurs opérations de la même manière, qui n’apprennent rien, ne perfectionnent rien, etc. !
 Quoi ! cet oiseau qui fait son nid en demi-cercle quand il l’attache à un mur, qui le bâtit en quart de cercle quand il est dans un angle, et en cercle sur un arbre ; cet oiseau fait tout de la même façon ? Ce chien de chasse que tu as discipliné pendant trois mois n’en sait-il pas plus au bout de ce temps qu’il n’en savait avant les leçons ? Le serin à qui tu apprends un air le répète-t-il dans l’instant ? n’emploies-tu pas un temps considérable à l’enseigner ? n’as-tu pas vu qu’il se méprend et qu’il se corrige ?
 Est-ce parce que je te parle que tu juges que j’ai du sentiment, de la mémoire, des idées ? Eh bien ! je ne te parle pas ; tu me vois entrer chez moi l’air affligé, chercher un papier avec inquiétude, ouvrir le bureau où je me souviens de l’avoir enfermé, le trouver, le lire avec joie. Tu juges que j’ai éprouvé le sentiment de l’affliction et celui du plaisir, que j’ai de la mémoire et de la connaissance.
 Porte donc le même jugement sur ce chien qui a perdu son maître, qui l’a cherché dans tous les chemins avec des cris douloureux, qui entre dans la maison, agité, inquiet, qui descend, qui monte, qui va de chambre en chambre, qui trouve enfin dans son cabinet le maître qu’il aime, et qui lui témoigne sa joie par la douceur de ses cris, par ses sauts, par ses caresses.
 Des barbares saisissent ce chien, qui l’emporte si prodigieusement sur l’homme en amitié ; ils le clouent sur une table, et ils le dissèquent vivant pour te montrer les veines mésaraïques . Tu découvres dans lui tous les mêmes organes de sentiment qui sont dans toi. Réponds-moi, machiniste, la nature a-t-elle arrangé tous les ressorts du sentiment dans cet animal, afin qu’il ne sente pas ? a-t-il des nerfs pour être impassible ? Ne suppose point cette impertinente contradiction dans la nature.
VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique (1764)

 

VOLTAIRE
Du temps que les bêtes parlaient

 

  Il y avait longtemps que l’incomparable Formosante s’était allée coucher. Elle avait fait placer à côté de son lit un petit oranger, dans une caisse d’argent, pour y faire reposer son oiseau. Ses rideaux étaient fermés; mais elle n’avait nulle envie de dormir : son cœur et son imagination étaient trop éveillés... Le charmant inconnu était devant ses yeux; elle le voyait tirant une flèche avec l’arc de Nembrod; elle le contemplait coupant la tête du lion; elle récitait son madrigal; enfin elle le voyait s’échapper de la foule, monté sur sa licorne. Alors elle éclatait en sanglots, elle s’écriait, avec larmes: « Je ne le reverrai donc plus !... il ne reviendra pas !
— Il reviendra, madame, lui répondit l’oiseau du haut de son oranger... Peut-on vous avoir vue et ne pas vous revoir ?
— O ciel ! O puissances éternelles ! mon oiseau parle le pur chaldéen ! » En disant ces mots, elle tire ses rideaux, lui tend les bras, se met à genoux sur son lit:. «  Êtes-vous un dieu descendu sur la terre ? êtes-vous le grand Orosmade caché sous ce beau plumage ? Si vous êtes un dieu, rendez-moi ce beau jeune homme.
— Je ne suis qu’un volatile, répliqua l’autre; mais je naquis dans le temps que toutes les bêtes parlaient encore, et que les oiseaux, les serpents, les ânesses, les chevaux et les griffons s’entretenaient familièrement avec les hommes. Je n’ai pas voulu parler devant le monde, de peur que vos dames d’honneur ne me prissent pour un sorcier : je ne veux me découvrir qu’à vous. »
  Formosante, interdite, égarée, enivrée de tant de merveilles, agitée de l’empressement de faire cent questions à la fois, lui demanda d’abord quel âge il avait :
  « Vingt-sept mille neuf cents ans et six mois, madame; je suis de l’âge de la petite révolution du ciel que vos mages appellent la précession des équinoxes, et qui s’accomplit en près de vingt-huit mille de vos années. Il y a des révolutions infiniment plus longues; aussi nous avons des êtres beaucoup plus vieux que moi. Il y a vingt-deux mille ans que j’appris le chaldéen dans un de mes voyages : j’ai toujours conservé beaucoup de goût pour la langue chaldéenne, mais les autres animaux mes confrères ont renoncé à parler dans vos climats.  — Et pourquoi cela, mon divin oiseau ? — Hélas ! c’est parce que les hommes ont pris enfin l’habitude de nous manger, au lieu de converser et de s’instruire avec nous... Les barbares ! ne devaient-ils pas être convaincus qu’ayant les mêmes organes qu’eux, les mêmes sentiments, les mêmes besoins, les mêmes désirs, nous avions ce qui s’appelle une âme tout comme eux; que nous étions leurs frères, et qu’il ne fallait cuire et manger que les méchants ? Nous sommes tellement vos frères, que le grand Être, l’Être éternel et formateur, ayant fait un pacte avec les hommes, nous comprit expressément dans le traité. Il vous défendit de vous nourrir de notre sang, et à nous de sucer le vôtre.
  « Les fables de votre ancien Locman, traduites en tant de langues, seront un témoignage éternellement subsistant de l’heureux commerce que vous avez eu autrefois avec nous; elles commencent toutes par ces mots : Du temps que les bêtes parlaient. Il est vrai qu’il y a beaucoup de femmes parmi vous qui parlent toujours à leurs chiens; mais ils ont résolu de ne point répondre, depuis qu’on les a forcés, à coups de fouet, d’aller à la chasse et d’être les complices du meurtre de nos anciens amis communs les cerfs, les daims, les lièvres et les perdrix.
« Vous avez encore d’anciens poèmes dans lesquels les chevaux parlent, et vos cochers leur adressent la parole tous les jours; mais c’est avec tant de grossièreté, et en prononçant des mots si infâmes, que les chevaux, qui vous aimaient tant autrefois, vous détestent aujourd’hui.
« Le pays où demeure votre charmant inconnu, le plus parfait des hommes, est demeuré le seul où votre espèce sache encore aimer la nôtre et lui parler, et c’est la seule contrée de la terre où les hommes soient justes.
VOLTAIRE, La Princesse de Babylone (1768).

 

 

VOLTAIRE
Âne

 

  Ajoutons quelque chose à l’article Âne, concernant l’âne de Lucien, qui devint d’or entre les mains d’Apulée. Le plus plaisant de l’aventure est pourtant dans Lucien; et ce plaisant est, qu’une dame devint amoureuse de ce monsieur, lorsqu’il était âne, et n’en voulut plus lorsqu’il ne fut qu’homme. Ces métamorphoses étaient fort communes dans toute l’antiquité. L’âne de Silène avait parlé, et les savants ont cru qu’il s’était expliqué en arabe: c’était probablement un homme changé en âne par le pouvoir de Bacchus. Car on sait que Bacchus était Arabe.
  Virgile parle de la métamorphose de Mœris en loup, comme d’une chose très ordinaire.

  Saepe lupum fieri Mœerim, et se condere sylvis.
 
Mœris devenu loup se cacha dans les bois.

  Cette doctrine des métamorphoses était-elle dérivée des vieilles fables d’Egypte, qui débitèrent que les dieux s’étaient changés en animaux dans la guerre contre les géants?
  Les Grecs, grands imitateurs, et grands enchérisseurs sur les fables orientales, métamorphosèrent presque tous les dieux en hommes, ou en bêtes, pour les faire mieux réussir dans leurs desseins amoureux.
  Si les dieux se changeaient en taureaux, en chevaux, en cygnes, en colombes, pourquoi n’aurait-on pas trouvé le secret de faire la même opération sur les hommes?
  Plusieurs commentateurs, en oubliant le respect qu’ils devaient aux Saintes Écritures, ont cité l’exemple de Nabucodonosor changé en bœuf; mais c’était un miracle, une vengeance divine, une chose entièrement hors de la sphère de la nature, qu’on ne devait pas examiner avec des yeux profanes, et qui ne peut être l’objet de nos recherches.
  D’autres savants, non moins indiscrets peut-être, se sont prévalus de ce qui est rapporté dans l’Evangile de l’enfance. Une jeune fille en Egypte, étant entrée dans la chambre de quelques femmes, y vit un mulet couvert d’une housse de soie, ayant à son cou un pendant d’ébène. Ces femmes lui donnaient des baisers, et lui présentaient à manger, en répandant des larmes. Ce mulet était le propre frère de ces femmes. Des magiciennes lui avaient ôté la figure humaine; et le maître de la nature la lui rendit bientôt.
  Quoique cet évangile soit apocryphe, la vénération pour le seul nom qu’il porte, nous empêche de détailler cette aventure. Elle doit servir seulement à faire voir combien les métamorphoses étaient à la mode dans presque toute la terre. Les chrétiens qui composèrent cet évangile, étaient sans doute de bonne foi. Ils ne voulaient point composer un roman. Ils rapportaient avec simplicité ce qu’ils avaient entendu dire. L’Église qui rejeta dans la suite cet évangile avec quarante-neuf autres, n’accusa pas les auteurs d’impiété et de prévarication; ces auteurs obscurs parlaient à la populace selon les préjugés de leur temps. La Chine était peut-être le seul pays exempt de ces superstitions.
  L’aventure des compagnons d’Ulysse, changés en bêtes par Circé, était beaucoup plus ancienne que le dogme de la métempsycose annoncé en Grèce et en Italie par Pythagore.
  Sur quoi se fondèrent les gens, qui prétendent qu’il n’y a point d’erreur universelle, qui ne soit l’abus de quelque vérité? ils disent qu’on n’a vu des charlatans, que parce qu’on avait vu de vrais médecins, et qu’on n’a cru aux faux prodiges, qu’à cause des véritables.
  Mais avait-on des témoignages certains que des hommes étaient devenus loups, bœufs, ou chevaux, ou ânes? cette erreur universelle n’avait donc pour principe, que l’amour du merveilleux, et l’inclination naturelle pour la superstition.
  Il suffit d’une opinion erronée pour remplir l’univers de fables. Un docteur indien voit que les bêtes ont du sentiment, et de la mémoire. Il conclut qu’elles ont une âme. Les hommes en ont une aussi. Que devient l’âme de l’homme après sa mort? Que devient l’âme de la bête? Il faut bien qu’elles logent quelque part. Elles s’en vont dans le premier corps venu, qui commence à se former. L’âme d’un brachmane loge dans le corps d’un éléphant, l’âme d’un âne se loge dans le corps d’un petit brachmane. Voilà le dogme de la métempsycose, qui s’établit sur un simple raisonnement.
  Mais il y a loin de là au dogme de la métamorphose. Ce n’est plus une âme sans logis, qui cherche un gîte. C’est un corps, qui est changé en un autre corps, son âme demeurant toujours la même. Or, certainement nous n’avons dans la nature aucun exemple d’un pareil tour de gobelets.
  Cherchons donc quelle peut être l’origine d’une opinion si extravagante et si générale. Sera-t-il arrivé qu’un père ayant dit à son fils plongé dans de sales débauches, et dans l’ignorance, Tu es un cochon, un cheval, un âne, ensuite l’ayant mis en pénitence avec un bonnet d’âne sur la tête, une servante du voisinage aura dit que ce jeune homme a été changé en âne en punition de ses fautes? ses voisines l’auront redit à d’autres voisines, et de bouche en bouche ces histoires, accompagnées de mille circonstances, auront fait le tour du monde. Une équivoque aura trompé toute la terre.
  Avouons donc encore ici avec Boileau, que l’équivoque a été la mère de la plupart de nos sottises.
  Joignez à cela le pouvoir de la magie, reconnu incontestable chez toutes les nations; et vous ne serez plus étonné de rien. (Voyez Magie.)
  Encore un mot sur les ânes. On dit qu’ils sont guerriers en Mésopotamie; et que Mervan, le vingt et unième calife, fut surnommé l’âne pour sa valeur.
  Le patriarche Photius rapporte, dans l’Extrait de la vie d’Isidore, qu’Ammonius avait un âne, qui se connaissait très bien en poésie, et qui abandonnait son râtelier pour aller entendre des vers.
  La fable de Midas vaut mieux que le conte de Photius.
VOLTAIRE, Questions sur l'Encyclopédie (1752-1770).

 

Jean-Jacques ROUSSEAU
La différence entre l'homme et l'animal

 

  Je ne vois dans tout animal qu'une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu'à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J'aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l'homme concourt aux siennes, en qualité d'agent libre. L'un choisit ou rejette par instinct, et l'autre par un acte de liberté; ce qui fait que la bête ne peut s'écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l'homme s'en écarte souvent à son préjudice. C'est ainsi qu'un pigeon mourrait de faim près d'un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l'un et l'autre pût très bien se nourrir de l'aliment qu'il dédaigne, s'il s'était avisé d'en essayer. C'est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort; parce que l'esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait.
  Tout animal a des idées puisqu'il a des sens, il combine même ses idées jusqu'à un certain point, et l'homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé qu'il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête; ce n'est donc pas tant l'entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l'homme que sa qualité d'agent libre. La nature commande à tout animal, et la bête obéit. L'homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d'acquiescer, ou de résister; et c'est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme : car la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens et la formation des idées; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette puissance on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on n'explique rien par les lois de la mécanique.
  Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions, laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c'est la faculté de se perfectionner; faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu, au lieu qu'un animal est, au bout de quelques mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N'est-ce point qu'il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n'a rien acquis et qui n'a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l'homme reperdant par la vieillesse ou d'autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ? Il serait triste pour nous d'être forcés de convenir que cette faculté distinctive et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l'homme; que c'est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents; que c'est elle qui, faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature. Il serait affreux d'être obligés de louer comme un être bienfaisant celui qui le premier suggéra à l'habitant des rives de l'Orénoque l'usage de ces ais qu'il applique sur les tempes de ses enfants, et qui leur assurent du moins une partie de leur imbécillité, et de leur bonheur originel.
  L'homme sauvage, livré par la nature au seul instinct, ou plutôt dédommagé de celui qui lui manque peut-être, par des facultés capables d'y suppléer d'abord, et de l'élever ensuite fort au-dessus de celle-là, commencera donc par les fonctions purement animales : apercevoir et sentir sera son premier état, qui lui sera commun avec tous les animaux. Vouloir et ne pas vouloir, désirer et craindre, seront les premières, et presque les seules opérations de son âme, jusqu'à ce que de nouvelles circonstances y causent de nouveaux développements
Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755), 1ère partie.

 

Jean-Jacques ROUSSEAU
Il est donc vrai que l'homme est le roi de la terre

 

  Après avoir découvert ceux de ses attributs par lesquels je conçois mon existence, je reviens à moi, et je cherche quel rang j’occupe dans l’ordre des choses qu’elle gouverne, et que je puis examiner. Je me trouve incontestablement au premier par mon espèce; car, par ma volonté et par les instruments qui sont en mon pouvoir pour l’exécuter, j’ai plus de force pour agir sur tous les corps qui m’environnent, ou pour me prêter ou me dérober comme il me plaît à leur action, qu’aucun d’eux n’en a pour agir sur moi malgré moi par la seule impulsion physique; et, par mon intelligence, je suis le seul qui ait inspection sur le tout. Quel être ici-bas, hors l’homme, sait observer tous les autres, mesurer, calculer, prévoir leurs mouvements, leurs effets, et joindre, pour ainsi dire, le sentiment de l’existence commune à celui de son existence individuelle ? Qu’y a-t-il de si ridicule à penser que tout est fait pour moi, si je suis le seul qui sache tout rapporter à lui ?
  Il est donc vrai que l’homme est le roi de la terre qu’il habite; car non seulement il dompte tous les animaux, non seulement il dispose des éléments par son industrie, mais lui seul sur la terre en sait disposer, et il s’approprie encore, par la contemplation, les astres mêmes dont il ne peut approcher. Qu’on me montre un autre animal sur la terre qui sache faire usage du feu, et qui sache admirer le soleil. Quoi ! je puis observer, connaître les êtres et leurs rapports ? je puis sentir ce que c’est qu’ordre, beauté, vertu; je puis contempler l’univers, m’élever à la main qui le gouverne; je puis aimer le bien, le faire; et je me comparerais aux bêtes ! Âme abjecte, c’est ta triste philosophie qui te rend semblable à elles : ou plutôt tu veux en vain t’avilir, ton génie dépose contre tes principes, ton cœur bienfaisant dément ta doctrine, et l’abus même de tes facultés prouve leur excellence en dépit de toi.
  Pour moi qui n’ai point de système à soutenir, moi, homme simple et vrai, que la fureur d’aucun parti n’entraîne et qui n’aspire point à l’honneur d’être chef de secte, content de la place où Dieu m’a mis, je ne vois rien, après lui, de meilleur que mon espèce; et si j’avais à choisir ma place dans l’ordre des êtres, que pourrais-je choisir de plus que d’être homme ?
  Cette réflexion m’enorgueillit moins qu’elle ne me touche; car cet état n’est point de mon choix, et il n'était pas dû au mérite d’un être qui n'existait pas encore. Puis-je me voir ainsi distingué sans me féliciter de remplir ce poste honorable, et sans bénir la main qui m’y a placé ? De mon premier retour sur moi naît dans mon coeur un sentiment de reconnaissance et de bénédiction pour l’auteur de mon espèce, et de ce sentiment mon premier hommage à la Divinité bienfaisante. J’adore la puissance suprême et je m’attendris sur ses bienfaits. Je n’ai pas besoin qu’on m’enseigne ce culte, il m’est dicté par la nature elle-même. N’est-ce pas une conséquence naturelle de l’amour de soi, d’honorer ce qui nous protège, et d’aimer ce qui nous veut du bien ?
  Mais quand, pour connaître ensuite ma place individuelle dans mon espèce, j’en considère les divers rangs et les hommes qui les remplissent, que deviens-je ? Quel spectacle! Où est l’ordre que j’avais observé ? Le tableau de la nature ne m’offrait qu’harmonie et proportions, celui du genre humain ne m’offre que confusion, désordre ! Le concert règne entre les éléments, et les hommes sont dans le chaos ! Les animaux sont heureux, leur roi seul est misérable ! O sagesse, où sont tes lois ? O Providence, est-ce ainsi que tu régis le monde ? Être bienfaisant, qu’est devenu ton pouvoir ? Je vois le mal sur la terre.
Jean-Jacques ROUSSEAU, Profession de foi du Vicaire savoyard in Émile ou De l'Éducation (1762).