L E S  C H A M P S  L E X I C A U X

 

La terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur les mots ne mentent pas
Paul Éluard

 

   a littérature est l'alchimie par laquelle les choses, les idées, les êtres deviennent des mots. On ne cherche souvent chez eux que leur fonction référentielle : simple traduction du réel, ils renverraient à des données objectives qu'ils se contenteraient de désigner. Or, dans le texte littéraire, les mots ne renvoient qu'à eux-mêmes, à leur propre charge poétique : leur choix décalé, leurs connotations, leurs sonorités évoquent souvent tout autre chose que la "réalité". Ainsi parler de "champ lexical", au sens où les mots constituent parfois un ensemble cohérent renvoyant à un même "domaine", suppose que l'on définisse utilement cette notion devenue très systématique dans l'analyse littéraire.

 

 

   Commençons par un inventaire simple de termes qui, par leur affinité de sens, sont susceptibles de constituer un champ lexical :

 

Charles Baudelaire

Chant d'automne, II
Les Fleurs du Mal , LVI (1861)

  Un premier examen de ce poème vous commandera peut-être d'y identifier un « champ lexical de la mort ». Évitez ces titres trop larges, capables de coiffer une masse de remarques disparates. Partant de ce « thème de la mort », essayez de le décomposer en catégories plus restreintes et précises (nous attribuons ici à chacun de ces « champs » une couleur différente ) :

Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !
J'entends déjà tomber avec des chocs funèbres
Le bois retentissant sur le pavé des cours.

Tout l'hiver va rentrer dans mon être : colère,
Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,
Et, comme le soleil dans son enfer polaire,
Mon cœur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé.

J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe ;
L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'écho plus sourd.
Mon esprit est pareil à la tour qui succombe
Sous les coups du bélier infatigable et lourd.

Il me semble, bercé par ce choc monotone,
Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.
Pour qui ? - c'était hier l'été ; voici l'automne !
Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.
les adverbes de temps. Ils expriment une conscience aiguë du Temps qui passe, de l'imminence de la mort.
les sensations tactiles (le froid). Elles donnent à l'angoisse une plus grande intensité et concrétisent pour le poète la perte de son énergie créatrice.
les sensations auditives. Elles partent d'un bruit initial (le bois qu'on rentre pour l'hiver) dont le martèlement régulier figure le caractère inéluctable du Temps.
les termes funèbres. Ils témoignent d'une imagination morbide qui multiplie les signaux de mort et de condamnation : l'échafaud, le bélier, le cercueil.

   

  Ainsi identifiés, ces champs lexicaux constituent, bien sûr, un outil intéressant. Ils pourraient ici mettre en valeur la particularité chez Baudelaire d'un vieux thème lyrique : l'angoisse d'un Temps inéluctable et ravageur progresse en images à la fois réalistes et hallucinées (voir aussi le poème intitulé Spleen).

  Commandé par le même thème, le portrait du duc de Guermantes dans Le Temps retrouvé de Marcel Proust offre un bel exemple de champ lexical : lequel ? Que met-il en valeur ?

  Il n'était plus qu'une ruine, mais superbe, et moins encore qu'une ruine, cette belle chose romantique que peut être un rocher dans la tempête. Fouettée de toutes parts par les vagues de souffrance, de colère de souffrir, d'avancée montante de la mort qui la circonvenaient, sa figure, effritée comme un bloc, gardait le style, la cambrure que j'avais toujours admirés ; elle était rongée comme une de ces belles têtes antiques trop abîmées mais dont nous sommes trop heureux d'orner un cabinet de travail. Elle paraissait seulement appartenir à une époque plus ancienne qu'autrefois, non seulement à cause de ce qu'elle avait pris de rude et de rompu dans sa matière jadis plus brillante, mais parce qu'à l'expression de finesse et d'enjouement avait succédé une involontaire, une inconsciente expression, bâtie par la maladie, de lutte contre la mort, de résistance, de difficulté à vivre. Les artères ayant perdu toute souplesse avaient donné au visage jadis épanoui une dureté sculpturale. Et sans que le duc s'en doutât, il découvrait des aspects de nuque, de joue, de front, où l'être, comme obligé de se raccrocher avec acharnement à chaque minute, semblait bousculé dans une tragique rafale, pendant que les mèches blanches de sa magnifique chevelure moins épaisse venaient souffleter de leur écume le promontoire envahi du visage. Et comme ces reflets étranges, uniques, que seule l'approche de la tempête où tout va sombrer donne aux roches qui avaient été jusque-là d'une autre couleur, je compris que le gris plombé des joues raides et usées, le gris presque blanc et moutonnant des mèches soulevées, la faible lumière encore départie aux yeux qui voyaient à peine, étaient des teintes non pas irréelles, trop réelles au contraire, mais fantastiques, et empruntées à la palette, à l'éclairage, inimitable dans ses noirceurs effrayantes et prophétiques, de la vieillesse, de la proximité de la mort.

  Mais, notamment dans le langage poétique, les mots sont trop chargés de connotations pour qu'on puisse toujours les asservir à leur seule dénotation. Cette contestation de l'asservissement des mots à un « thème » nous amène maintenant à approfondir la notion de champ lexical :

 

I - Thème ou métaphore obsédante ? Champ ou réseau lexical ?

 

Regardons le texte suivant :

[L'ouvrier Goujet fait visiter à Gervaise la forge où il travaille - Émile Zola : L'Assommoir, 1877.]

  Elle ne voyait rien encore, tout dansait. Puis, comme elle éprouvait au-dessus de sa tête la sensation d'un grand frôlement d'ailes, elle leva les yeux, elle s'arrêta à regarder les courroies, les longs rubans qui tendaient au plafond une gigantesque toile d'araignée, dont chaque fil se dévidait sans fin ; le moteur à vapeur se cachait dans un coin, derrière un petit mur de briques ; les courroies semblaient filer toutes seules, apporter le branle du fond de l'ombre, avec leur glissement continu, régulier, doux comme le vol d'un oiseau de nuit.

   Vous n'auriez aucun mal à repérer le champ lexical de la machine (mots en rouge). Mais l'intérêt de ce "champ lexical" reste très limité, renvoyant simplement à une description réaliste qui n'authentifie que vaguement le souci d'objectivité tant de fois manifesté par Zola. Décrivant le milieu de la mine dans Germinal, celui des petits ouvriers parisiens dans L'Assommoir etc., il rencontre fatalement sous sa plume le vocabulaire de ces milieux. On dira alors que le champ lexical est ici simplement thématique.
  En revanche, il est plus surprenant de rencontrer dans ce texte un vocabulaire animalier (mots en bleu) commandé par le regard inquiet de Gervaise. C'est par cette étrangeté qu'un univers nouveau se manifeste, tout entier jailli d'un imaginaire par lequel l'écrivain exprime l'envahissement de la machine dans le monde des hommes et la menace sournoise qu'il fait planer sur eux. Ce champ lexical a une valeur métaphorique et, se superposant au premier, il vient l'enrichir et le dépasser.
 

  Convenons donc qu'un champ lexical ne fait vraiment sens que s'il est perçu grâce au décalage que les mots manifestent à l'égard des représentations habituelles ou commandées par le réel. On appellera ainsi champ lexical l'ensemble des termes qui renvoient par dénotation à un même thème. Pour y ajouter l'ensemble des termes qui y renvoient aussi par métaphore ou connotation, on parlera plus judicieusement de réseau lexical.

 En vous inspirant des observations précédentes, repérez et justifiez les champs lexicaux des deux textes suivants :

  [Coupeau, l'ouvrier zingueur, et Gervaise se préparent à quitter L'Assommoir, le bistrot du quartier. Émile Zola : L'Assommoir, 1877.]

  Mais ils ne sortirent pas tout de suite ; elle eut la curiosité d'aller regarder, au fond, derrière la barrière de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite cour ; et le zingueur, qui l'avait suivie, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les différentes pièces de l'appareil, montrant l'énorme cornue d'où tombait un filet limpide d'alcool. L'alambic, avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine sombre ; pas une fumée ne s'échappait ; à peine entendait-on un souffle intérieur, un ronflement souterrain ; c'était comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet.

  [Après un accident de chemin de fer, voici la description de la locomotive, baptisée la Lison. Émile Zola : La Bête humaine, 1890.]

  La Lison, renversée sur les reins, le ventre ouvert, perdait sa vapeur par les robinets arrachés, les tuyaux crevés, en des souffles qui grondaient, pareils à des râles furieux de géante. Une haleine blanche en sortait, inépuisable, roulant d'épais tourbillons au ras du sol ; pendant que, du foyer, les braises tombées, rouges comme le sang même de ses entrailles, ajoutaient leurs fumées noires. La cheminée, dans la violence de choc, était entrée en terre ; à l'endroit où il avait porté, le châssis s'était rompu, faussant les deux longerons ; et les roues en l'air, semblable à une cavale monstrueuse, décousue par quelque formidable coup de corne, la Lison montrait ses bielles tordues, ses cylindres cassés, ses tiroirs et leurs excentriques écrasés, toute une affreuse plaie bâillant au plein air, par où l'âme continuait de sortir, avec un fracas d'enragé désespoir.

  Les exemples pourraient, dans l'œuvre de Zola, se multiplier, tant ce romancier, si soucieux de se présenter comme un savant objectif, révèle en fait un tempérament de poète épique, obsédé par les métaphores animistes de l'énorme.

  Observez comment se manifeste et s'enrichit dans le texte suivant le réseau lexical de la blancheur : quelle valeur symbolique Zola lui donne-t-il ?

[Description de la grande parade du blanc dans un grand magasin - Émile Zola, Au bonheur des dames, 1883.]

  Les comptoirs disparaissaient sous le blanc des soies et des rubans, des gants et des fichus. Autour des colonnettes de fer, s'élevaient des bouillonnés de mousseline blanche, noués de place en place par des foulards blancs. Les escaliers étaient garnis de draperies blanches, des draperies de piqué et de basin alternées, qui filaient le long des rampes, entouraient les halls, jusqu'au second étage ; et cette montée du blanc prenait des ailes, se pressait et se perdait, comme une envolée de cygnes. Puis, le blanc retombait des voûtes, une tombée de duvet, une nappe neigeuse en larges flocons : des couvertures blanches, des couvre-pieds blancs, battaient l'air, accrochés, pareils à des bannières d'église ; de longs jets de guipure traversaient, semblaient suspendre des essaims de papillons blancs, au bourdonnement immobile ; des dentelles frissonnaient de toutes parts, flottaient comme des fils de la Vierge par un ciel d'été, emplissaient l'air de leur haleine blanche. Et la merveille, l'autel de cette religion du blanc, était au-dessus du comptoir des soieries, dans le grand hall, une tente faite de rideaux blancs, qui descendaient du vitrage. Les mousselines, les gazes, les guipures d'art, coulaient à flots légers, pendant que des tulles brodés, très riches, et des pièces de soie orientale, lamées d'argent, servaient de fond à cette décoration géante, qui tenait du tabernacle et de l'alcôve. On aurait dit un grand lit blanc, dont l'énormité virginale attendait, comme dans les légendes, la princesse blanche, celle qui devait venir un jour, toute-puissante, avec le voile blanc des épousées.

 

 

  L'analyse littéraire s'enrichit d'un sens second des mots, qu'on appelle la connotation (voir des exemples de connotations à l'œuvre dans une image publicitaire). Échappant au sens utilitaire assigné par les dictionnaires (la dénotation), les mots ont en effet un pouvoir d'évocation que leur donnent les référents culturels auxquels ils peuvent être associés (le nom Parme fera penser à Stendhal, mais aussi au jambon, à la violette, au fromage et vous fera tour à tour rêver, sentir ou saliver !) mais aussi leurs sonorités. Votre relevé de champs ou de réseaux lexicaux sera beaucoup plus riche d'interprétations si vous pensez à les constituer aussi autour de leurs connotations, et non seulement de leurs référents à la « réalité », dont Proust a si souvent montré l'insignifiance par rapport à ce que l'imagination est capable d'investir autour d'elle.

Observez le texte suivant :

 

Marcel Proust : Du côté de chez Swann (1913)

[Le narrateur rêve au voyage qu'il pourrait faire en Normandie ou en Bretagne.]

  Si ma santé s'affermissait et que mes parents me permissent, sinon d'aller séjourner à Balbec, du moins de prendre une fois, pour faire connaissance avec l'architecture et les paysages de la Normandie ou de la Bretagne, ce train d'une heure vingt-deux dans lequel j'étais tant de fois monté en imagination, j'aurais voulu m'arrêter de préférence dans les villes les plus belles ; mais j'avais beau les comparer, comment choisir plus qu'entre des êtres individuels, qui ne sont pas interchangeables, entre Bayeux si haute dans sa noble dentelle rougeâtre et dont le faîte était illuminé par le vieil or de sa dernière syllabe ; Vitré dont l'accent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien ; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune coquille d'œuf au gris perle ; Coutances, cathédrale normande, que sa diphtongue finale, grasse et jaunissante, couronne par une tour de beurre ; Lannion avec le bruit, dans son silence villageois, du coche suivi de la mouche ; Questambert, Pontorson, risibles et naïfs, plumes blanches et becs jaunes éparpillés sur la route de ces lieux fluviatiles et poétiques ; Bénodet, nom à peine amarré que semble vouloir entraîner la rivière au milieu de ses algues ; Pont-Aven, envolée blanche et rose de l'aile d'une coiffe légère qui se reflète en tremblant dans une eau verdie de canal ; Quimperlé, lui, mieux attaché et depuis le Moyen Age, entre les ruisseaux dont il gazouille et s'emperle en une grisaille pareille à celle que dessinent, à travers les toiles d'araignées d'une verrière, les rayons de soleil changés en pointes émoussées d'argent bruni ?

 

Plusieurs connotations sont à l'œuvre dans ce texte :
- des connotations culturelles : elles seront plus ou moins sensibles au lecteur selon son degré de culture. Dans le texte, l'association de Bayeux et de la dentelle est naturelle si l'on connaît la vieille tradition dentellière de cette ville ; les coiffes bretonnes de Pont-Aven justifient l'envolée de l'aile ; le coche, appelant le souvenir d'une fable de La Fontaine, est donc suivi de la mouche...
- des connotations phonétiques : Le son yod final de Bayeux appelle celui du vieil or, Lannion fait sans doute penser à la lanière du cocher, Bénodet à ces plantes aquatiques qu'on appelle des élodées ; dans Pont-Aven, on reconnaît aussi l'aile de l'oiseau (latin avis) et de l'avion; Quimperlé enferme naturellement une perle et la diphtongue finale de Coutances appelle le rance du beurre ; le nom Lamballe contient les phonèmes du mot blanc... Questambert est lié à la référence triviale du camembert et les contorsions du rire rendent risible la ville de Pontorson !
- on peut même parler de connotations graphiques, l'accent aigu de Vitré figurant l'encadrement d'un vitrage.

  On voit comment les mots s'enferment dans leur univers, qu'ils rendent signifiant sans que le "réel" fournisse ses clés de fer blanc !

Documents :
« Le nom de Parme, une des villes où j'ai désiré le plus aller depuis que j'avais lu La Chartreuse, m'apparaissait comme compact, lisse, mauve et doux, si on me parlait d'une maison quelconque de Parme, on me causait le plaisir de penser que j'habiterai une demeure lisse et compacte, mauve et douce, puisque je l'imaginais seulement à l'aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et de reflet de violet. Et quand je pensais à Florence, c'était comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce qu'elle s'appelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie des Fleurs. »
Marcel Proust, Du côté de chez Swann.

« Le langage tout entier est [pour le poète] le Miroir du monde. Du coup, d'importants changements s'opèrent dans l'économie interne du mot. Sa sonorité, sa longueur, ses désinences masculines ou féminines, son aspect visuel lui composent un visage de chair qui représente la signification plutôt qu'il ne l'exprime. Inversement, comme la signification est réalisée, l'aspect physique du mot se reflète en elle et elle fonctionne à son tour comme image du corps verbal. Comme son signe aussi, car elle a perdu sa prééminence et, puisque les mots sont incréés, comme les choses, le poète ne décide pas si ceux-là existent pour celles-ci ou celles-ci pour ceux-là. Ainsi s'établit entre le mot et la chose signifiée un double rapport réciproque de ressemblance magique et de signification.»
Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ? © Gallimard 1948.

  En vous inspirant du texte ci-dessous, vous choisirez un nom de ville et ferez valoir ces rapports « magiques » entre le mot et la chose signifiée :

  « Florence est ville et fleur et femme, elle est ville-fleur et ville-femme et fille-fleur tout à la fois. Et l'étrange objet qui paraît ainsi possède la liquidité du fleuve, la douce ardeur fauve de l'or et, pour finir, s'abandonne avec décence et prolonge indéfiniment par l'affaiblissement continu de l'e muet son épanouissement plein de réserves. A cela s'ajoute l'effort insidieux de la biographie. Pour moi, Florence est aussi une certaine femme, une actrice américaine qui jouait dans les films muets de mon enfance et dont j'ai tout oublié sauf qu'elle était longue comme un long gant de bal et toujours chaste, et toujours mariée et incomprise, et que je l'aimais, et qu'elle s'appelait Florence. »
Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ? © Gallimard 1948.

 

Michel LEIRIS, Glossaire : j'y serre mes gloses ("La Révolution surréaliste", n°3 et n°6, 1925-1926, extraits).

  Une monstrueuse aberration fait croire aux hommes que le langage est né pour faciliter leurs relations mutuelles. C'est dans ce but d'utilité qu'ils rédigent des dictionnaires, où les mots sont catalogués, doués d'un sens bien défini (croient-ils), basé sur la coutume et l'étymologie. Or l'étymologie est une science parfaitement vaine qui ne renseigne en rien sur le sens véritable d'un mot, c'est-à-dire la signification particulière, personnelle, que chacun se doit de lui assigner, selon le bon plaisir de son esprit. Quant à la coutume, il est superflu de dire que c'est le plus bas critérium auquel on puisse se référer.
 Le sens usuel et le sens étymologique d'un mot ne peuvent rien nous apprendre sur nous-mêmes, puisqu'ils représentent la fraction collective du langage, celle qui a été faite pour tous et non pour chacun de nous.  

  En disséquant les mots que nous aimons, sans nous soucier de suivre ni l'étymologie, ni la signification admise, nous découvrons leurs vertus les plus cachées et les ramifications secrètes qui se propagent à travers tout le langage, canalisées par les associations de sons, de formes et d'idées. Alors le langage se transforme en oracle et nous avons là (si ténu qu'il soit) un fil pour nous guider dans la Babel de notre esprit.

AMERTUME – la mer s'abreuve d'écume. Je hume la mer.
CHEVELURE – huche des vœux voleurs de chair
CUISSES – acuité des ciseaux nus, lisses.
ÉCHAFAUD – les échasses de la faux.
ÉCLIPSE – ellipse de clarté.
ENTRAILLES – l'antre du corps, et ses broussailles.
ÉTINCELLE – éteinte et celée, sitôt ailée.
FLAMME – l'âme s'effile comme une lame.
PROFESSEUR –  profiteur de fessées.
RAVIN – V entr'ouvre son raVin,  sa VulVe ou son Vagin.
SILENCE – on y entend la danse des cils.
VERBIAGE – herbage des mots sans vie.

 

 

III -  La polysémie :

 

  Un mot est susceptible d'accepter plusieurs sens. C'est ce que l'on appelle la polysémie. C'est pourquoi il est impossible de constituer un champ lexical en dehors du tissu d'un texte qui les organise et les fait signifier selon son intention de communication.

Observez le texte suivant : certains mots, certaines expressions reçoivent systématiquement deux acceptions qui alimentent une vision épique des moissons. Lesquels ? Montrez que le réseau lexical ainsi constitué traduit l'identification que l'enfant opère, par la magie du livre, entre le réel et l'imaginaire.

Jean Giono : Jean le bleu (1932)

[Dans ce roman à caractère autobiographique, Giono raconte comment, par l'intermédiaire d'un prêtre, il découvrit les classiques grecs.]

 - "Lis", dit l'homme noir.
 Il me donna l'Iliade.
 J'allai m'asseoir sur la pierre du seuil.

  Les rossignols du lavoir chantaient encore. L'orage maintenant tenait tout le rond du ciel.
  Tout le jour se passa en silence ; toute la nuit. Le lendemain, le ciel était libre et clair.
  Les hommes et les femmes sortirent pour attaquer.
  Je lus l'Iliade au milieu des blés mûrs. On fauchait sur tout le territoire. Les champs lourds se froissaient comme des cuirasses. Les chemins étaient pleins d'hommes portant des faux. Des hurlements montaient des terres où l'on appelait les femmes. Les femmes couraient dans les éteules. Elles se penchaient sur les gerbes; elles les relevaient à pleins bras - et on les entendait gémir ou chanter. Elles chargeaient les chars. Les jeunes hommes plantaient les fourches de fer, relevaient les gerbes et les lançaient. Les chars s'en allaient dans les chemins creux. Les chevaux secouaient les colliers, hennissaient, tapaient du pied. Les chars vides revenaient au galop, conduits par un homme debout qui fouettait les bêtes et serrait rudement dans son poing droit toutes les rênes de l'attelage. Dans l'ombre des buissons, on trouvait des hommes étendus, bras dénoués, aplatis contre la terre, les yeux fermés ; et à côté d'eux, les faucilles abandonnées luisaient dans l'herbe.
  Nous allions garder le troupeau. La colline aimée des bêtes était juste au-dessus des moissons. L'homme noir se couchait dans l'ombre chaude des genévriers, je m'allongeais à côté de lui. Nous restions un moment à souffler et à battre des paupières ; le chemin de la colline, avec ses pierres rondes, restait longtemps à se tordre, tout étincelant dans le noir de mes yeux.
  "Et le livre ?
  - Il est là."
  Il fouillait dans la musette. L'Iliade était là, collée contre le morceau de fromage blanc.
  Cette bataille, ce corps à corps danseur qui faisait balancer les gros poings comme des floquets de fouet, ces épieux, ces piques, ces flèches, ces sabres, ces hurlements, ces fuites et ces retours, et les robes des femmes qui flottaient vers les gerbes étendues : j'étais dans l'Iliade rousse.
© Grasset

 

  Attention à cette polysémie des mots et donc à ce que leur fait dire leur contexte ! Lisez le texte suivant, qui est une lettre d'amour. Mais, après l'avoir lue, prenez connaissance de l'indication que nous vous donnons et relisez la lettre pour constituer un tout autre champ lexical !

Choderlos de Laclos : Les Liaisons dangereuses (1782), lettre XLVIII

[Le vicomte de Valmont a entrepris de séduire l'austère présidente de Tourvel, qui lui a, jusqu'à présent, résisté. Il lui écrit cette lettre enflammée, qu'il communiquera aussi à Mme de Merteuil, sa confidente et complice en libertinage.]

  En vain m'accablez-vous de vos rigueurs désolantes, elles ne m'empêchent point de m'abandonner entièrement à l'amour et d'oublier, dans le délire qu'il me cause, le désespoir auquel vous me livrez. C'est ainsi que je veux me venger de l'exil auquel vous me condamnez. Jamais je n'eus autant de plaisir en vous écrivant ; jamais je ne ressentis, dans cette occupation, une émotion si douce et cependant si vive. Tout semble augmenter mes transports : l'air que je respire est plein de volupté ; la table même sur laquelle je vous écris, consacrée pour la première fois à cet usage, devient pour moi l'autel sacré de l'amour ; combien elle va s'embellir à mes yeux ! j'aurai tracé sur elle le serment de vous aimer toujours ! Pardonnez, je vous en supplie, au désordre de mes sens. Je devrais peut-être m'abandonner moins à des transports que vous ne partagez pas : il faut vous quitter un moment pour dissiper une ivresse qui s'augmente à chaque instant, et qui devient plus forte que moi.

  Nous avons affaire ici à une double énonciation : dans la lettre précédente, Valmont a en effet révélé à la marquise de Merteuil - et au lecteur -avoir écrit ce message au cours d'une nuit d'amour avec la courtisane Émilie et en se servant de son corps pour pupitre ("l'autel sacré de l'amour" !). Lettre, dit-il, « interrompue même pour une infidélité complète, et dans laquelle je rends [à Mme de Tourvel] un compte exact de ma situation et de ma conduite. Émilie, qui a lu l'épître, en a ri comme une folle et j'espère que vous en rirez aussi. »
  Un mot peut en cacher un autre !

 

IV - Outils de lexicométrie :

 

  Internet offre une fonctionnalité particulièrement intéressante en matière de recherche lexicale, puisqu'il est possible de comptabiliser les occurrences des mots que vous choisirez d'étudier dans tel texte ou dans telle œuvre intégrale. Nous vous proposons deux sites où ce travail est possible :

- sur ABU
- sur Weblettres, la page "Lexicométrie" (dont nous avons la charge) : indexation de liens concernant la documentation, les logiciels et les applications.