La présomption, en fleurissant, donne un épi d'aveuglement et l'été moissonne les larmes Darios (vers 821-822).
Les Perses,
la plus ancienne tragédie grecque qui nous soit parvenue, fut
représentée au théâtre de Dionysos, à Athènes, en 472 av. J.-C. sous
l'archonte Ménon. Elle faisait partie d'une tétralogie (Phinée, Les Perses, Glaucos de Potnies précédant le drame satyrique Prométhée allumeur de feu). Eschyle a alors pour chorège
le jeune Périclès et remporte cette année-là le prix des
grandes Dionysies, sans doute grâce aux seuls Perses. Cette tragédie apparaît comme une œuvre-clef car elle narre un
événement fondateur de la démocratie athénienne : le début de
l'hégémonie de la cité sur le monde grec. Le sujet, destiné à glorifier la Grèce, avait déjà été traité par Phrynichos dans ses Phéniciennes,
mais Eschyle, qui connaissait d'autant mieux la question qu'il avait
participé à la bataille de Salamine, lui donna une tout autre portée. La tragédie des Perses
consacre l'avènement du genre, auquel elle donne toute son
importance civique, politique et religieuse en traitant pour la
première fois un sujet non mythologique destiné à retentir d'autant
mieux dans la Cité.
Le sujet :
Il est emprunté à l'Histoire, et plus précisément à la deuxième guerre
médique où s'affrontèrent l'empire perse et les cités du Péloponnèse. A
la mort de son père Darios (ou Darius) en - 486, Xerxès recueillait une lourde
succession : un empire perse colossal mais peu homogène et une grave
question à régler de l'autre côté de la mer Égée. L'échec de Marathon
(- 490) avait prouvé en effet que ce n'était pas en jetant sur les
côtes de Grèce un corps expéditionnaire qu'on viendrait à bout de
l'arrogance hellénique. L'infanterie perse devait plutôt gagner par
l'Hellespont la Grèce centrale, appuyée par une flotte qui longerait la
côte. L'expédition fut minutieusement préparée : c'était une
formidable machine de guerre, forte de 800 voiles et quelque 300.000 hommes. A la fin de juillet - 480, les armées
grecques prirent position : tandis que la flotte perse subissait de
gros dommages dus à une tempête, l'armée de Xerxès réussissait à forcer
le défilé des Thermopyles et arrivait à Athènes. La victoire des Perses
semblait acquise, mais le stratège grec Thémistocle choisit de déplacer
le combat sur le plan naval pour détruire la flotte des Perses et
priver ainsi leur armée de son soutien. Pour cela il employa une ruse :
il fit parvenir à Xerxès par un prétendu traître un message l'informant
du désir de fuite d'une partie des généraux grecs par la passe
occidentale de la baie d'Éleusis. Thémistocle voulait ainsi contraindre
la flotte perse à se rendre dans un endroit réduit où elle ne pourrait
pas profiter de sa supériorité numérique. Cette manœuvre fonctionna
pleinement : la flotte perse choisit de suivre les vaisseaux grecs et s'engagea malaisément dans le détroit de Salamine. Là, les vaisseaux grecs, moins nombreux et plus légers,
opérèrent un véritable carnage et ce qui réchappa du désastre fut
massacré dans l'île de Psyttalie. Pour Xerxès, qui, du haut de son
trône, assistait à la bataille, c'était l'échec total.
LA COMPOSITION
Eschyle choisit de placer la scène à Suse, chez les vaincus. Moins sans
doute pour écrire l'histoire selon ce point de vue original que pour
répondre à des impératifs formels : de face, Salamine était le sujet
d'une ode triomphale; de dos, cela devenait un sujet de tragédie. La
désolation de Xerxès et des siens devant le désastre marquait en outre
mieux qu'un chant de triomphe l'ampleur de la catastrophe et le génie
des Grecs. Le tableau de l'empire effondré était d'autant plus
expressif et émouvant pour les vainqueurs que c'étaient les vaincus qui
reconnaissaient leur défaite. Ainsi Eschyle obtenait une matière
tragique exceptionnellement riche et des héros qui, dans la noble
grandeur de leur chagrin, grandissaient leurs vainqueurs.
Nous sommes à Suse, dans le palais des rois de Perse. Le Chœur des
vieillards (appelés les Fidèles) exprime par l'intermédiaire de son
chef, le Coryphée, de sombres pressentiments. Chargé de veiller au
salut de l'empire en l'absence de Xerxès, il attend impatiemment des
nouvelles de l'armée et rappelle la multitude de peuples levés par le
roi et la vaillance de leurs chefs. La reine Atossa, mère de Xerxès,
confirme ces craintes en racontant le dernier de ses songes nocturnes.
Un messager arrive enfin et annonce le désastre : la flotte perse a été
détruite à Salamine et l'élite des troupes royales anéantie dans l'île
de Psyttalie. L'armée a été victime d’un piège et n’a même pas pu
combattre. Xerxès, au désespoir, a donné l'ordre de la retraite et
lui-même s'est sauvé avec quelques hommes. Le Chœur et la reine
évoquent alors l'ombre de Darios dans l'espoir qu'il les aidera de ses
conseils. A leur appel, Darios remonte de l'Hadès. On lui apprend que
son fils a perdu la Perse en voulant conquérir la Grèce, et lui-même
apprend à la reine et au Chœur qu'au désastre de la flotte s'ajoutera
un autre malheur, celui de l'armée de terre que les Grecs anéantiront à
Platées. Déplorant l'audace juvénile de son fils, il conseille aux
Perses de se borner à guerroyer sur le continent asiatique et à
s'abstenir de la mer, que le destin leur a interdite. Quand il est
rentré dans l'ombre, le Chœur déplore l'imprudence de Xerxès, à
laquelle il oppose la sagesse de Darios, qui lui a valu tant de
conquêtes. Enfin Xerxès arrive en gémissant. Il se reproche amèrement
d'avoir été le fléau de sa race et de sa patrie. Il invite le Chœur à
gémir avec lui et ils s'abandonnent ensemble à des lamentations
désespérées (kommos).
La tragédie grecque obéit à une structure immuable. Après un prologue
parlé destiné à expliquer la situation, le Chœur fait son entrée (parodos). Des épisodes s'installent alors (constitués de tirades opposées entre les divers personnages et le Chœur : agôns). Entre ces épisodes s'intercalent des chants (stasima,
ou "chants sur place"). Ceux-ci, composés des trois mouvements de l'ode (strophe/antistrophe/épode), étaient entonnés par les choreutes (limités à 12 par
Eschyle) qui, en même temps, dansaient sur des indications de l'auteur.
Enfin la pièce s'achève par la sortie du Chœur (exodos). On
voit comment celui-ci est bien le personnage principal de la tragédie,
un personnage qui n'agit pas mais commente, d'autant que le nombre des
acteurs, toujours masculins, était limité (selon Aristote, c'est
Eschyle qui aurait introduit le deuxième personnage, ou deutéragoniste).
PROLOGUE
PARODOS |
Le Coryphée - Le Chœur |
À Suse, le chœur des Fidèles du grand Roi évoque la folle entreprise de Xerxès qui
est parti conquérir la Grèce ; inquiétude. |
"Ainsi
est partie la fleur des guerriers de la Perse; et cette terre d'Asie
qui les a nourris gémit déchirée d'un cuisant regret. Les pères, les
épouses comptent les jours en tremblant." |
1er
ÉPISODE |
La reine, le Chœur - le Messager
|
a)
songe d’Atossa qu’elle raconte aux choreutes ; le Chœur lui conseille
d’invoquer les dieux et l'ombre de Darios.
b) un messager fait à Atossa le récit de la défaite perse à Salamine.
Le Coryphée demande aux dieux de laisser apparaître l'ombre de Darios. |
"Mon fils tombe ; Darios son père accourt, le console ; mais Xerxès, à cette apparition, déchire ses vêtements sur son corps."
"La
fleur des Perses est tombée, elle a péri! ô douleur! ô triste sort
d'être chargé d'apporter le fatal message ! Pourtant, il faut parler,
il faut, ô Perses ! vous dérouler toute notre infortune. L'armée des
Barbares a péri tout entière." |
1er STASIMON |
Le Chœur condamne la folie de Xerxès. |
"Tout
entière aujourd'hui gémit l'Asie dépeuplée. Xerxès a emmené les
peuples, hélas I Xerxès les a perdus, hélas ! Xerxès, sur de frêles
navires, a tout livré, l'imprudent ! à la merci des mers. Ah ! pourquoi
jadis Darius ne régna-t-il pas toujours invaincu, lui, le monarque
guerrier, le chef adoré dans Suse." |
2ème ÉPISODE |
L'ombre de Darios, la reine, le Chœur |
Atossa,
par ses libations, fait sortir des enfers l’ombre de Darios. Celui-ci
plaint son empire déchu et dénonce la démesure de son fils Xerxès. Il annonce un désastre plus grand encore et conseille aux Perses de renoncer aux expéditions maritimes. |
"Quand
un homme court à sa perte, les dieux l'aident à s'y précipiter. La
source des maux, ô mes amis, vient de s'ouvrir sur vous : vous le devez
à la jeunesse, à l'imprévoyante audace de mon fils." |
2ème STASIMON |
Le Chœur évoque la grandeur de Darios et le bonheur de son règne. |
"Les
villes opulentes et populeuses des Grecs d'Ionie furent domptées par la
prudence de Darios. Des soldats bien équipés, des auxiliaires
qu'avaient fournis toutes les nations du monde, formaient une armée
invincible. Les dieux ont tout changé. C'est par leur volonté, sans nul
doute, que nous avons essuyé cette terrible défaite, vaincus dans la
bataille livrée sur les mers." |
EXODOS |
Le Chœur, Xerxès |
Arrivée de Xerxès, qui, en courts vers lyriques, déplore son malheur en dialoguant avec le Chœur (kommos). |
"Hélas
! infortuné que je suis ! quel désastre affreux et imprévu ! Que le
sort insulte cruellement à la race des Perses ! Malheureux ! que
devenir ? Mes genoux fléchissent sous moi, à l'aspect de ces
vieillards. 0 Jupiter ! pourquoi n'ai-je pas été, moi aussi, plongé
dans la mort, avec ces guerriers qui ne sont plus !" |
LA DRAMATURGIE
Selon la définition célèbre d’Aristote : « La
tragédie est la représentation d’une action noble, menée jusqu’à son terme et ayant une
certaine étendue, au moyen d’un langage relevé d’assaisonnements d’espèces variées, utilisés
séparément selon les parties de l’œuvre ; la représentation est mise en œuvre par les
personnages du drame et n’a pas recours à la narration ; et en représentant la pitié [eleos] et la
frayeur [phobos], elle réalise une épuration [katharsis] de ce genre d’émotions. » [Poétique chapitre VI]. Eschyle est souvent présenté comme le père de la tragédie, même s'il a des devanciers (Thespis, Phrynicos). Il lui a en effet apporté des innovations matérielles (le masque, le cothurne, la robe traînante, les tréteaux, selon Horace), mais son génie a su donner surtout au genre tragique son registre définitif : une simplicité empreinte de noblesse capable de mettre en lumière les débats des hommes et les désastres que provoque leur présomption. Car si l'on réduit souvent la tragédie au ressort de la fatalité, il semble plutôt qu'il s'agisse pour Eschyle de culpabilité.
l'action :
Elle est ici réduite à sa plus simple expression. Elle n'est même pas contenue dans une attente, puisque
l'issue de la guerre est connue des spectateurs, et d'ailleurs, dès l’entrée du Messager, la réponse
est donnée. Il s'agit pour l'essentiel d'un kommos, qu'Aristote définit comme « un chant de lamentation (thrênos) commun au chœur et aux acteurs sur scène » (Aristote, Poétique, 52b).
Les Perses se rapproche pour cela de l'origine religieuse de la tragédie : le dithyrambe, spectacle exécuté par un cercle choral de cinquante chanteurs-danseurs autour de l'autel de Dionysos.
On peut aussi penser à la tradition du logos epitaphos, éloge funèbre qui commémore les héros lors des funérailles et laisse aussi sa place à la plainte de l'ennemi vaincu.
De même, les chants du chœur et ses lamentations ressemblent aux thrènes ou chants funèbres des poètes lyriques. « Incantations magiques, cris funèbres et sauvages, rondes désespérées, étranges ululements font l'essentiel de la tragédie d'Eschyle », note Robert Brasillach.
L'attention ne souffre pas pour autant de la faiblesse de l'intrigue, car Eschyle a su ménager une habile progression dans l'expression de la douleur : à de vagues pressentiments succède un songe prémonitoire, que va confirmer l'annonce du désastre. Les tableaux épiques de la bataille de Salamine puis du massacre de Psyttalie rythment ensuite la progression du désespoir, qui finit par exploser en douleurs hurlantes. L'attention est en outre habilement dirigée dès le début de la pièce vers le personnage de Xerxès, qui n'apparaîtra qu'à la fin : le dramaturge saura le faire attendre par le public comme il est attendu par sa mère, la reine Atossa, d'autant plus qu'il est désigné par Darios comme le vrai coupable. Des lamentations qui achèvent la pièce, le tragédien a su enfin varier les motifs et nuancer les sentiments : si Xerxès souffre surtout par amour-propre et humiliation, le Chœur se lamente sur la ruine de la patrie. Mais ces deux déplorations semblent n'avoir pour rôle que d'amplifier le désespoir et de situer son objet : moins la plainte des victimes que la consternation devant la folie qui a permis leur extermination.
espace et temps :
L'espace présenté aux yeux du spectateur est le lieu unique de la tragédie, statique et indifférencié, puisqu'Eschyle n'entend pas respecter quelque couleur locale. Ses Perses s'expriment en grec, honorent des dieux grecs et pratiquent des rites grecs. Différence ethnique d'autant moins perceptible que pour parler d'eux-mêmes, ces Perses utilisent le vocable d'exclusion par lequel les Grecs les désignent, Barbares, cautionnant ainsi par le contre-exemple la leçon de sagesse politique que le dramaturge veut nous donner. Cette quasi-annexion de l'espace ennemi donne toute sa dimension au point de vue perse choisi par Eschyle. Il entend ainsi amener plus facilement son public à cette pitié que réclame le ressort tragique, sans oublier pour autant de conférer à l'ennemi la noblesse qui grandira la victoire. Aussi bien s'agit-il de chanter celle-ci avec prudence et magnanimité pour ne pas s'attirer la sombre jalousie des dieux.
Mais au-delà du palais royal de Suse, se profile par le récit un autre espace lointain qui, par les préoccupations des personnages, devient le lieu essentiel, ce lieu du désastre où tombent tant de guerriers. Le récit épique élargit l'horizon à ce théâtre de la guerre et renonce à recenser les pertes qui, dit le Messager, demanderaient dix jours pour être énumérées. La condensation de la crise voulue par Aristote est ici respectée : « une révolution de soleil » suffit en effet à ce que les craintes du Chœur et de la reine trouvent leur réponse dans la nouvelle de la défaite. Celle-ci peut bien s'enfermer dans la durée limitée d'une représentation puisqu'Eschyle subordonne l'Histoire aux exigences dramatiques. La seule vérité que l'on réclame ici est celle de la poésie : la Perse d'Eschyle est avant tout un espace mental, l'Histoire s'écrit dans un théâtre de la défaite dont le Messager omniscient, hors du temps et de l'espace, peut faire, à la guise du dramaturge, le tableau vibrant et intemporel.
personnages :
Les personnages tragiques sont en général mythologiques et s'inscrivent dans des lignées aristocratiques. Bien que le sujet choisi par Eschyle dans Les Perses soit historique, on trouve dans les personnages cette persistance des dimensions héroïques qui les rattachent au mythe, ne serait-ce que dans le deuil qui les accable, présenté comme une volonté divine. Par essence problématique, la tragédie interroge ce
rapport du héros au religieux, l’homme étant comme pris au piège par des dieux impénétrables. Le Chœur peut ainsi se lamenter : « Mais quel mortel échappera aux perfides trahisons de la Fortune ? qui est l'homme au pied agile, qu'un bond heureux mettra hors du piège ? Caressante et flatteuse d'abord, la calamité attire les humains dans ses rets : on y tombe, et nul effort ne peut plus nous libérer.» Pourtant, le théâtre d'Eschyle se situe à ce moment-charnière où la Cité commence à se dégager de la superstition et à envisager les modalités politiques de la vie humaine. Si, chez lui, l’homme reste
soumis aux dieux, la question de sa responsabilité prend
plus d’importance. Certaines de ses tragédies, comme Les Euménides posent clairement le problème de la Justice : Oreste échappe ainsi au châtiment parce qu'un véritable tribunal examine son cas et nuance sa culpabilité au point de l'acquitter d'un parricide. Dans Les Perses, il s'agit de comprendre comment un mortel a pu amener tout un peuple à la débâcle.
Ce mortel, c'est ici Xerxès. Il correspond à la figure du héros problématique qui, selon Aristote, ne doit être ni tout à fait
coupable ni tout à fait innocent, au risque d’empêcher l’identification nécessaire à la
catharsis. Xerxès a commis une faute d'orgueil en lançant son peuple contre la Grèce,
et cette présomption appartient aux excès dont les dieux sont le plus jaloux : il s'est rendu coupable de cette démesure (hubris) que toute la pensée grecque, « pensée de midi », s'emploie à condamner et dont Darios dénonce la folie : « Ô Fortune ennemie! que tu as bien trompé l'espoir des Perses ! Voilà donc le châtiment terrible que mon fils a infligé à cette illustre Athènes ! Ce n'était donc point assez de tant de Barbares jadis tombés à Marathon ! Il fallait que mon fils essayât de venger leur mort, qu'il attirât sur lui cet amas d'infortunes ! [...] La source des maux, ô mes amis, vient de s'ouvrir sur vous : vous le devez à la jeunesse, à l'imprévoyante audace de mon fils. »
Cette imprudence, Darios la nuance néanmoins en évoquant l'acharnement des dieux : « C'est sur mon fils que Zeus accomplit les menaces divines. J'espérais que les dieux différeraient longtemps leur vengeance; mais, quand un homme court à sa perte, les dieux l'aident à s'y précipiter. » La reine Atossa, en mère aimante, trouve aussi de quoi partiellement excuser Xerxès en incriminant ses mauvais conseillers. Mais il ne s'agit pas ici de mener quelque procès : l'énormité de la défaite est à la mesure de la folie qui l'a générée. C'est pourquoi la pensée grecque est si attachée à la modération de la conduite (sophrosune) : il vaut mieux éviter d'attirer sur soi l'attention des dieux en osant prendre plus que la part allouée à chacun par le destin. Le personnage de Xerxès est pour cette raison le plein sujet de la
faute tragique. Il a voulu franchir les limites de la terre perse pour se lancer sur les mers, folie mêlée d'audace et d'orgueil dont l'entière culpabilité lui est imputée : « La Perse gémit sur ces jeunes héros qu'elle avait vus naître. Xerxès les a tués, Xerxès en a gorgé les enfers. Que de soldats sont descendus aux enfers, la fleur de l'Asie, les archers au coup fatal ; que de milliers de milliers d'hommes ont péri ! » Cette culpabilité, Xerxès l'endosse lui-même en se présentant comme victime expiatoire
d'un Destin qui a choisi de se tourner contre lui, compromis si caractéristique de la pensée d'Eschyle entre les ressort du fatum et la pleine responsabilité qui échoit à l'homme libre. registres :
Dans le genre tragique, cohabitent plusieurs registres selon la nature des épisodes et des chants avec lesquels ils alternent. Dans les épisodes, lorsqu'ils font place au récit, le registre épique est le plus marqué. Ainsi dans Les Perses l'énumération par le Chœur des forces en présence, la liste des héros disparus, le
tableau dans le récit du Messager des victimes de Salamine flottant sur les eaux, sont caractéristiques de l'énormité, du grandissement voulus par l'épopée. « Nos vaisseaux sont culbutés; la mer disparaît sous un amas de débris flottants et de morts; les rivages, les écueils se couvrent de cadavres. Tous les navires de la flotte des Barbares ramaient pour fuir en désordre : comme des thons, comme des poissons qu'on vient de prendre au filet, à coups de tronçons de rames, de débris de madriers, on écrase les Perses, on les met en lambeaux. La mer résonne au loin de gémissements, de voix lamentables.» Ces évocations rappellent par exemple le catalogue des vaisseaux du chant
II de l'Iliade d'Homère, ou les exploits de Diomède au chant V. La tragédie d'Eschyle pourra aussi évoquer l'Odyssée dans le thème du nostos, le retour au pays, même si celui-ci se fait pour les Perses dans un délabrement plus conforme au registre pathétique.
Ce deuxième registre est, lui aussi, partie prenante dans la tragédie, puisqu'il est l'un des ressorts essentiels que la catharsis entend déclencher chez le spectateur. Mais, dans Les Perses, l'émotion est complexe, d'autant plus que la pièce s'adressait aux vainqueurs. Loin de vouloir exalter le sentiment national au détriment des vaincus, Eschyle choisit de leur présenter le tableau navrant d'une patrie dévastée. Bien sûr, l'orgueil des Grecs dut vibrer quelque peu aux propos effarés de Darios constatant que son fils a osé défier leur puissance : « Essayer d'enchaîner comme une esclave la mer sacrée de Hellé ! mortel enfin, croire qu'il l'emporterait sur tous les dieux, sur Poséidon ! quelle folie, quel délire aveuglait mon fils ! » Eschyle va même jusqu'à détourner la devise par laquelle Darios se promettait de prendre sa revanche, Souviens-toi de la Grèce, en avertissement définitif pour les Perses. Mais l'enthousiasme patriotique restait pur de toute haine et de tout mépris. C'est même à la pitié qu'Eschyle incitait son public, en le rendant témoin de l'effondrement irrémédiable d'une patrie. A ce titre Les Perses est un long thrène, et le kommos final fait alterner les brèves répliques du Chœur et de Xerxès comme le refrain psalmodié d'un chagrin que le public pouvait partager.
Avec Les Perses, première tragédie historique, Eschyle s'adressait à son public dans un mélange subtil de patriotisme et de compassion mais partageait surtout sa réflexion sur la condition humaine Il forçait le Grec à incliner sa tête victorieuse et à se mettre à la place de l'autre, ce frère en barbarie, « au loin vers le couchant », là où cet autre devient le même dans sa semblable mortalité. Cette tragédie dépasse dès lors le plan politique et nous place devant notre fragilité d'humains, exposés à tous les caprices de la Fortune.
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