VOLTAIRE
SENTIMENT DES CITOYENS

avec les annotations de J.-J. ROUSSEAU

 

[Du Peyrou/Moultou, 1780-1789 quarto édition, tome XIV, pp. 117-123 (1782) - orthographe non modernisée.]

 

LETTRE DE J.- J. ROUSSEAU A SON LIBRAIRE DE PARIS

  Je vous envoie Monsieur, une piece imprimée & publiée à Geneve, & que je vous prie d'imprimer & publier à Paris pour mettre le public en état d'entendre les deux parties, en attendant les autres réponses plus foudroyantes qu'on prépare à Geneve contre moi. Celle-ci est de M. de V ... si toutefois je ne me trompe; il ne faut qu'attendre pour s'en éclaircir: car s'il en est l'auteur, il ne manquera pas de la reconnoître hautement, selon le devoir d'un homme d'honneur & d'un bon chrétien; s'il ne l'est pas, il la désavouera de même, & la public saura bientôt à quoi s'en tenir. Je vous connois trop, Monsieur, pour croire que vous voulussiez imprimer une piece pareille, si elle vous venoit d'une autre main; mais puisque c'est moi qui vous en prie, vous ne devez vous en faire aucun scrupule. Je vous salue, &c.

[L'Auteur de cette piece avait si bien imité le style de M. Vernes, que M. Rousseau parut croire qu'elle pouvait être de lui. Ce ne fut qu'au bout de quelque tems qu'il apprit que son véritable auteur était M. de V.....]

 

  Après les lettres de la campagne, sont venues celles de la montagne. Voici les sentimens de la ville.
  On a pitié d'un fou; mais quand la démence devient fureur, on le lie. La tolérance, qui est une vertu, seroit alors un vice.
  Nous avons plaint J. J. Rousseau, ci-devant citoyen de notre ville, tant qu'il s'est borné, dans Paris, au malheureux métier d'un bouffon qui recevoit des nazardes à l'opéra, qu'on prostituoit marchant à quatre pattes sur le théâtre de la comedie. A la vérité, ces opprobres retomboient, en quelque façon, sur nous : il étoit triste, pour un Genevois arrivant à Paris, de se voir humilié par la honte d'un compatriote. Quelques-uns de nous l'avertirent, & ne le corrigerent pas. Nous avons pardonné à ses romans, dans lesquels la décence & la pudeur sont aussi peu ménagées que le bon sens. Notre ville n'étoit connue auparavant que par des mœurs pures, & par des ouvrages solides qui attiroient les étrangers à notre Académie : c'est pour la premiere fois qu'un de nos citoyens l'a fait connoître par des livres qui alarment les mœurs, que les honnêtes gens méprisent & que la piété condamne.
  Lorsqu'il mêla l'irréligion à ses romans, nos Magistrats furent indispensablement obligés d'imiter ceux de Paris & de Berne,

[* Je ne fus chassé du Canton de Berne qu'un mois après le décret de Genève.]

dont les uns le décrétèrent, & les autres le chassèrent. Mais le Conseil de Genève, écoutant encore sa compassion dans sa justice, laissoit une porte ouverte au repentir d'un coupable égaré, qui pouvoit revenir dans sa patrie & y mériter sa grace.
  Aujourd'hui la patience n'est-elle pas lassée, quand il ose publier un nouveau libelle, dans lequel il outrage avec fureur la religion chrétienne, la réformation qu'il professe, tous les Ministres du saint Evangile, & tous les Corps de l'Etat ? La démence ne peut plus servir d'excuse, quand elle sait commettre des crimes.
  Il auroit beau dire à présent : reconnoissez ma maladie du cerveau à mes inconséquences & à mes contradictions : il n'en demeurera pas moins vrai que cette folie l'a poussé jusqu'à insulter à Jésus-Christ, jusqu'à imprimer que l'Evangile est un livre scandaleux (page 40 de la petite édition), téméraire, impie, dont la morale est d'apprendre aux enfans à renier leurs meres, leurs freres, &c. Je ne répéterai pas les autres paroles : elles font frémir. Il croit en déguiser l'horreur en les mettant dans la bouche d'un contradicteur; mais il ne répond point à ce contradicteur imaginaire. Il n'y en a jamais eu d'assez abandonné pour faire ces infâmes objections, & pour tordre si méchamment le sens naturel & divin des paraboles de notre Sauveur. Figurons-nous, ajoute-t-il, une ame infernale, analysant ainsi l'Evangile. Eh ! qui l'a jamais ainsi analysé ? Où est cette ame infernale ?

 [* Il paraît que l'auteur de cette piece pourrait mieux répondre que personne & sa question. Je prie le lecteur de ne pas manquer de consulter, dans l'endroit qu'il cite, ce qui précede & ce qui suit.]

 La Métrie, dans son Homme machine, dit qu'il a connu un dangereux athée, dont il rapporte les raisonnemens sans les réfuter : on voit assez qui étoit cet athée; il n'est pas permis assurément d'étaler de tels poisons sans présenter l'antidote.
 Il est vrai que Rousseau, dans cet endroit même, se compare à Jésus-Christ avec la même humilité qu'il a dit que nous devions lui dresser une statue. On sait que cette comparaison est un des accès de sa folie. Mais une folie qui blasphême à ce point, peut-elle avoir d'autre médecin que la même main qui a fait justice de ses autres scandales ?
 S'il a cru préparer, dans son style obscur, une excuse à ses blasphêmes, en les attribuant à un délateur imaginaire, il n'en peut avoir aucune pour la manière dont il parle des miracles de notre Sauveur. Il dit nettement, sous son propre nom (page 98) : II y a des miracles, dans l'Evangile, qu'il n'est pas possible de prendre au pied de la lettre sans renoncer au bon sens; il tourne en ridicule tous les prodiges que Jésus daigna opérer pour établir la religion.
 Nous avouons encore ici la démence qu'il a de se dire chrétien quand il sape le premier fondement du christianisme; mais cette folie ne le rend que plus criminel. Etre chrétien, & vouloir détruire le christianisme, n'est pas seulement d'un blasphémateur, mais d'un traître.
 Après avoir insulté Jésus-Christ, il n'est pas surprenant qu'il outrage les Ministres de son saint Evangile. Il traite une de leurs professions de foi, d'Amphigouri (page 53). Terme bas & de jargon, qui signifie déraison. Il compare leur déclaration aux plaidoyers de Rabelais ; ils ne savent, dit-il, ni ce qu'ils croyent, ni ce qu'ils veulent, ni ce qu'ils disent.
 On ne sait, dit-il ailleurs (page 54), ni ce qu'ils croyent, ni ce qu'ils ne croyent pas, ni ce qu'ils sont semblant de croire.
 Le voilà donc qui les accuse de la plus noire hypocrisie, sans la moindre preuve, sans le moindre prétexte. C'est ainsi qu'il traite ceux qui lui ont pardonné sa première apostasie, & qui n'ont pas eu la moindre part à la punition de la seconde, quand ses blasphêmes répandus dans un mauvais roman, ont été livrés au bourreau. Y a-t-il un seul citoyen parmi nous, qui, en pesant de sang-froid cette conduite, ne soit indigné contre le calomniateur ?
 Est-il permis à un homme né dans notre ville d'offenser à ce point nos Pasteurs, dont la plupart sont nos parens & nos amis, & qui sont quelquefois nos consolateurs ? Considérons qui les traite ainsi; est-ce un savant qui dispute contre des savans ? Non, c'est l'auteur d'un opéra, & des deux comédies sifflées. Est-ce un homme de bien, qui, trompé par un faux zele, fait des reproches indiscrets à des hommes vertueux ? Nous avouons avec douleur, & en rougissant, que c'est un homme qui porte encore les marques funestes de ses débauches; & qui, déguisé en saltimbanque, traîne avec lui de village en village, & de montagne en montagne, la malheureuse dont il fit mourir la mere, & dont il a exposé les enfans à la porte d'un hôpital, en rejettant les soins qu'une personne charitable vouloit avoir d'eux, & en abjurant tous les sentiments de la nature, comme il dépouille ceux de l'honneur & de la religion.

 [* Je veux faire avec simplicité la déclaration que semble exiger de moi cet article. Jamais aucune maladie de celles dont parle ici l'auteur, ni petite, ni grande, n'a souillé mon corps. Celle dont je suis affligé, n'y a pas le moindre rapport : elle est née avec moi, comme le savent les personnes encore vivantes qui ont pris soin de mon enfance. Cette maladie est connue de Messieurs Malouin, Morand, Thierry, Daran, & du frère Côme. S'il s'y trouve la moindre marque de débauche, je les prie de me confondre, & de me faire honte de ma devise. La personne sage & généralement estimée, qui me soigne dans mes maux & me console dans mes afflictions, n'est malheureuse que parce qu'elle partage le sort d'un homme malheureux; sa mere est actuellement pleine de vie & en bonne santé malgré sa vieillesse. Je n'ai jamais exposé, ni fait exposer aucun enfant à la porte d'aucun hôpital, ni ailleurs. Une personne qui aurait eu la charité dont on parle, aurait eu celle d'en garder le secret; & chacun sent que ce n'est pas de Genève, où je n'ai point vécu, & d'où tant d'animosité se répand contre moi, qu'on doit attendre des informations fideles sur ma conduite. Je n'ajouterai rien sur ce passage, sinon qu'au meurtre près, j'aimerais mieux avoir fait ce dont son auteur m'accuse, que d'en avoir écrit un pareil.]

 C'est donc là celui qui ose donner des conseils à nos concitoyens ! (Nous verrons bientôt quels conseils.) C'est donc là celui qui parle des devoirs de la société !
 Certes il ne remplit pas ces devoirs, quand, dans le même libelle, trahissant la confiance d'un ami,

 [* Je crois devoir avertir le public que le théologien qui a écrie la lettre dont j'ai donné un extrait, n'est, ni ne fut jamais mon ami; que je ne l'ai vu qu'une fois en ma vie, & qu'il n'a pas la moindre chose à démêler, ni en bien ni en mal avec les Ministres de Geneve. Cet avertissement m'a paru nécessaire pour prévenir les téméraires applications.]

il fait imprimer une de ses lettres pour brouiller ensemble trois Pasteurs. C'est ici qu'on peut dire, avec un des premiers hommes de l'Europe, de ce même écrivain, auteur d'un roman d'éducation, que, pour élever un jeune homme, il faut commencer par avoir été bien élevé .

 [* Tout le monde accordera, je pense, à l'auteur de cette pièce, que lui & moi n'avons pas plus eu la même éducation, que nous n'avons la même religion.]

 Venons à ce qui nous regarde particulièrement, à notre ville qu'il voudroit bouleverser, parce qu'il a été repris de Justice. Dans quel esprit rappelle-t-il nos troubles assoupis ? Pourquoi réveille-t-il nos anciennes querelles ? Veut-il qui nous nous égorgions,

 [* On peut voir dans ma conduite les douloureux sacrifices que j'ai faits pour ne pas troubler la paix de ma patrie, & dans mon ouvrage, avec quelle force j'exhorte les citoyens à ne la troubler jamais, à quelque extrémité qu'on les réduise.]

parce qu'on a brûlé un mauvais livre à Paris & à Genève ? Quand notre liberté & nos droits seront en danger, nous les défendrons bien sans lui. Il est ridicule qu'un homme de sa sorte, qui n'est plus notre concitoyen, nous dise : Vous n'êtes, ni des Spartiates, (page 340) ni des Athéniens; vous êtes des marchands, des artisans, des bourgeois occupés de vos intérêts privés & de votre gain. Nous n'étions pas autre chose, quand nous résistâmes à Philippe II & au Duc de Savoye; nous avons acquis notre liberté par notre courage & au prix de notre sang, & nous la maintiendrons de même.
 Qu'il cesse de nous appeller Esclaves (page 260), nous ne le serons jamais. Il traite de tyrans les Magistrats de notre République, dont les premiers sont élus par nous-mêmes. On a toujours vu, dit-il (page 259), dans le Conseil des Deux-Cents, peu de lumières & encore moins de courage. Il cherche, par des mensonges accumulés, à exciter les Deux-Cents contre le Petit-Conseil; les Pasteurs contre ces deux Corps; & enfin, tous contre tous, pour nous exposer au mépris & à la risée de nos voisins. Veut-il nous animer en nous outrageant ? Veut-il renverser notre constitution en la défigurant, comme il veut renverser le christianisme, dont il ose faire profession ? Il suffit d'avertir que la ville qu'il veut troubler, le désavoue avec horreur. S'il a cru que nous tirerions l'épée pour le roman d'Emile, il peut mettre cette idée dans le nombre de ses ridicules & de ses folies. Mais il faut lui apprendre que, si on châtie légérement un romancier impie, on punit capitalement un vil séditieux.

 

 

POST SCRIPTUM d'un ouvrage des Citoyens de Genève, intitulé : Réponse aux Lettres écrites de la Campagne.
Il a paru, depuis quelques jours, une brochure de huit pages in-8 sous le titre de Sentiment des Citoyens; personne ne s'y est trompé. Il seroit au-dessous des citoyens de se justifier d'une pareille production. Conformément à l'article 3 du titre XI de l'Edit, ils l'ont jetée au feu, comme un infâme libelle.