
« Ut pictura poesis » : la poésie est comme la peinture.
Ces mots d'Horace, prononcés comme en passant dans son Art
poétique, expriment une conviction très commune dans
l'Antiquité selon laquelle la peinture est une « poésie
muette » et la poésie une « peinture parlante ». La
doctrine de l’ut pictura poesis s’épanouit encore,
même inversée, à la Renaissance et, jusqu’au XVIIIème
siècle, peinture et poésie sont considérées comme sœurs,
unies dans un rapport constant d'émulation réciproque.
Mais très tôt, des réserves se sont manifestées à l'égard
d'une comparaison qui soumettait un peu trop la peinture à
l'ordre du discours. Dans son Laocoon (1766),
Lessing disqualifie l'idée même de comparaison entre les
arts, insistant au contraire sur les limites qui les
séparent. Le refus du parallèle au nom de l'argument de la
spécificité connaîtra au XIXème siècle d'immenses
développements puisqu'il sera repris, à la suite de
Baudelaire, par tous les défenseurs de la « modernité ».
Par la suite, l’autonomie croissante des composants
picturaux achève de défaire cette parenté entre les deux
arts.
Pourtant, écrivains et peintres n'ont cessé de
dialoguer. Le but de notre corpus est de chercher à en
comprendre les raisons en s'aidant de quatre exemples
parmi les plus notables de cette fraternité.

Diderot
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Greuze
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Jean-Baptiste
GREUZE
Le
fils puni (1765, 1778)
Louvre, Département des Peintures.
Greuze a traité la Malédiction paternelle en deux
épisodes. Le Fils
ingrat ,
le pendant du Fils puni, constitue le
premier volet du diptyque : le père maudit
violemment son fils qui a décidé de s'enrôler dans
l'armée. Dans le second tableau, Greuze inverse la
parabole biblique du Fils prodigue : revenu dans
sa maison, le fils trouve son père mort de chagrin
parmi les siens et reçoit les reproches de sa
mère. La béquille tombée à ses pieds suggère en
outre les blessures qu'il a reçues sur les champs
de bataille, détails que
l'esquisse de 1765
représentait plus crûment.
Diderot commente l'esquise qu'il a vue au
Salon de 1765 et non la toile que nous présentons
ci-dessous, peinte par Greuze treize ans plus
tard. Après les modes libertines et galantes de la
première moitié du XVIIIème siècle, un retour aux
valeurs morales est désormais sensible et, sous
l'impulsion de Mme de Pompadour, les artistes se
plaisent à évoquer les mœurs patiarcales et la vie
vertueuse. Diderot est de ceux-là, qui, dans ses Salons
aussi bien que dans son théâtre, incarne ce goût
du drame larmoyant. Greuze devient ainsi « son
peintre » par sa peinture sensible de scènes
familiales et édifiantes.
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Denis
DIDEROT
Le
mauvais fils puni.
Salon de 1765.
Il a fait la campagne. Il revient ; et dans quel
moment ? Au moment où son père vient d'expirer.
Tout a bien changé dans la maison. C'était la
demeure de l'indigence. C'est celle de la douleur
et de la misère. Le lit est mauvais et sans
matelas. Le vieillard mort est étendu sur ce lit.
Une lumière qui tombe d'une fenêtre n'éclaire que
son visage, le reste est dans l'ombre. On voit à
ses pieds, sur une escabelle de paille, le cierge
bénit qui brûle et le bénitier. La fille aînée,
assise dans le vieux confessionnal de cuir, a le
corps renversé en arrière, dans l'attitude du
désespoir, une main portée à sa tempe, et l'autre
élevée et tenant encore le crucifix qu'elle a fait
baiser à son père. Un de ses petits enfants,
effrayés, s'est caché le visage dans son sein.
L'autre, les bras en l'air et les doigts écartés,
semble concevoir les premières idées de la mort.
La cadette, placée entre la fenêtre et le lit, ne
saurait se persuader qu'elle n'a plus de père :
elle est penchée vers lui ; elle semble chercher
se derniers regards ; elle soulève un de ses bras,
et sa bouche entr'ouverte crie : « Mon père, mon
père ! est-ce que vous ne m'entendez plus ? » La
pauvre mère est debout, vers la porte, le dos
contre le mur, désolée, et ses genoux se dérobant
sous elle. Voilà le spectacle qui attend le fils
ingrat. Il s'avance. Le voilà sur le pas de la
porte. Il a perdu la jambe dont il a repoussé sa
mère ; et il est perclus du bras dont il a menacé
son père.
Il entre. C'est sa mère qui le
reçoit. Elle se tait ; mais ses bras tendus vers
le cadavre lui disent : « Tiens, vois, regarde ;
voilà l'état où tu l'as mis. »
Le fils ingrat paraît consterné ; la tête
lui tombe en devant, il se frappe le front avec le
poing.
Quelle leçon pour les pères et les enfants
!
Ce n'est pas tout ; celui-ci médite ses
accessoires aussi sérieusement que le fond de son
sujet.
A ce livre placé sur une table, devant
cette fille aînée, je devine qu'elle a été
chargée, la pauvre malheureuse ! de la fonction
douloureuse de réciter la prière des agonisants.
Cette fiole qui est à côté du livre contient
apparemment les restes d'un cordial. Et cette
bassinoire qui est à terre, on l'avait apportée
pour réchauffer les pieds du moribond. Et puis,
voici le même chien, qui est incertain s'il
reconnaîtra cet éclopé pour le fils de la maison,
ou le prendra pour un gueux.
Je ne sais quel effet cette courte et
simple description d'une esquisse de tableau fera
sur les autres ; pour moi, j'avoue que je l'ai
point faite sans émotion.
Cela est beau, très beau, sublime ; tout,
tout. Mais comme il est dit que l'homme ne fera
rien de parfait, je ne crois pas que la mère ait
l'action vraie du moment ; il me semble que pour
se dérober à elle-même la vue de son fils et celle
du cadavre de son époux, elle a dû porter une de
ses mains sur ses yeux, et de l'autre montrer à
l'enfant ingrat le cadavre de son père. On n'en
aurait pas moins aperçu sur le reste de son visage
toute la violence de sa douleur ; et la figure en
eût été plus simple et plus pathétique encore ; et
puis le costume est lésé dans une bagatelle, à la
vérité ; mais Greuze ne se pardonne rien. Le grand
bénitier rond, avec le goupillon, est celui que
l'Eglise mettra au pied de la bière ; pour celui
qu'on met dans les chaumières aux pieds des
agonisants, c'est un pot à l'eau, avec un rameau
de buis bénit le dimanche des Rameaux.
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Commentaire
— Une scène édifiante : montrez comment
Diderot insiste sur le registre pathétique.
— La composition : à propos des deux
esquisses qu'il commente, Diderot écrit :
« Du reste ces deux morceaux sont, à mon
sens, des chefs-d'œuvre de composition : point
d'attitudes tourmentées ni recherchées ; les actions
vraies qui conviennent à la peinture ; et dans ce
dernier, surtout, un intérêt violent, bien un et
bien général.»
En quoi la composition accentue-t-elle la
portée morale de cette scène ?
— L'écriture : quels procédés stylistiques
vous paraissent-ils constituer des équivalents des
techniques picturales utilisées par Greuze ?
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Delacroix
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Baudelaire
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Eugène DELACROIX
Ovide
chez les Scythes (1859)
Londres, National Gallery.
Cette
toile est issue de la dernière période de création
de l'artiste. Faut-il voir une analogie entre la
destinée du poète latin Ovide assigné à résidence
chez les Barbares et l'exil que ressent Delacroix
dans son siècle ? Baudelaire a maintes fois
manifesté son admiration pour l'imagination de
Delacroix, et celui-ci est présent dans « Les
Phares », poème des Fleurs du mal dans
lequel Baudelaire caractérise l'univers de
quelques artistes avant de faire de l'art le «
meilleur témoignage » de la dignité humaine :
Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois
de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel
chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un
soupir étouffé de Weber.
Sur certains plans, « Les Phares » semble
accréditer quelque chose de l'ut pictura poesis
dans la mesure où Baudelaire évoque certaines
œuvres par des moyens poétiques. Dans ses Curiosités
esthétiques, il affirme aussi que « le
meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un
sonnet ou une élégie ». Mais, dans ses Salons,
il choisit des formes argumentatives, cherchant
dans les artistes qu'il admire à définir sa propre
esthétique : ce qu'il revendique rejoint en fait
la “fraternité des arts” chère aux Romantiques et
à Delacroix en particulier, fraternité qui paraît
d'ailleurs une aspiration d'union entre les
artistes plutôt qu'entre les arts. Baudelaire se
prononce ainsi pour une critique passionnée,
délibérément partiale, où l'évocation poétique le
cède sensiblement au discours.
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Charles
BAUDELAIRE
Curiosités
esthétiques (1868).
Certes je n’essayerai pas de traduire avec ma
plume la volupté si triste qui s’exhale de ce
verdoyant exil. Le catalogue, parlant ici la
langue si nette et si brève des notices de
Delacroix, nous dit simplement, et cela vaut mieux
: « Les uns l’examinent avec curiosité, les autres
lui font accueil à leur manière, et lui offrent
des fruits sauvages et du lait de jument. » Si
triste qu’il soit, le poëte des élégances n’est
pas insensible à cette grâce barbare, au charme de
cette hospitalité rustique. Tout ce qu’il y a dans
Ovide de délicatesse et de fertilité a passé dans
la peinture de Delacroix ; et, comme l’exil a
donné au brillant poëte la tristesse qui lui
manquait, la mélancolie a revêtu de son vernis
enchanteur le plantureux paysage du peintre. Il
m’est impossible de dire : Tel tableau de
Delacroix est le meilleur de ses tableaux ; car
c’est toujours le vin du même tonneau, capiteux,
exquis, sui generis, mais on peut dire qu’Ovide
chez les Scythes est une de ces étonnantes
œuvres comme Delacroix seul sait les concevoir et
les peindre. L’artiste qui a produit cela peut se
dire un homme heureux, et heureux aussi se dira
celui qui pourra tous les jours en rassasier son
regard. L’esprit s’y enfonce avec une lente et
gourmande volupté, comme dans le ciel, dans
l’horizon de la mer, dans des yeux pleins de
pensée, dans une tendance féconde et grosse de
rêverie. Je suis convaincu que ce tableau a un
charme tout particulier pour les esprits délicats
; je jurerais presque qu’il a dû plaire plus que
d’autres, peut-être, aux tempéraments nerveux et
poétiques. [...]
Je tourmente mon esprit pour en arracher
quelque formule qui exprime bien la spécialité
d’Eugène Delacroix. Excellent dessinateur,
prodigieux coloriste, compositeur ardent et
fécond, tout cela est évident, tout cela a été
dit. Mais d’où vient qu’il produit la sensation de
nouveauté ? Que nous donne-t-il de plus que le
passé ? Aussi grand que les grands, aussi habile
que les habiles, pourquoi nous plaît-il davantage
? On pourrait dire que, doué d’une plus riche
imagination, il exprime surtout l’intime du
cerveau, l’aspect étonnant des choses, tant son
ouvrage garde fidèlement la marque et l’humeur de
sa conception. C’est l’infini dans le fini. C’est
le rêve ! et je n’entends pas par ce mot les
capharnaüms de la nuit, mais la vision produite
par une intense méditation, ou, dans les cerveaux
moins fertiles, par un excitant artificiel. En un
mot, Eugène Delacroix peint surtout l’âme dans ses
belles heures. Ah ! mon cher ami, cet homme me
donne quelquefois l’envie de durer autant qu’un
patriarche, ou, malgré tout ce qu’il faudrait de
courage à un mort pour consentir à revivre ( «
Rendez-moi aux enfers ! » disait l’infortuné
ressuscité par la sorcière thessalienne), d’être
ranimé à temps pour assister aux enchantements et
aux louanges qu’il excitera dans l’âge futur. Mais
à quoi bon ? Et quand ce vœu puéril serait exaucé,
de voir une prophétie réalisée, quel bénéfice en
tirerais-je, si ce n’est la honte de reconnaître
que j’étais une âme faible et possédée du besoin
de voir approuver ses convictions ?
|
Commentaire
— Ut pictura poesis ? : montrez comment
Baudelaire manifeste une certaine impuissance à
rendre compte avec ses mots du charme opéré par le
tableau.
— Tristesse et mélancolie : ce sont ces
sentiments que note surtout Baudelaire dans cette
toile. En quoi cette impression peut-elle se
vérifier ?
— Une critique « partiale, passionnée,
politique » : en quoi trouve-t-on ici en
effet ces caractères ?
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Manet
|
Zola
|
Edouard
MANET
Le
déjeuner sur l'herbe (1863)
Musée d'Orsay.
En
représentant ce pique-nique, la toile de Manet
fut l'occasion d'un scandale retentissant en
raison de la présence d'une femme nue à côté de
deux messieurs habillés. Le public bourgeois de
l'époque n'avait pas toujours pris garde en
effet à l'irréalisme de la scène : la baigneuse
à l'arrière-plan défie les lois de la
perspective, et Manet déplace encore le sujet en
rappelant certains tableaux de la Renaissance :
ainsi le Concert
champêtre
de Giorgione et Titien. Si cette toile passe
pour signer la naissance de la peinture moderne,
c'est qu'elle nous invite à ignorer le référent
réaliste et à nous placer dans un contexte
purement pictural. Ainsi le pré vert au milieu
du tableau n'est pas un pré, pas plus que la
pipe de Magritte n'est une pipe : c'est une
tache verte.
|
Émile
ZOLA
Édouard
Manet (1867).
Le Déjeuner sur l’herbe est la plus
grande toile d’Édouard Manet, celle où il a
réalisé le rêve que font tous les peintres :
mettre des figures de grandeur naturelle dans un
paysage. On sait avec quelle puissance il a
vaincu cette difficulté. Il y a là quelques
feuillages, quelques troncs d'arbres, et, au
fond, une rivière dans laquelle se baigne une
femme en chemise ; sur le premier plan, deux
jeunes gens sont assis en face d'une seconde
femme qui vient de sortir de l'eau et qui sèche
sa peau nue au grand air. Cette femme nue a
scandalisé le public, qui n'a vu qu'elle dans la
toile. Bon Dieu ! quelle indécence : une femme
sans le moindre voile entre deux hommes habillés
! Cela ne s'était jamais vu. Et cette croyance
était une erreur grossière, car il y a au musée
du Louvre plus de cinquante tableaux dans
lesquels se trouvent mêlés des personnages
habillés et des personnages nus. Mais personne
ne va chercher à se scandaliser au musée du
Louvre. La foule s'est bien gardée d'ailleurs de
juger Le Déjeuner sur l'herbe comme doit
être jugée une véritable œuvre d'art ; elle y a
vu seulement des gens qui mangeaient sur
l'herbe, au sortir du bain, et elle a cru que
l'artiste avait mis une intention obscène et
tapageuse dans la disposition du sujet, lorsque
l'artiste avait simplement cherché à obtenir des
oppositions vives et des masses franches. Les
peintres, surtout Édouard Manet, qui est un
peintre analyste, n'ont pas cette préoccupation
du sujet qui tourmente la foule avant tout ; le
sujet pour eux est un prétexte à peindre, tandis
que pour la foule le sujet seul existe. Ainsi,
assurément, la femme nue du Déjeuner sur
l'herbe n'est là que pour fournir à
l'artiste l'occasion de peindre un peu de chair.
Ce qu'il faut voir dans le tableau, ce n'est pas
un déjeuner sur l'herbe, c'est le paysage
entier, avec ses vigueurs et ses finesses, avec
ses premiers plans si larges, si solides, et ses
fonds d'une délicatesse si légère ; c'est cette
chair de femme, modelée à grands pans de
lumière, ces étoffes souples et fortes, et
surtout cette délicieuse silhouette féminine en
chemise qui fait, dans le fond, une adorable
tache blanche au milieu des feuilles vertes ;
c'est enfin cet ensemble vaste, plein d'air, ce
coin de nature rendu avec une simplicité si
juste, toute cette page admirable dans laquelle
un artiste a mis les éléments particuliers et
rares qui étaient en lui.
|
Commentaire
— Un registre polémique : il s'explique par
la violence avec laquelle la toile été critiquée
autant que par la passion mise par Zola à la
défendre. Montrez comment se caractérise ici ce
registre.
— Le sujet : montrez comment Zola insiste
sur la disparition du sujet au profit de la simple
matière picturale.
— La modernité : en quoi un tel tableau
fournit-il une transition et aide-t-il à
comprendre l'évolution de la peinture vers
l'abstrait ?
|

Soulages
|
Bobin
|
Pierre SOULAGES
Peinture,
2 mai 2011
Peinture acrylique sur toile,
collection particulière.
Depuis
1979, Pierre Soulages peint des tableaux
entièrement noirs qui échappent à la monochromie
par le jeu de lumière reflétée selon les
textures structurées en surface par divers
outils. Il utilise le noir non plus comme une
couleur, mais comme un matériau qui révèle la
lumière. L’artiste donnera à ce type de tableaux
le nom d’outrenoir. « Outrenoir pour dire :
au-delà du noir, une lumière reflétée,
transmutée par le noir. Outrenoir : noir qui
cessant de l’être devient émetteur de clarté,
de lumière secrète. Outrenoir : un champ
mental autre que celui du simple noir »
(Pierre Soulages, "Les éclats du noir",
entretien avec Pierre Encrevé, Beaux-Arts
Magazine, hors série, 1996.)
Avec Pierre, Christian Bobin
signe une longue lettre à l'ami auquel il va
rendre visite pour son anniversaire (Pierre
Soulages va avoir 100 ans). Il ne s'agit pas de
décrire ses tableaux, mais de méditer plutôt sur
son travail d'artisan, admirant comment cette
peinture exlusivement noire exalte la lumière.
|
|
Christian
BOBIN
Pierre,
(2019).
Les rues du vieux Sète sont sales. Elles n'ont
pas été balayées depuis Louis quatorze. Je
connais ça. Les villes pauvres, je connais bien.
Elles rendent la traversée de la vie plus pure,
plus nette : il n'y a rien, juste le trésor
humain. De la gare, pour aller à pied chez toi,
il faut traverser les fantômes du vent – ce
souffle de la mer en robe de mariée visitant son
désert –, longer un canal, monter, monter. Tu es
en hauteur. Tu habites au-dessus de la ville et
tu sublimes sa pauvreté sans y penser, par ta
manière de peindre avec presque rien : du noir
pressé, poisseux, un deuil impossible à finir.
Le rideau noir tombe sur tout, mais les griffes
qui le déchirent l'ouvrent à une lumière royale.
Sète, ma petite Sète, ma ville sans rien. Ton
cimetière marin avec l'ennuyeux Valéry et son
cerveau de marbre. Et le peintre là-haut. « Vous
allez voir le peintre ? » me dit le taxi dans la
nuit de Noël. J'y reviendrai à cette nuit. Oui
je vais voir le peintre, aujourd'hui encore.
Écrire, c'est le voir. Penser à sa pensée.
Penser qu’un homme a passé sa vie à chercher
quelque chose dans sa nuit, a fait de sa nuit –
par brisures, fractures, féroces patiences –
de la lumière. Il y a trop à voir dans ce monde
dit « moderne ». Les images y prolifèrent comme
dans le livre des morts tibétains. Elles sont
nos propres diables sortis de nous, qui
reviennent, mènent la ronde. C'est l'enfer
joyeux des vieilles nouvelles technologies. Et
là-haut, dans les hauteurs de Sète, un homme
radicalise, simplifie, détruit par son travail
les images médusantes. […]
Ce qui me touche dans ta peinture – tu
vois, je parle bêtement, pauvrement, toute autre
parole serait morte –, c'est sa puissance de
renouvellement, une salve de résurrections. Rien
de plus maigre que du noir ratissé à gauche, à
droite, verticalement, en oblique. On devrait
s'ennuyer et c'est le contraire qui advient. Les
variations infinies du noir révèlent, en pinçant
à chaque fois une corde nouvelle, la nature
profondément musicale de notre cœur, quel
violoniste fou est ce dieu que nul ne voit, pas
même ceux qui lui donnent leur vie. […]
Un homme aura donc passé sa vie à étaler
du noir sur des toiles tendues. Les outils sont
les prolongements de tes doigts. Les outils –
pinceaux, brosses et compagnie – sont tes doigts
en fer, en bois, en poils que tu appuies sur la
toile à travers la brume noire. Le petit Pierre
a les doigts pleins d'encre, il a mis du goudron
sur le ciel. Oui, c'est la meilleure des raisons
de vivre que d'ainsi presser l'outre du temps
au-dessus de la toile couchée par terre. Gâcher
du noir. Je connais deux, trois raisons de vivre
aussi fortes. Le monde les ignore. Le monde a
l'épée de l'ange enfoncée dans sa gorge. Encore
un peu et le monstre avide de furies
divertissantes sera mort. Alors nous
respirerons, nous reprendrons une rasade d'air
frais, comme nous n'osions plus le faire depuis
des siècles. Un enfant affamé de deuil nous aura
sauvés de nos fêtes mortifères. À cette superbe
raison de vivre – se taire et s'appliquer à une
tâche matérielle humble – j'ajoute la lecture de
poèmes. Ce n’est pas une spécialité d'écrivain,
c'est une affaire commune : les rayonnants
d'amour savent que ceux qu’ils aiment sont des
poèmes de chair et d’âme.
|
Commentaire
— Variations sur le noir : caractérisez ce
champ lexical en relevant et commentant les mots
ou expressions relatifs à la noirceur.
— « Une tâche matérielle humble » : relevez
tous les termes qui renvoient à cette évocation
d'un travail manuel.
— Fraternité : comment Christian Bobin
exprime-t-il cette fraternité entre les deux
artistes ?
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Synthèse des notions.
Nous
vous proposons d'investir vos acquis dans un exercice
complet autour d'un cinquième texte.
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Vincent
VAN GOGH,
Champ de blé aux corbeaux, 1890
Musée Van Gogh, Amsterdam
Jacques
PRÉVERT,
Complainte de Vincent
(Paroles, 1946)
|
Le
génie halluciné de Vincent Van Gogh autant que
le sombre drame de son existence n'ont cessé de
fasciner les poètes du XXème siècle et de
fortifier le mythe de l'artiste maudit décidé à
tout sacrifier à son art. De fait, c'est bien le
don qui caractérise la personnalité de l'homme
et de l'artiste que fut Van Gogh, et c'est cela
que Prévert salue avant tout dans sa complainte.
Celle-ci se fonde sur l'épisode bien connu au
cours duquel Van Gogh se serait tranché
l'oreille gauche, l'offrant ensuite à une jeune
fille dans le bordel voisin. Prévert insiste sur
ce drame en orchestrant une série de procédés
qui tentent de suggérer l'atmosphère et les
techniques des toiles de Van Gogh, et notamment
de ce Champ de blé qui fait partie des
dernières exécutées par l'artiste. Au-dessus
d'un champ de blé divisé par trois chemins
incertains, planent des corbeaux dans un ciel
d'orage. La violence des couleurs et du trait
donne évidemment toute une portée symbolique à
cette toile où se manifeste si éloquemment
l'orage dans lequel le peintre va sombrer.
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À
Arles où roule le Rhône
Dans l'atroce lumière de midi
Un homme de phosphore et de sang
Pousse une obsédante plainte
Comme une femme qui fait son enfant
Et le linge devient rouge
Et l'homme s'enfuit en hurlant
Pourchassé par le soleil
Un soleil d'un jaune strident
Au bordel tout près du Rhône
L'homme arrive comme un roi mage
Avec son absurde présent
Il a le regard bleu et doux
Le vrai regard lucide et fou
De ceux qui donnent tout à la vie
De ceux qui ne sont pas jaloux
Et montre à la pauvre enfant
Son oreille couchée dans le linge
Et elle pleure sans rien comprendre
Songeant à de tristes présages
Et regarde sans oser le prendre
L'affreux et tendre coquillage
Où les plaintes de l'amour mort |
Et les
voix inhumaines de l'art
Se mêlent aux murmures de la mer
Et vont mourir sur le carrelage
Dans la chambre où l'édredon rouge
D'un rouge soudain éclatant
Mélange ce rouge si rouge
Au sang bien plus rouge encore
De Vincent à demi mort
Et sage comme l'image même
De la misère et de l'amour
L'enfant nue toute seule sans âge
Regarde le pauvre Vincent
Foudroyé par son propre orage
Qui s'écroule sur le carreau
Couché dans son plus beau tableau
Et l'orage s'en va calmé indifférent
En roulant devant lui ses grands tonneaux de sang
L'éblouissant orage du génie de Vincent
Et Vincent reste là dormant rêvant râlant
Et le soleil au-dessus du bordel
Comme une orange folle dans un désert sans nom
Le soleil sur Arles
En hurlant tourne en rond |
Commentaire
— Une complainte : comment se justifie ce
titre ? De quel registre peut-on parler ?
— Les procédés : par quels outils
(images, sonorités) Prévert souhaite-t-il donner
une idée des tableaux de Van Gogh ?
— Fraternité : la registre de la
complainte exprime ici encore l'hommage ému d'un
artiste à un autre. Montrez que se manifeste
aussi une conception de l'art. Comparez avec
l'hommage fraternel adressé aussi par Victor
Hugo au peintre et graveur allemand Albrecht
Dürer dans notre corpus sur Inquiétude
et ferveur panthéistes.
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Prolongements :
 
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