L'ANIMAL ET L'HOMME 
TEXTES (II)

 

 

Denis DIDEROT
Bête, animal, brute

 

   Bête, animal, brute (Grammaire). Bête se prend souvent par opposition à homme; ainsi on dit : l'homme à une âme, mais quelques philosophes n'en accordent point aux bêtes. Brute est un terme de mépris qu'on n'applique aux bêtes et à l'homme qu'en mauvaise part. Il s'abandonne à toute la fureur de son penchant comme la brute. Animal est un terme générique qui convient à tous les êtres organisés vivants : l'animal vit, agit, se meut de lui-même, etc. Si on considère l'animal comme pensant, voulant, agissant, réfléchissant, etc., on restreint sa signification à l'espèce humaine; si on le considère comme borné dans toutes les fonctions qui marquent de l'intelligence et de la volonté, et qui semblent lui être communes avec l'espèce humaine, on le restreint à la bête : si l'on considère la bête dans son dernier degré de stupidité, et comme affranchie des lois de la raison et de l'honnêteté selon lesquelles nous devons régler notre conduite, nous l'appelons brute.
   On ne sait si les bêtes sont gouvernées par les lois générales du mouvement, ou par une motion particulière : l'un et l'autre sentiment a ses difficultés. Si elles agissent par une motion particulière, si elles pensent, si elles ont une âme, etc., qu'est-ce que cette âme ? On ne peut la supposer matérielle : la supposera-t-on spirituelle ? Assurer qu'elles n'ont point d'âme, et qu'elles ne pensent point, c'est les réduire à la qualité de machines; à quoi l'on ne semble guère plus autorisé qu'à prétendre qu'un homme dont on n'entend pas la langue est un automate. L'argument qu'on tire de la perfection qu'elles mettent dans leurs ouvrages est fort; car il semblerait, à juger de leurs premiers pas, qu'elles devraient aller fort loin; cependant toutes s'arrêtent au même point, ce qui est presque le caractère machinal. Mais celui qu'on tire de l'uniformité de leurs productions ne me paraît pas tout à fait aussi bien fondé. Les nids des hirondelles et les habitations des castors ne se ressemblent pas plus que les maisons des hommes. Si une hirondelle place son nid dans un angle, il n'aura de circonférence que l'arc compris entre les côtés de l'angle; si elle l'applique au contraire contre un mur, il aura pour mesure la demi-circonférence. Si vous délogez les castors de l'endroit où ils sont, et qu'ils aillent s'établir ailleurs, comme il n'est pas possible qu'ils rencontrent le même terrain, il y aura nécessairement variété dans les moyens dont ils useront, et variété dans les habitations qu'ils se construiront.
   Quoi qu'il en soit, on ne peut penser que les bêtes aient avec Dieu un rapport plus intime que les autres parties du monde matériel; sans quoi, qui de nous oserait sans scrupule mettre la main sur elles, et répandre leur sang ? Qui pourrait tuer un agneau en sûreté de conscience ? Le sentiment qu'elles ont, de quelque nature qu'il soit, ne leur sert que dans le rapport qu'elles ont entre elles, ou avec d'autres êtres particuliers, ou avec elles-mêmes. Par l'attrait du plaisir elles conservent leur être particulier; et par le même attrait elles conservent leur espèce. J'ai dit attrait du plaisir, au défaut d'une autre expression plus exacte; car si les bêtes étaient capables de cette même sensation que nous nommons plaisir, il y aurait une cruauté inouïe à leur faire du mal; elles ont des lois naturelles, parce qu'elles sont unies par des besoins, des intérêts, etc.; mais elles n'en ont point de positives, parce qu'elles ne sont point unies par la connaissance. Elles ne semblent pas cependant suivre invariablement leurs lois naturelles; et les plantes, en qui nous n'admettons ni connaissance ni sentiment, y sont plus soumises.
  Les bêtes n'ont point les suprêmes avantages que nous avons; elles en ont que nous n'avons pas : elles n'ont pas nos espérances, mais elles n'ont pas nos craintes; elles subissent comme nous la mort, mais c'est sans la connaître; la plupart même se conservent mieux que nous, et ne font pas un aussi mauvais usage de leurs passions.
Denis DIDEROT, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1750)

 

BUFFON
La puissance de l'homme a secondé celle de la nature

 

   Ce n'est que depuis environ trente siècles que la puissance de l'homme s'est réunie à celle de la Nature et s'est étendue sur la plus grande partie de la terre ; les trésors de sa fécondité jusqu'alors étaient enfouis, l'homme les a mis au grand jour ; ses autres richesses, encore plus profondément enterrées, n'ont pu se dérober à ses recherches et sont devenues le prix de ses travaux : partout, lorsqu'il s'est conduit avec sagesse, il a suivi les leçons de la Nature, profité de ses exemples, employé ses moyens, et choisi dans son immensité tous les objets qui pouvaient lui servir ou lui plaire. Par son intelligence les animaux ont été apprivoisés, subjugués, domptés, réduits à lui obéir à jamais ; par ses travaux, les marais ont été desséchés, les fleuves contenus, leurs cataractes effacées, les forêts éclaircies, les landes cultivées ; par sa réflexion, les temps ont été comptés, les espaces mesurés, les mouvements célestes reconnus, combinés, représentés, le ciel et la terre comparés, l'univers agrandi, et le Créateur dignement adoré ; par son art émané de la science, les mers ont été traversées, les montagnes franchies, les peuples rapprochés, un nouveau monde découvert, mille autres terres isolées sont devenues son domaine ; enfin la face entière de la terre porte aujourd'hui l'empreinte de la puissance de l'homme, laquelle, quoique subordonnée à celle de la Nature, souvent a fait plus qu'elle, ou du moins l'a si merveilleusement secondée que c'est à l'aide de nos mains qu'elle s'est développée dans toute son étendue, et qu'elle est arrivée par degrés au point de perfection et de magnificence où nous la voyons aujourd'hui...
  Au moyen de la greffe, l'homme a, pour ainsi dire, créé des espèces secondaires qu'il peut propager et multiplier à son gré : le bouton ou la petite branche qu'il joint au sauvageon renferme cette qualité individuelle qui ne peut se transmettre par la graine, et qui n'a besoin que de se développer pour produire les mêmes fruits que l'individu dont on les a séparés pour les unir au sauvageon, lequel ne leur communique aucune de ses mauvaises qualités, parce qu'il n'a pas contribué à leur formation, qu'il n'est pas une mère, mais une simple nourrice qui ne sert qu'à leur développement par la nutrition. Dans les animaux, la plupart des qualités qui paraissent individuelles ne laissent pas de se transmettre et de se propager par la même voie que les propriétés spécifiques ; il était donc plus facile à l'homme d'influer sur la nature des animaux que sur celle des végétaux. Les races dans chaque espèce d'animal ne sont que des variétés constantes qui se perpétuent par la génération, au lieu que dans les espèces végétales il n'y a point de races, point de variétés assez constantes pour être perpétuées par la reproduction. Dans les seules espèces de la poule et du pigeon, l'on a fait naître très récemment de nouvelles races en grand nombre, qui toutes peuvent se propager d'elles-mêmes; tous les jours, dans les autres espèces, on relève, on ennoblit en les croisant ; de temps en temps on acclimate, on civilise quelques espèces étrangères ou sauvages. Tous ces exemples modernes et récents prouvent que l'homme n'a connu que tard l'étendue de sa puissance, et que même il ne la connaît pas encore assez ; elle dépend en entier de l'exercice de son intelligence; ainsi, plus il observera, plus il cultivera la Nature, plus il aura de moyens pour se la soumettre et de facilités pour tirer de son sein des richesses nouvelles, sans diminuer les trésors de son inépuisable fécondité.
  Et que ne pourrait-il pas sur lui-même, je veux dire sur sa propre espèce, si la volonté était toujours dirigée par l'intelligence ? Qui sait jusqu'à quel point l'homme pourrait perfectionner sa nature, soit au  moral, soit au physique ?
Georges-Louis Leclerc, comte de BUFFON, Les Époques de la Nature, 1778.

 

Victor HUGO
Le Crapaud

Que savons-nous ? qui donc connaît le fond des choses ?
Le couchant rayonnait dans les nuages roses ;
C’était la fin d’un jour d’orage, et l’occident
Changeait l’ondée en flamme en son brasier ardent ;
Près d’une ornière, au bord d’une flaque de pluie,
Un crapaud regardait le ciel, bête éblouie ;
Grave, il songeait ; l’horreur contemplait la splendeur.
(Oh ! pourquoi la souffrance et pourquoi la laideur ?
Hélas ! le bas-empire est couvert d’Augustules,
Les Césars de forfaits, les crapauds de pustules,
Comme le pré de fleurs et le ciel de soleils !)
Les feuilles s’empourpraient dans les arbres vermeils ;
L’eau miroitait, mêlée à l’herbe, dans l’ornière ;
Le soir se déployait ainsi qu’une bannière ;
L’oiseau baissait la voix dans le jour affaibli ;
Tout s’apaisait, dans l’air, sur l’onde ; et, plein d’oubli,
Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colère,
Doux, regardait la grande auréole solaire ;
Peut-être le maudit se sentait-il béni,
Pas de bête qui n’ait un reflet d’infini ;
Pas de prunelle abjecte et vile que ne touche
L’éclair d’en haut, parfois tendre et parfois farouche ;
Pas de monstre chétif, louche, impur, chassieux,
Qui n’ait l’immensité des astres dans les yeux.
Un homme qui passait vit la hideuse bête,
Et, frémissant, lui mit son talon sur la tête ;
C’était un prêtre ayant un livre qu’il lisait ;
Puis une femme, avec une fleur au corset,
Vint et lui creva l’œil du bout de son ombrelle ;
Et le prêtre était vieux, et la femme était belle.
Vinrent quatre écoliers, sereins comme le ciel.
– J’étais enfant, j’étais petit, j’étais cruel ; –
Tout homme sur la terre, où l’âme erre asservie,
Peut commencer ainsi le récit de sa vie.
On a le jeu, l’ivresse et l’aube dans les yeux,
On a sa mère, on est des écoliers joyeux,
De petits hommes gais, respirant l’atmosphère
À pleins poumons, aimés, libres, contents ; que faire
Sinon de torturer quelque être malheureux ?
Le crapaud se traînait au fond du chemin creux.
C’était l’heure où des champs les profondeurs s’azurent ;
Fauve, il cherchait la nuit ; les enfants l’aperçurent
Et crièrent : « Tuons ce vilain animal,
Et, puisqu’il est si laid, faisons-lui bien du mal ! »
Et chacun d’eux, riant, – l’enfant rit quand il tue, –
Se mit à le piquer d’une branche pointue,
Élargissant le trou de l’œil crevé, blessant
Les blessures, ravis, applaudis du passant ;
Car les passants riaient ; et l’ombre sépulcrale
Couvrait ce noir martyr qui n’a pas même un râle,
Et le sang, sang affreux, de toutes parts coulait
Sur ce pauvre être ayant pour crime d’être laid ;
Il fuyait ; il avait une patte arrachée ;
Un enfant le frappait d’une pelle ébréchée ;
Et chaque coup faisait écumer ce proscrit
Qui, même quand le jour sur sa tête sourit,
Même sous le grand ciel, rampe au fond d’une cave ;
Et les enfants disaient : « Est-il méchant ! il bave ! »
Son front saignait ; son œil pendait ; dans le genêt
Et la ronce, effroyable à voir, il cheminait ;
On eût dit qu’il sortait de quelque affreuse serre ;
Oh ! la sombre action, empirer la misère !
Ajouter de l’horreur à la difformité !
Disloqué, de cailloux en cailloux cahoté,
Il respirait toujours ; sans abri, sans asile,
Il rampait ; on eût dit que la mort, difficile,
Le trouvait si hideux qu’elle le refusait ;
Les enfants le voulaient saisir dans un lacet,
Mais il leur échappa, glissant le long des haies ;
L’ornière était béante, il y traîna ses plaies
Et s’y plongea, sanglant, brisé, le crâne ouvert,
Sentant quelque fraîcheur dans ce cloaque vert,
Lavant la cruauté de l’homme en cette boue ;
Et les enfants, avec le printemps sur la joue,
Blonds, charmants, ne s’étaient jamais tant divertis ;
Tous parlaient à la fois et les grands aux petits
Criaient : « Viens voir ! dis donc, Adolphe, dis donc, Pierre,
Allons pour l’achever prendre une grosse pierre ! »
Tous ensemble, sur l’être au hasard exécré,
Ils fixaient leurs regards, et le désespéré
Regardait s’incliner sur lui ces fronts horribles.
– Hélas ! ayons des buts, mais n’ayons pas de cibles ;
Quand nous visons un point de l’horizon humain,
Ayons la vie, et non la mort, dans notre main. –
Tous les yeux poursuivaient le crapaud dans la vase ;
C’était de la fureur et c’était de l’extase ;
Un des enfants revint, apportant un pavé,
Pesant, mais pour le mal aisément soulevé,
Et dit : « Nous allons voir comment cela va faire. »
Or, en ce même instant, juste à ce point de terre,
Le hasard amenait un chariot très lourd
Traîné par un vieux âne éclopé, maigre et sourd ;
Cet âne harassé, boiteux et lamentable,
Après un jour de marche approchait de l’étable ;
Il roulait la charrette et portait un panier ;
Chaque pas qu’il faisait semblait l’avant-dernier ;
Cette bête marchait, battue, exténuée ;
Les coups l’enveloppaient ainsi qu’une nuée ;
Il avait dans ses yeux voilés d’une vapeur
Cette stupidité qui peut-être est stupeur ;
Et l’ornière était creuse, et si pleine de boue
Et d’un versant si dur que chaque tour de roue
Était comme un lugubre et rauque arrachement ;
Et l’âne allait geignant et l’ânier blasphémant ;
La route descendait et poussait la bourrique ;
L’âne songeait, passif, sous le fouet, sous la trique,
Dans une profondeur où l’homme ne va pas.

Les enfants entendant cette roue et ce pas,
Se tournèrent bruyants et virent la charrette :
« Ne mets pas le pavé sur le crapaud. Arrête ! »
Crièrent-ils. « Vois-tu, la voiture descend
Et va passer dessus, c’est bien plus amusant. »

Tous regardaient.

                     Soudain, avançant dans l’ornière
Où le monstre attendait sa torture dernière,
L’âne vit le crapaud, et, triste, – hélas ! penché
Sur un plus triste, – lourd, rompu, morne, écorché,
Il sembla le flairer avec sa tête basse ;
Ce forçat, ce damné, ce patient, fit grâce ;
Il rassembla sa force éteinte, et, roidissant
Sa chaîne et son licou sur ses muscles en sang,
Résistant à l’ânier qui lui criait : Avance !
Maîtrisant du fardeau l’affreuse connivence,
Avec sa lassitude acceptant le combat,
Tirant le chariot et soulevant le bât,
Hagard, il détourna la roue inexorable,
Laissant derrière lui vivre ce misérable ;
Puis, sous un coup de fouet, il reprit son chemin.

Alors, lâchant la pierre échappée à sa main,
Un des enfants – celui qui conte cette histoire, –
Sous la voûte infinie à la fois bleue et noire,
Entendit une voix qui lui disait : Sois bon !

Bonté de l’idiot ! diamant du charbon !
Sainte énigme ! lumière auguste des ténèbres !
Les célestes n’ont rien de plus que les funèbres
Si les funèbres, groupe aveugle et châtié,
Songent, et, n’ayant pas la joie, ont la pitié.
Ô spectacle sacré ! l’ombre secourant l’ombre,
L’âme obscure venant en aide à l’âme sombre,
Le stupide, attendri, sur l’affreux se penchant,
Le damné bon faisant rêver l’élu méchant !
L’animal avançant lorsque l’homme recule !
Dans la sérénité du pâle crépuscule,
La brute par moments pense et sent qu’elle est sœur
De la mystérieuse et profonde douceur ;
Il suffit qu’un éclair de grâce brille en elle
Pour qu’elle soit égale à l’étoile éternelle ;
Le baudet qui, rentrant le soir, surchargé, las,
Mourant, sentant saigner ses pauvres sabots plats,
Fait quelques pas de plus, s’écarte et se dérange
Pour ne pas écraser un crapaud dans la fange,
Cet âne abject, souillé, meurtri sous le bâton,
Est plus saint que Socrate et plus grand que Platon.
Tu cherches, philosophe ? Ô penseur, tu médites ?
Veux-tu trouver le vrai sous nos brumes maudites ?
Crois, pleure, abîme-toi dans l’insondable amour !
Quiconque est bon voit clair dans l’obscur carrefour ;
Quiconque est bon habite un coin du ciel. Ô sage,
La bonté, qui du monde éclaire le visage,
La bonté, ce regard du matin ingénu,
La bonté, pur rayon qui chauffe l’inconnu,
Instinct qui, dans la nuit et dans la souffrance, aime,
Est le trait d’union ineffable et suprême
Qui joint, dans l’ombre, hélas ! si lugubre souvent,
Le grand innocent, l’âne, à Dieu le grand savant.

26-29 mai 1858.
Victor HUGO, La Légende des siècles (1859). 
écouter ce poème (Mary Marquet - fichier mp4, 6'46. © INA) :

 

 

Friedrich NIETZSCHE
C'est une lourde peine de vivre ainsi en animal

 

   De tout temps, les hommes profonds ont toujours eu pitié des animaux, de cela justement qu'ils souffraient de la vie et n'avaient pourtant pas la force de tourner contre eux-mêmes l'aiguillon de la souffrance et de comprendre leur existence de manière métaphysique; la souffrance dépourvue de sens a au plus profond quelque chose de révoltant. Aussi sur divers points de la terre est née la supposition que les âmes des hommes coupables sont reléguées dans ces corps d'animaux et que cette souffrance au premier regard révoltante et dépourvue de sens se résolvait en pure intelligibilité selon la justice éternelle, en tant que peine et expiation. En vérité, c'est une lourde peine de vivre ainsi en animal, soumis à la faim et au désir et de ne pas même parvenir à la moindre conscience sur cette vie. Comment imaginer destin plus lourd que celui de la bête de proie, pourchassée dans le désert par le plus rongeur des tourments, rarement satisfaite et ne l'étant jamais qu'avec une satisfaction qui se fait douleur, soit dans la lutte sanglante avec d'autres animaux, soit dans la voracité répugnante et le trop-plein de la satiété ? Tenir à la vie avec cet aveuglement, cette folie, y tenir sans autre ambition, loin de savoir que l'on est ainsi puni et pourquoi on l'est, mais au contraire dans la stupidité d'un effroyable désir, aspirer à ce châtiment comme à un bonheur, c'est cela être animal; et si la nature entière s'empresse vers l'homme, elle donne aussi à entendre qu'il lui est nécessaire pour la délivrer de la malédiction de la vie animale et qu'enfin en lui l'existence se présente à elle-même un miroir sur le fond duquel la vie n'apparaît plus insensée mais au contraire dans sa signification métaphysique. Pourtant, que l'on y réfléchisse bien : où cesse l'animal et où commence l'homme ? Cet homme qui importe seul à la nature ! Aussi longtemps que quelqu'un réclame la vie comme un bonheur, il n'a pas encore élevé son regard au-dessus de l'horizon de l'animal, si ce n'est qu'il veut avec davantage de conscience ce que l'animal cherche dans une pulsion aveugle. Mais c'est ainsi qu'il en va pour nous tous durant la plus grande partie de notre vie: nous ne sortons pas d'ordinaire de l'animalité, nous sommes nous-mêmes ces animaux qui semblent souffrir sans raison.
  Mais il est des moments où nous comprenons cela : alors les nuages se déchirent, et nous voyons comment nous-mêmes avec la nature tout entière nous nous empressons vers l'homme comme vers quelque chose d'élevé au-dessus de nous. Frissonnant dans cette clarté soudaine, nous jetons nos regards alentour et en arrière : là s'agitent les bêtes de proie affamées et nous sommes au milieu d'elles. La monstrueuse mobilité des hommes sur le grand désert terrestre, les villes et les États qu'ils fondent, leurs guerres, leur activité incessante d'accumulation et de dépense, leur cohue, leur façon d'apprendre les uns des autres, de se tromper et de se piétiner mutuellement, leurs cris dans la détresse, leurs clameurs dans la victoire - tout cela est le prolongement de l'animalité; comme si l'homme devait être à dessein rétrogradé dans son éducation et frustré par tromperie de sa disposition métaphysique, et, pour tout dire, comme si la nature après avoir si longtemps désiré l'homme et travaillé à lui, tremblait maintenant devant lui et préférait retourner à l'inconscience de l'instinct.
  Tout cela, je l'ai dit, nous le comprenons de temps à autre et nous nous étonnons beaucoup de ce vertige d'angoisse et de précipitation et de tout ce qu'il y a de rêve dans notre vie qui semble redouter le réveil et rêve avec d'autant plus de vivacité‚ et d'inquiétude qu'elle approche de celui-ci. Mais nous sentons en même temps que nous sommes trop faibles pour supporter longtemps ces instants de repliement au plus profond et que nous ne sommes pas les hommes vers lesquels la nature aspire pour sa délivrance : ce nous est déjà beaucoup de pouvoir, un instant, dégager notre tête et remarquer dans quel fleuve nous sommes plongés. Et même à cette émergence, à cet éveil d'un instant vite évanoui, nous n'y parvenons pas de notre propre force, il faut que nous soyons soulevés - et quels sont ceux qui nous soulèvent ? Ce sont ces hommes véritables, ceux qui ne sont plus des animaux, les philosophes, les artistes et les saints ; dès qu'ils paraissent - et avec cette apparition - la nature qui ne bondit jamais fait son unique bond, et c'est un bond de joie, car pour la première fois elle se sent arrivée au but, là où elle comprend qu'elle doit désapprendre à se chercher des fins et qu'elle a misé trop haut dans le jeu de la vie et du devenir.
Friedrich NIETZSCHE, Considérations inactuelles, 1876.

 

ALAIN
Esquisses de l'homme

 

  Il n'est pas étonnant qu'un castor ronge l'arbre qui est au bord de l'eau ; non plus qu'il le ronge du côté de l'eau ; non plus que l'arbre tombe en travers du ruisseau ; non plus qu'un barrage se forme, par tout ce que le ruisseau charrie. Pour arriver à expliquer cette célèbre industrie des castors par des causes de ce genre-là, il faudrait observer sans admirer. Une sorte de religion va naturellement à l'animal, et les pensées du naturaliste sont toujours trop égyptiennes. Un chasseur prête généreusement à son chien. Les oiseleurs font conversation avec les oiseaux. Un oiseau trouve à se baigner, et ensuite il chante ; on veut croire qu'il remercie.
  Le tissu des nids est un objet d'étonnement ; il nous semble que l'oiseau a entrelacé les racines, les roseaux et les crins à la manière d'un vannier. Je remarque à ce sujet-là que le crin d'un vieux coussin, longtemps foulé, forme une sorte de feutre ; il aurait fallu un adroit vannier pour entrelacer les brins comme nous voyons qu'ils sont ; mais cela s'est fait par élasticité et tassement, chaque brin se coulant par où il trouve passage.
  Un chien fait son lit dans l'herbe en tournant sur lui-même plusieurs fois avant de se coucher ; les brins d'herbe s'arrangent comme ils peuvent, et selon la forme de cet animal tournant ; et cela fait une sorte de corbeille, qui semble construite en vue d'une fin, quoiqu'elle s'explique par les causes. J'en dirais autant du nid et de l'oiseau, qui lui aussi se tourne en tous sens et foule son matelas, traçant une sorte de cercle sans y penser. Plus évidemment le ver à soie, dès qu'il secrète un fil aussitôt séché et résistant, a bientôt limité ses mouvements, et finalement s'emprisonne lui-même. Comprendre cela, c'est penser qu'il fait son cocon ; mais faire naître un cocon d'une pensée, c'est ne rien penser du tout. Il faut toujours que, partout, du pourquoi j'arrive au comment. Aussi, par précaution de méthode, je poserais d'abord la sévère idée de Descartes, d'après laquelle les animaux ne pensent point. Cette idée offense tout le monde. Mais pourtant que dit-on quand on explique un fait par une pensée ? Quand on dit que l'oiseau fait son nid pour y pondre et y couver, qu'explique-t-on par là ? Il faut voir comment il fait, c'est-à-dire considérer sa forme, ses mouvements et les choses autour.
  L'instinct est entièrement inventé ; nous imaginons quelque besoin s'éveillant à l'intérieur de la bête. Or c'est l'occasion qui fait l'instinct ; c'est le terrain qui change l'agitation en un mouvement. Il n'y a donc rien à admirer dans l'animal, ni aucune âme à y supposer, ni aucune prédiction à en attendre ; l'animal est une masse matérielle qui roule selon sa forme et selon le plan. C'est en observant ainsi d'un œil sec le vol des oiseaux que l'on est parvenu au vol plané. Nos actions valent mieux que l'instinct et quand nous avons éliminé d'un problème physique tout ce qui est hors physique, nous tenons la solution si nous nous laissons aller ; telle est, au fond, l'histoire de la technique.
  Bossuet, en sa célèbre histoire, pose que le peuple romain a étendu ses conquêtes d'après un décret providentiel, et en vue de préparer la monarchie spirituelle, dont il faisait le lit ou le nid, en quelque sorte. Voilà donc une pensée à l'œuvre. Mais il faut voir le comment, ce qui revient à considérer le climat, le terrain, les productions, l'industrie, le régime des fleuves, les estuaires. Car il est très évident, qu'un homme ne peut agir où il n'est pas, ni couper un arbre avec ses dents, ni percer le bois avec ses ongles, et qu'un bateau à grande quille ne naviguera point sur un marais ; et penser que les choses ont été faites comme Dieu l'a voulu, c'est toujours penser qu'elles ont été faites selon les lieux et selon les forces. Par exemple c'est la fièvre due aux brouillards nocturnes qui explique ce forum, qui n'était habité que de jour. Et il est remarquable que Bossuet ait conduit ses pensées dans le vrai chemin, préparant Montesquieu et le marxisme, qui nous apprennent enfin comment est fait un nid, laissant aller le pourquoi.
  Une bataille étonne d'abord l'historien, par l'entrelacement des causes qui mènent au résultat. Et comme ce résultat était la fin poursuivie par l'un des généraux, tous les mouvements sont orientés à partir de la pensée dirigeante ; ainsi raisonnent les théologiens bottés. Mais le naturaliste recherche les passages abrités, sûr que les troupes ont incliné par là, expliquant le mouvement tournant par l'obstacle, et la reconnaissance de cavalerie par le fourrage. Comme Tolstoï, expliquant le génie du général par ceci qu'il veut avec confiance ce que ses troupes font. D'où l'on voit qu'il se glisse de l'anthropomorphisme dans l'étude de l'homme aussi.
8 mai 1923. [...]

  Les animaux ont la mémoire aussi bonne que nous. Un cheval reconnaît, après des années, le tournant qui mène à la bonne auberge ; et le chien qui a trouvé un lièvre en un certain buisson ne manque jamais d'y regarder, et tout étonné que le lièvre manque. L'animal se trompe donc par être trop fidèle. L'homme a seul des souvenirs et un tout autre genre de fidélité. Les souvenirs sont un mélange du vrai et du faux, que la rêverie compose avec bonheur. Mémoire est adaptation ; j'apprends un mouvement pour chaque situation. Souvenir est plutôt un refus de s'adapter, et une volonté de tenir l'homme dans la situation de roi. Qui se souvient fait des immortels.
  Ce que l'on remarque dans les animaux, c'est qu'ils ne font point de commémoration, ni de monuments, ni de statues. Ils célèbrent les fêtes de nature comme nous et mieux que nous ; au reste l'anémone et la violette célèbrent le printemps non moins que le font le merle et le loriot. Ce n'est toujours qu'adaptation. C'est pourquoi les sociétés d'animaux font voir un oubli étonnant en même temps qu'une mémoire merveilleuse. Chaque fourmi sait ce qu'une fourmi doit faire, mais, autant que nous savons, elle n'en fait point honneur à quelque illustre fourmi morte depuis longtemps. Et pareillement les chevaux galopent selon leur structure, sans qu'on les voie jamais arrêtés et méditant devant l'image d'un cheval au galop, qu'ils auraient faite. Encore moins voit-on les bêtes devant un tombeau fait de pierres amoncelées ; et pourtant il n'est pas difficile de faire un tombeau. Mais l'ancêtre est oublié dès qu'il est mort. On le recommence, sans penser jamais à lui. Or, si la pensée n'est pas le pouvoir de penser à ce qui n'est plus, est-elle pensée ? Et cette société des bêtes, qui n'est que de présence, est-elle société ?
  Auguste Comte, qui a poussé fort loin ce genre de remarques, conclut qu'il n'y a point de sociétés animales, et finalement définit la société par le culte des morts, idée immense, et qui n'a pas été suivie. Au reste il est bien facile de manquer une idée ; et je crois même que, sans la piété en quelque façon filiale qui cherche des idées dans les grands précurseurs, on n'aura point d'idées du tout. Et c'est par là que nos sociétés, même avec toutes leurs machineries risquent de retomber à l'animal. Mais faut-il craindre ? L'homme s'interrompt de voler par-dessus les océans pour célébrer le premier homme qui ait volé. Ainsi il ne faut point rire de toutes ces statues, qui sont véritablement nos pensées.
  Quelles pensées ? D'étranges pensées qui se moquent du vrai. Car le plus ancien des inventeurs et des précurseurs, nous le voulons plein de génie, plus courageux que nous, plus juste que nous. Il faut de grandes preuves contre lui pour nous détourner d'en faire un dieu. Aussi quel heureux culte que celui d'Homère, dont nous ne savons rien, que ses œuvres ! Il se peut bien que les grands hommes aient été mélangés, capricieux et faibles comme nous. Mais quoi ? Si nous partons sur cette idée, nous n'avons donc plus à imiter que nous-mêmes ? La triste psychologie régnerait ? Je conviens qu'il n'est pas facile d'admirer un homme vivant. Lui-même nous décourage. Seulement dès qu'il est mort un choix se fait. La piété filiale le rétablit d'après le bonheur d'admirer, qui est l'essentielle consolation. À chaque foyer se composent les dieux du foyer, et tous ces efforts, qui sont réellement des prières, se rassemblent pour élever les statues des grands hommes, plus grands et plus beaux que nous. Ils sont nos modèles, désormais, et nos législateurs. Tout homme imite un homme plus grand que nature, que ce soit son père, ou son maître, ou César, ou Socrate ; et de là vient que l'homme se tire un peu au-dessus de lui-même. Le progrès se fait donc par la légende ; et au contraire par l'histoire exacte on arriverait vite à se prendre au-dessous de soi ; d'où une misanthropie qui, après avoir rabaissé les inventeurs d'idées, perdrait bientôt les idées elles-mêmes. Comte en est lui-même un exemple ; car j'ai remarqué que ceux qui pensent mal de lui manquent bien aisément la présente idée, quoiqu'ils connaissent la célèbre formule : « Les morts gouvernent les vivants. » Et ils ne savent point trouver l'autre formule, plus explicite : « Le poids croissant des morts ne cesse de régler de mieux en mieux notre instable existence. » Souvent on se trompe faute d'admirer.
25 novembre 1935.
ALAIN, Esquisses de l’homme (1927)

 

Max SCHELER
Les privilèges de l'homme sur l'animal

 

 C'est ici que surgit la question décisive pour l'ensemble de notre problème : si l'intelligence appartient à l'animal, existe-t-il plus qu'une simple différence de degré entre l'homme et l'animal ? Y a-t-il aussi une différence d'essence ? En d'autres termes, existe-t-il en l'homme quelque chose qui dépasse les formes psychiques essentielles que nous avons successivement considérées, et qui s'en distingue radicalement ? Quelque chose de spécifiquement humain, qui soit d'une autre nature que le choix et l'intelligence en général, et qui leur soit irréductible ?
  C'est sur ce point que les divergences sont le plus marquées. Les uns veulent voir dans l'intelligence et le choix qu'ils refusent à l'animal, des monopoles de l'homme. Et par là sans doute affirment-ils qu'il y a une différence d'essence, mais ils la situent à un niveau où selon moi elle n'est pas. Les autres, tous les évolutionnistes de l'école darwinienne et lamarckienne en particulier, tirant argument du fait que déjà l'animal possède aussi l'intelligence, rejettent avec Darwin, Schwalbe et W. Kohler également, l'idée d'une différence irréductible entre l'homme et l'animal. Ils se rattachent ainsi sous une forme quelconque à la grande théorie de l'unité de l'homme, qu'on appelle la théorie de l'homo faber et ne connaissent dès lors évidemment aucune espèce d'être métaphysique et aucune métaphysique de l'homme, c'est-à-dire nul rapport distinctif que l'homme en tant que tel posséderait avec le monde.
  Pour ma part, je crois nécessaire de repousser sans hésitation ces deux théories. J'affirme que ce qui fait l'essence de l'homme et la particularité de sa position dans le monde, se situe à un niveau bien supérieur à ce qu'on nomme intelligence et aptitude au choix, et que ce niveau ne serait même pas atteint si l'on se représentait ces facultés amplifiées jusqu'à n'importe quel degré et même infiniment accrues1. Mais on se méprendrait aussi sur l'essence humaine, si l'on se représentait le principe nouveau qui la constitue comme venant s'ajouter simplement aux formes psychiques antérieures, poussée affective, instinct, mémoire associative, intelligence et choix et comme un nouveau degré des fonctions et aptitudes psychiques et vitales : en ce cas, la connaissance de ce principe relèverait encore de la compétence de la psychologie. Le nouveau principe qui fait de l'homme l'homme n'a rien de commun avec tout ce que nous pouvons nommer vie au sens le plus vaste du mot, psychisme interne ou vitalité externe. Ce qui constitue l'homme comme tel est un principe opposé à toute vie en général, et qui pris en lui-même n'est pas réductible à « l'évolution naturelle de la vie »; s'il se ramène à quelque chose c'est seulement au fondement ultime du monde — donc à la même réalité fondamentale dont « la vie » est aussi une manifestation partielle. Les Grecs déjà ont affirmé l'existence d'un tel principe et l'ont nommé « Raison ». Nous préférons utiliser, pour désigner cet X, un mot dont le sens est plus étendu :  ce mot est l'esprit (Geist). Le centre d'actes dans lequel l'esprit se manifeste dans les sphères finies de l'être, nous le désignerons comme la personne; il est en effet bien différent de tous les centres vitaux fonctionnels qui, considérés du point de vue interne, sont nommés aussi centres « psychiques ».
  Mais qu'est-ce maintenant que cet esprit, ce principe nouveau et si décisif ? Peu de mots ont donné lieu à autant d'abus que celui-ci, auquel on attache rarement un sens déterminé. Si l'esprit, en sa plus haute acception, est une fonction particulière de connaissance, une sorte de savoir qu'il est seul à pouvoir apporter, alors le caractère fondamental d'un être spirituel est son détachement existentiel, sa liberté, la possibilité qu'il a de se dégager de la fascination et de la pression de ce qui est organique, de se rendre indépendant de « la vie » et de tout ce qui relève de « la vie », par conséquent aussi de sa propre intelligence soumise aux tendances. Un tel être spirituel n'est plus assujetti au désir ni lié au milieu, il est libéré du milieu, nous dirons qu'il est ouvert au monde, qu'il a un univers.
  Les centres de résistance et de réaction de son milieu, qui lui sont primitivement donnés à lui aussi, et dans lesquels l'animal est extatiquement absorbé, il peut les élever à la condition d'objets, il peut saisir en principe l'être-tel (Sosein) lui-même de ces objets, sans la limitation qu'impose à ce monde objectif et à sa présence le système des tendances vitales ainsi que les fonctions et organes sensoriels qui en sont le prolongement.
  L'esprit est donc objectivité; il est l'aptitude à être déterminé par l'être-tel des choses mêmes et à y répondre. Et l'être support de l'esprit est celui dont les relations fondamentales avec la réalité qui lui est extérieure sont au point de vue dynamique exactement l'inverse de ce qu'elles sont chez l'animal.
  Chez ce dernier, quel que soit le degré, inférieur ou supérieur de son organisation, chaque action, chaque réaction, y compris la réaction intelligente, émane d'une disposition physiologique de son système nerveux, à laquelle sont liées du côté psychique les impulsions des tendances et la perception sensible. Ce qui n'intéresse pas ces tendances n'est pas donné non plus, et ce qui est donné l'est seulement à titre de centre de résistance par rapport au désir ou à l'aversion. Le premier acte du drame que constitue le comportement d'un animal envers son milieu a donc toujours son point de départ dans l'état psychophysiologique. La structure du milieu est toujours parfaitement conforme à la nature physiologique et indirectement à la nature morphologique de l'animal, comme aussi à la structure de ses tendances et de ses organes sensoriels : structure et nature qui forment d'ailleurs une rigoureuse unité fonctionnelle. Tout ce que l'animal peut saisir et remarquer de son milieu est intérieur aux sûres frontières de la structure qu'il lui confère. Le deuxième acte de ce drame consiste à introduire dans le milieu quelque modification effective, en réagissant dans le sens qu'impose la fin désirée. D'où le troisième acte, qui est la transformation de l'état psychophysiologique.
  Mais un être en lequel réside l'esprit est capable d'une conduite dont le mode de développement est exactement opposé. Voici le premier acte de ce nouveau drame, le drame humain : le comportement est motivé d'abord par le pur être-tel (Sosein) d'un ensemble intuitif élevé à la condition d'objet et cette motivation est indépendante par essence de la disposition physiologique de l'organisme humain, indépendante de ses impulsions et de l'aspect extérieur et sensible du milieu, qui précisément reçoit de celles-ci son éclairage et possède toujours telle détermination qualitative, donc optique ou acoustique, etc... Au deuxième acte, le centre de la personne agissant librement, inhibe ou libère une impulsion primitivement retenue. Et le troisième acte est une transformation de l'objectivité d'une chose, transformation dont on éprouve la valeur propre et le caractère définitif.
  Ce comportement, dès le moment où il existe, est apte par nature à une extension illimitée, aussi loin que se déploie le monde des choses existantes. L'homme est donc l' « x » qui peut, sans limites aucunes, se comporter comme un être ouvert au monde. L'animal, lui, n'a pas d'objets; il vit seulement plongé extatiquement dans son milieu que, tel un escargot sa coquille, il apporte comme structure partout où il va. Il est donc incapable de ce recul spécial et de cette substantification qui d'un milieu font un monde, tout comme il est inapte à transformer en objets les centres de « résistance » que délimitent ses émotions et tendances. Je dirais que l'animal est par essence attaché à la réalité vitale qui correspond à ses états organiques, et qu'il est engagé en elle, sans jamais pouvoir la saisir objectivement.
  L'animal a sans doute une conscience, à la différence de la plante; mais il n'a pas de conscience de soi, comme Leibniz l'a déjà vu. Il ne se possède pas, il n'est pas maître de lui, et c'est pourquoi il n'est pas non plus conscient de lui-même. Concentration, conscience de soi, capacité et possibilité d'objectiver ce qui est originairement résistance à la tendance, forment donc une seule structure indissociable, qui comme telle n'appartient qu'à l'homme. Cette formation de la conscience de soi, ce nouveau degré de reploiement et de concentration de l'existence que l'esprit rend possibles, engendrent aussitôt la seconde caractéristique de l'homme : celui-ci peut non seulement agrandir le milieu selon la dimension de l'univers et transformer des obstacles en objets, mais il peut aussi, et c'est là le plus remarquable, traiter encore objectivement sa propre constitution physiologique et psychique et même chaque vécu particulier. C'est seulement pour cela qu'il peut aussi renoncer librement à sa vie. L'animal entend et voit, mais sans savoir qu'il entend et qu'il voit; si nous voulons nous placer en quelque mesure dans son état normal, il nous faut penser à des états extatiques de l'homme, d'ailleurs très rares : nous les rencontrons dans l'hypnose en sa phase terminale, après l'absorption de certains poisons enivrants et aussi comme conséquence de certaines techniques propres à paralyser l'esprit, celle par exemple des cultes orgiaques de toute espèce. Même les impulsions issues de ses tendances, l'animal ne les vit pas en tant que siennes, mais comme des tractions et des répulsions dynamiques, qui émanent des choses mêmes du milieu. Et l'homme primitif lui-même, qui par certains traits est encore proche de l'animal, ne dit pas « j'ai cette chose en horreur », mais la chose « est tabou ». L'animal n'a pas de volonté qui survive à ses impulsions et à leur changement et qui puisse, dans la transformation de ses états psychophysiques, assurer une continuité. On pourrait dire qu'un animal arrive toujours ailleurs qu'il ne voulait primitivement. C'est une remarque juste et profonde de Nietzsche, que, au contraire, l'homme est l'animal qui peut promettre. [...]
  Or cette structure de l'homme, cette propriété qu'il a d'être donné à lui-même, permettent de comprendre toute une série de particularités humaines; indiquons-en brièvement quelques-unes. D'abord l'homme est seul à posséder pleinement la catégorie de chose et de substance concrète, que les animaux supérieurs eux-mêmes paraissent ne pas avoir complètement. Un singe, auquel on donne une banane à demi pelée, s'enfuit à cette vue, tandis qu'il la mange quand elle est entièrement pelée; et quand elle est intacte, il la pèle lui-même et la mange ensuite. Pour l'animal, la chose ne s'est pas modifiée, elle s'est changée en une autre2. Il est clair qu'il manque ici à l'animal un centre, qui lui permettrait de rapporter à une seule et même chose concrète, à un noyau identique de réalité, ses fonctions psychophysiques de vision, d'audition, d'olfaction, et corrélativement les réalités préhensibles, visibles, palpables, audibles, gustatives et olfactives. [...]
  L'animal n'a pas non plus, disions-nous, l'espace mondial. Un chien peut vivre des années en un jardin et en avoir souvent visité chaque endroit : de ce jardin il ne pourra jamais, quelle qu'en soit la taille, se faire une image d'ensemble non plus que de la disposition, indépendante de sa propre situation corporelle, des arbres, des buissons, etc. Les seuls espaces qu'il perçoive et qui changent avec ses mouvements sont les espaces d'environnement commandés par sa structure, et il ne peut pas les coordonner dans l'espace total du jardin, espace indépendant de sa situation corporelle. La raison en est qu'il n'est pas à même d'objectiver son propre corps et les mouvements de celui-ci, ce qui lui permettrait d'englober dans son intuition de t'espace sa propre situation corporelle à titre d'élément changeant, et il apprendrait ainsi à compter quasi instinctivement avec la contingence de sa position, comme l'homme y parvient même sans la science, ne faisant que commencer par là ce qu'il continue à réaliser par l'activité scientifique. Car c'est la grandeur de la science humaine d'apprendre à l'homme à se regarder de plus en plus lui-même, et toute sa constitution physique et psychique, comme une chose étrangère reliée aux autre choses par des liaisons causales rigoureuses: il sait ainsi se faire une image du monde même, dont les objets sont tout à fait indépendants de son organisation psychophysique, de ses sens et de leurs seuils, de ses besoins et de t'intérêt que sous l'action de ceux-ci il prend aux choses: et par conséquent, au milieu du changement de toutes ses positions, de tous ses états et de toutes ses impressions sensibles, ces objets demeurent stables. L'homme seul en tant qu'il est une personne est capable de s'élever au dessus de lui-même en tant qu'être vivant, et il peut, d'un centre qui est pour ainsi dire par delà le monde spatio-temporel, faire de tout, y compris de lui-même, l'objet de sa connaissance.
  Mais ce centre, d'où l'homme accomplit les actes par lesquels il objective le monde, son corps et son âme (Psyché), ne peut pas être lui-même une partie de ce monde; il est donc impossible de lui assigner une place dans l'espace ou dans le temps — il ne peut être rattaché qu'au principe le plus élevé de la réalité. Ainsi l'homme est-il l'être supérieur à soi-même et au monde. En tant que tel, il est apte aussi à l'ironie et à l'humour, qui impliquent toujours qu'on domine sa propre existence. [...]
  Nous nous trouvons avoir dégagé ainsi une troisième détermination importante de l'esprit : il est le seul être qui soit incapable d'être lui-même objet — il est actualité (Aktualitat) pure, il n'existe que dans le libre accomplissement de ses actes. Le centre de l'esprit, la personne, n'existe donc ni comme objet ni comme chose, il est seulement une forme (déterminée par essence) d'organisation d'actes, qui continuellement se réalise elle-même en elle même. Ce qui est psychique ne se réalise pas soi-même; c'est une série d'événements dans le temps, auxquels, du centre de notre esprit, nous pouvons en principe assister et que dans la perception interne et l'observation nous pouvons encore constituer en objet. Mais l'être de notre personne, nous ne pouvons que tendre vers lui en nous recueillant; que nous concentrer dans sa direction : il nous est impossible de l'objectiver. Les autres ne sont pas non plus objectivables en tant que personnes. Nous n'avons d'accès possible à l'intimité d'autrui qu'en reproduisant et en accomplissant en commun avec lui ses actes libres, qu'en nous identifiant, comme nous disons, avec sa volonté, son amour, etc., et, par là, avec lui-même. De même c'est seulement en les accomplissant en commun avec lui que nous pouvons participer aux actes de cet esprit unique, supra-singulier, que nous devons admettre au principe de la liaison essentielle et inviolable de l'idée et de l'acte, si nous croyons qu'indépendamment de la conscience humaine un ordre d'idées se réalise en ce monde et si nous l'attribuons à l'être primordial lui-même comme une de ses priorités. L'ancienne philosophie des idées, qui dominait depuis saint Augustin, avait admis le principe ideae ante res, c'est-à-dire l'existence d'une providence et d'un plan de la création antérieur à la réalité effective du monde. Mais les idées ne sont pas avant les choses, ni en elles ni après elles : elles sont avec elles, et ne sont engendrées dans l'esprit éternel que dans l'acte de la production continue du monde (création continue). Aussi lorsque, pensant les idées, nous participons aux actes de cet esprit éternel, on ne saurait dire que nous trouvons ou découvrons simplement quelque chose qui existe déjà, et qui est déjà constitué indépendamment de nous : mais, en vérité, nous participons intimement alors à l'activité de production et de génération, qui, du principe même des choses, fait jaillir les idées, et les valeurs liées à l'amour éternel.
Max SCHELER, La situation de l'homme dans le monde, II, L'Esprit (1928).

1. Entre Edison, considéré seulement comme technicien, et un chimpanzé intelligent, la différence, pour être très grande, n'est que de degré.
2. Voir aussi les expériences de H. Volkelt sur les araignées. On trouvera en grand nombre dans mon anthropologie des faits qui ont une signification analogue.

 

Michel SERRES
Cette distance infime à nos cousins animaux

 

 Jusqu'à aujourd’hui en effet, l’humanisme n’eut jamais lieu parce que l’homme universel qu’il évoquait n’existait pas. […]
 Il vient de naître aujourd’hui, d’une toute autre source. Tiré de la paléoanthropologie, de la biochimie et de quelques autres disciplines expertes dans les datations, le Grand récit qui raconte l’émergence, l’expansion et les voyages aventureux d’Homo sapiens permet de dessiner l’arbre généalogique d’une seule et même famille et donc d’accéder à un nouvel universel.
 Et de nouveau : existe t-il une nature humaine ? Qu’est-ce donc que l’homme ? A ces deux questions, chaque réponse proposée par la tradition tente de définir notre espèce en général. Mais toujours quelque critique, ironique et judicieux, oppose à chaque essai une bête dite brute qui correspond à cette définition, soit parce qu’elle a deux pieds sans plume ou qu’elle rit, soit qu’experte, elle fabrique des outils, qu’elle fait l’amour face à face… Fourmis, termites, castors, chimpanzés, bonobos… voilà, que je sache, autant d’animaux politiques. Et combien de fois, mon âme, avez-vous assisté à la réception du corps diplomatique par un chef d’Etat ou, malade, à la visite d’un patron de médecine précédant sa suite… sans reconnaître là, immanquablement, quelque mâle dingo dominant ses femelles et autres dépendants, un coq en gloire dans la basse-cour parmi poules et chapons, un lion de mer sur la plage sale, levant son cou flasque ? Ethologie et génétique savent mesurer cette distance infime à nos cousins animaux.
 Que l’on définisse enfin l’homme comme chose qui pense, combien en avez-vous rencontré sur la place publique ou dans quelque amphithéâtre ? Inversement, qui vous assure qu’aucune bête n’a conscience de soi, que la vache dans son pré ne médite pas sur ce pourquoi elle se trouve comme jetée dans ce carré de luzerne, ruminant sa déréliction ? Qui d’entre nous entra jamais dans la cénesthésie d’une chauve-souris ?
 Une fois rejetées ces définitions absurdes, une fois fermé cet accès à l’homme universel, il semble plus aisé de répondre à la question : qui es-tu toi, mon prochain, mon voisin, que je fréquente au quotidien et que je crois connaître ?
Michel SERRES, Récits d’humanisme (2006).