SYLVIE : Songe et réalité

 

  "L'une était l'idéal sublime, l'autre la douce réalité" écrit le narrateur d'Adrienne et de Sylvie (chapitre XIV). En fait la petite paysanne du Valois échappe notablement à la réalité qu'elle est censée représenter, et les deux créatures manifestent à divers degrés ce que Nerval a appelé dans Aurélia "l'épanchement du songe dans la vie réelle".

 

 

   Le personnage de Sylvie, s'il est sans doute, lui aussi, mythologique, est cependant organisé autour d'une réalité terrestre que signale d'abord son prénom. Le syncrétisme qui la fait naître organise une série de portraits et de légendes humblement terrestres et ruraux où miroite la tentation du bonheur simple. Au contraire, Adrienne cristallise les mythes celtiques et chrétiens et ouvre "les portes de corne et d'ivoire qui nous séparent du surréel". Vainement fui, l'idéal d'un soir d'été attache successivement à lui l'actrice des boulevards, les lieux brumeux du Valois où se découpent les tours des châteaux Henri IV et les ruines médiévales de l'abbaye de Châalis. Ce souvenir obsédant dévore la vie simple, gâche l'image jamais évoquée d'une épouse aux doigts de fée auprès de qui se dissiperaient les fantômes. Mais, en retour, l'actrice transfigurée par le mythe indique du doigt la réalité de l'amour sans mystère du régisseur. La nouvelle s'achève sur le regret d'une harmonie à jamais perdue qui marierait tout cela à la réalité : Sylvie n'y est plus la petite paysanne aux yeux noirs, à la sagesse athénienne, mais une jeune phraseuse en espoir de bourgeoisie; Adrienne est morte (et le narrateur ne soupçonne pas encore que cette mort la lui donne à jamais); Aurélie s'essouffle à la hauteur du mythe et désigne l'amour simple d'un amant sans nuages. Le narrateur se trouve seul devant sa déchirure et n'a d'autre ressource que de la taire, rejeté dans sa nuit.

 

Songe et réalité de Sylvie

   Sans doute Sylvie est-elle apparentée aux figures du réel : sa ruralité, sa simplicité, et la précision topographique des lieux où elle évolue, en sont le témoignage. Fraîche et naïve fillette provinciale liée indissolublement à la terre, elle attire le narrateur vers l'existence pacifiée bercée de sollicitude maternelle ("c'était le feu dans la maison"). Elle s'éloignera aussi de lui en se rangeant dans une vie de mère et d'épouse, consternante Lolotte ! Mais elle est, elle aussi, figure rêvée ou, si l'on veut, rêve de la réalité ("Sylvie, dit R.M. Albérès, grâce à qui le rêve ne décolle jamais de la réalité").
  Ainsi elle est désignée clairement comme "la fée des légendes éternellement jeune" (chapitre VI ) et une mythologie particulière lui est associée (son sourire "athénien"). On aurait tort de chercher une réalité géographique aux lieux qu'elle traverse (ainsi l'île Molton, jamais nommée au chapitre IV, est rebaptisée "Cythère"). Ils ont en effet une valeur symbolique : les décors les plus précis constituent de manière récurrente un ensemble de motifs purement nervaliens (la rose et le pampre, que l'on retrouve, par exemple, dans « El Desdichado » : « Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie »). Si Sylvie incarne une "fille du feu", c'est donc bien parce qu'elle investit aussi une part de l'imaginaire : la "douce réalité" correspond à l'une des postulations du narrateur dans sa quête d'une patrie rêvée, point suprême d'une résolution de ses antinomies.

 « La fée des légendes éternellement jeune !...» dis-je en moi-même. — Et déjà Sylvie avait dégrafé sa robe d'indienne et la laissait tomber à ses pieds. La robe étoffée de la vieille tante s'ajusta parfaitement sur la taille mince de Sylvie, qui me dit de l'agrafer. « Oh ! les manches plates, que c'est ridicule ! » dit-elle. Et cependant les sabots garnis de dentelles découvraient admirablement ses bras nus, la gorge s'encadrait dans le pur corsage aux tulles jaunis, aux rubans passés, qui n'avait serré que bien peu les charmes évanouis de la tante. « Mais finissez-en ! Vous ne savez donc pas agrafer une robe ? » me disait Sylvie. Elle avait l'air de l'accordée de village de Greuze. « Il faudrait de la poudre, dis-je. — Nous allons en trouver. » Elle fureta de nouveau dans les tiroirs. Oh ! que de richesses ! que cela sentait bon, comme cela brillait, comme cela chatoyait de vives couleurs et de modeste clinquant! deux éventails de nacre un peu cassés, des boîtes de pâte à sujets chinois, un collier d'ambre et mille fanfreluches, parmi lesquelles éclataient deux petits souliers de droguet blanc avec des boucles incrustées de diamants d'Irlande ! « Oh ! je veux les mettre, dit Sylvie, si je trouve les bas brodés ! »

 

Songe et réalité d'Adrienne

   De son côté, la figure d'Adrienne est constamment sublimée : elle est un "pâle fantôme", et, jusque dans sa participation à la ronde sur la pelouse du chapitre II, elle conserve la distance aristocratique d'une dame du Valois. Son retrait au couvent de Saint-S... la rend plus inaccessible et mythique encore.
   Mais c'est par là que ce fantôme s'immisce dans le réel. Il contamine tous les lieux, qu'il charge de symboles inquiétants (ainsi la sente profonde de Saint-S... où s'égare le narrateur au chapitre V, Châalis et ses roches druidiques, la tour Gabrielle). Il s'empare de la figure d'Aurélie et fait planer la menace de la folie : la comédienne ressemble en effet étrangement à la jeune Adrienne. « Aimer une religieuse sous la forme d'une actrice !... et si c'était la même ! — Il y a de quoi devenir fou ! c'est un entraînement fatal où l'inconnu vous attire comme le feu follet fuyant sur les joncs d'une eau morte... Reprenons pied sur le réel.» (chapitre III). On peut comprendre qu'en effet la jeune aristocrate apparue comme dans un rêve s'allie à la figure de l'actrice, fondamentale chez Nerval. Celui-ci écrit dans Les Confidences de Nicolas : « Rien n’est plus dangereux pour les gens d’un naturel rêveur qu’un amour sérieux pour une personne de théâtre ; c’est un mensonge perpétuel, c’est le rêve d’un malade, c’est l’illusion d’un fou. La vie s’attache tout entière à une chimère irréalisable qu’on serait heureux de conserver à l’état de désir et d’aspiration, mais qui s’évanouit dès que l’on veut toucher l’idole ». Le narrateur de Sylvie témoigne bien de cette chimère dans les doutes qui l'effleurent à propos d'Adrienne et d'Aurélie. Que la première soit une sainte, la seconde une fée maléfique importe peu dans la perspective de ce syncrétisme si caractéristique de la pensée nervalienne. Les deux fantômes gisent au cœur des hantises du narrateur perdu dans le temps, incapable de percevoir la réalité des êtres en dehors de la volonté de son imaginaire. Aussi faut-il comprendre le passage où le narrateur demande à Sylvie de reprendre le chant d'Adrienne comme un exorcisme destiné à chasser "l'esprit qui [le] tourmente" (chapitre XI ). Mais l'entreprise ne peut rien conforter des assises d'un réel envahi de chimères où la vie simple devient impossible.

  L'abbaye de Châalis

  Vous souvenez-vous, Sylvie, de la peur que vous aviez quand le gardien nous racontait l'histoire des moines rouges ? — Oh ! ne m'en parlez pas. — Alors chantez-moi la chanson de la belle fille enlevée au jardin de son père, sous le rosier blanc. — On ne chante plus cela. — Seriez-vous devenue musicienne ? — Un peu. — Sylvie, Sylvie, je suis sûr que vous chantez des airs d'opéra ! — Pourquoi vous plaindre ? — Parce que j'aimais les vieux airs, et que vous ne saurez plus les chanter. »
  Sylvie modula quelques sons d'un grand air d'opéra moderne... Elle phrasait !
  Nous avions tourné les étangs voisins. Voici la verte pelouse, entourée de tilleuls et d'ormeaux, où nous avons dansé souvent! J'eus l'amour-propre de définir les vieux murs carlovingiens et de déchiffrer les armoiries de la maison d'Este. « Et vous ! comme vous avez lu plus que moi ! dit Sylvie. Vous êtes donc un savant ? »
  J'étais piqué de son ton de reproche. J'avais jusque-là cherché l'endroit convenable pour renouveler le moment avec l'expansion du matin; mais que lui dire avec l'accompagnement d'un âne et d'un petit garçon très éveillé, qui prenait plaisir à se rapprocher toujours pour entendre parler un Parisien ? Alors j'eus le malheur de raconter l'apparition de Châalis, restée dans mes souvenirs. Je menai Sylvie dans la salle même du château où j'avais entendu chanter Adrienne. « Oh ! Que je vous entende ! lui dis-je; que votre voix chérie résonne sous ces voûtes et en chasse l'esprit qui me tourmente, fût-il divin ou bien fatal ! » Elle répéta les paroles et les chants après moi :
         Anges, descendez promptement
        Au fond du purgatoire !...

  « C'est bien triste ! me dit-elle.
  — C'est sublime... Je crois que c'est du Porpora, avec des vers traduits au XVIe siècle.
  — Je ne sais pas », répondit Sylvie.

 

La déconvenue du réel

  On a pu souligner que Sylvie s'apparente à un roman d'apprentissage. Le narrateur tente en effet d'être au monde et de renoncer à ses fantômes en leur donnant une réalité. Le récit oppose à cette volonté la résistance d'êtres de chair, et le narrateur ne peut qu'échouer dans sa volonté de "diriger [son] rêve au lieu de le subir." Cette confrontation entre l'idéal et la réalité pourrait n'être qu'un stéréotype romantique. Mais ici le propos est plus profond, plus personnel aussi. Il s'agit plutôt d'un constat amer de malentendus permanents.
  Ainsi autour de l'idéal féminin. La sublimation d'Adrienne, inaccessible, fait planer sur le paysage la menace de la mort et de la folie. L'espoir du narrateur d'être sauvé par la douce réalité de Sylvie manifeste, lui aussi, un idéalisme têtu, qui entraîne une série de dissonances (ainsi au chapitre X ). Le retour vers Aurélie correspond encore au désir d'incarner le fantôme entrevu dans l'enfance. Mais l'actrice refuse, elle aussi, d'entrer dans un rêve où elle sent bien qu'elle n'est pas aimée pour elle-même. A partir de cet instant, le narrateur ne peut que reconnaître "les chimères qui l'égarent" ("Ce n'était donc pas l'amour ?").

  Sylvie avait une toilette de demoiselle, presque dans le goût de la ville. Elle me fit monter à sa chambre avec toute l'ingénuité d'autrefois. Son œil étincelait toujours dans un sourire plein de charme, mais l'arc prononcé de ses sourcils lui donnait par instants un air sérieux. La chambre était décorée avec simplicité, pourtant les meubles étaient modernes, une glace à bordure dorée avait remplacé l'antique trumeau, où se voyait un berger d'idylle offrant un nid à une bergère bleue et rose. Le lit à colonnes chastement drapé de vieille perse à ramage était remplacé par une couchette de noyer garnie du rideau à flèche; à la fenêtre, dans la cage où jadis étaient les fauvettes, il y avait des canaris. J'étais pressé de sortir de cette chambre où je ne trouvais rien du passé. « Vous ne travaillerez point à votre dentelle aujourd'hui ?... dis-je à Sylvie. — Oh! je ne fais plus de dentelle, on n'en demande plus dans le pays; même à Chantilly, la fabrique est fermée. — Que faites-vous donc ? » Elle alla chercher dans un coin de la chambre un instrument en fer qui ressemblait à une longue pince. « Qu'est-ce que c'est que cela ? — C'est ce qu'on appelle la mécanique; c'est pour maintenir la peau des gants afin de les coudre. — Ah ! vous êtes gantière, Sylvie ? — Oui, nous travaillons ici pour Dammartin, cela donne beaucoup dans ce moment; mais je ne fais rien aujourd'hui; allons où vous voudrez. » Je tournais les yeux vers la route d'Othys: elle secoua la tête; je compris que la vieille tante n'existait plus.

Corot : Souvenir de Mortefontaine, détail

  Cette déconvenue se manifeste encore à l'égard du Valois, espace du récit où les lieux réels sont investis par le symbole : au Valois de Sylvie s'oppose celui d'Adrienne, chacun marqué par des motifs différents. A la fin de la nouvelle, Sylvie n'est plus dentellière, mais gantière pour une fabrique à Dammartin. Là encore, le narrateur ne peut que constater le passage du temps : il mentionne l'industrie naissante, met en scène l'esprit navrant du père Dodu (chapitre XII ).

   Ainsi Sylvie paraît être la chronique d'un échec radical pour concilier le rêve et l'idéal. Lorsque Nerval écrit au début de la nouvelle "Il ne nous restait pour asile que cette tour d'ivoire des poètes où nous montions toujours plus haut pour nous isoler de la foule", il permet au récit de s'achever sur un aveu d'impuissance : le narrateur aura pu mesurer dans ses déambulations son inaptitude à vivre dans le réel. On se prend dès lors à songer que la vraie fin de Sylvie n'est pas cette navrante promenade avec les enfants de Lolotte mais la "nuit noire et blanche" où, rue de la Vieille-Lanterne, le malheureux ira rejoindre ses fantômes. Si peu de temps sépare d'ailleurs ce geste fou de la rédaction de Sylvie qu'on ne peut distinguer la lumière de la nouvelle du sinistre égout où Gérard déliera son âme.

  Je reconnus tout de suite un vieux bûcheron, le père Dodu, qui racontait jadis aux veillées des histoires si comiques ou si terribles. Tour à tour berger, messager, pêcheur, braconnier même, le père Dodu fabriquait à ses moments perdus des coucous et des tournebroches. Pendant longtemps il s'était consacré à promener les Anglais dans Ermenonville, en les conduisant aux lieux de méditation de Rousseau et en leur racontant ses derniers moments. C'était lui qui avait été le petit garçon que le philosophe employait à classer ses herbes, et à qui il donna l'ordre de cueillir les ciguës dont il exprima le suc dans sa tasse de café au lait. L'aubergiste de la Croix d'Or lui contestait ce détail; de là des haines prolongées. On avait longtemps reproché au père Dodu la possession de quelques secrets bien innocents, comme de guérir les vaches avec un verset dit à rebours et le signe de croix figuré du pied gauche, mais il avait de bonne heure renoncé à ces superstitions, — grâce au souvenir, disait-il, des conversations de Jean-Jacques.
  « Te voilà ! petit Parisien, me dit le père Dodu. Tu viens pour débaucher nos filles ? — Moi, père Dodu ? — Tu les emmènes dans les bois pendant que le loup n'y est pas ? — Père Dodu, c'est vous qui êtes le loup. — Je l'ai été tant que j'ai trouvé des brebis; à présent je ne rencontre plus que des chèvres, et qu'elles savent bien se défendre ! Mais vous autres, vous êtes des malins à Paris. Jean-Jacques avait bien raison de dire : "L'homme se corrompt dans l'air empoisonné des villes." — Père Dodu, vous savez trop bien que l'homme se corrompt partout. »

 

   Pour cette raison, l'intention même de Sylvie restera toujours mystérieuse. Il n'est d'accès à l'intimité du poète que par le consentement à son mystère essentiel, celui d'une âme et d'un destin que nourrit la mémoire simultanée du réel et de l'imaginaire, d'une vie contaminée par le rêve et d'un rêve contaminé par la vie. L'essence de l'œuvre ainsi engendrée est dans l'exploration de cette frontière abolie et de tout ce qui y surgit lors de son abolition.
   De cette exploration, si l'on veut cependant tenter de suivre à la trace les itinéraires, il faut accepter que l'événement central soit bien la contamination de souvenirs vivants et livresques, la réunion en images intérieures de chair palpitante et de feuillets jaunis. C'est bien pourquoi il est vain de vouloir établir des concordances rigoureuses entre la vie de Gérard et l'histoire initiatique et mystique retracée dans Sylvie : son souci de brouiller constamment les pistes n'est pas seulement calcul d'homme de lettres ou procédé romanesque; c'est aussi, et peut-être surtout, un symbole de sa vocation, car, chez Nerval, le mensonge littéraire cesse d'être mensonge, tant sa vérité échappe à l'histoire et se confond au mythe. Aussi cette œuvre, identique en ses linéaments profonds à la vie rêvée de son auteur, à ce destin que l'existence ne fait qu'éparpiller, ne doit-elle rien aux méthodes autobiographiques chères à ses prédécesseurs ou contemporains — Rousseau, Musset ou Stendhal —, et ne pourrait être que réduite par la critique universitaire. C'est de fraternité, complice et bienveillante, que peut naître une communion avec cette œuvre unique que le temps s'est chargé de mûrir et de transmettre jusqu'à nous, toujours plus pénétrante.