Abbé Prévost
(1697-1763)
Histoire
du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut (1731)
BAC 2025
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SOMMAIRE
Pourquoi la tradition abrège-t-elle ce long titre en Manon Lescaut plutôt qu'en Des Grieux, puisqu'après tout il contient le nom des deux personnages et que le jeune héros joue dans le roman le rôle principal ? C'est la question que semble poser Musset dans Namouna (LVII), s'étonnant que, dès la première scène, l'héroïne de Prévost « soit si vivante et si vraiment humaine ». Le charme duquel il est si difficile de se déprendre pour «cette exquise drôlesse dont le charme subtil et malsain semble s'échapper comme une odeur légère et presque insaisissable » (Maupassant) contamine en effet toute l'œuvre et s'impose définitivement à notre mémoire.
Il faudrait se demander aussi pourquoi, de l'œuvre
colossale
d'Antoine François Prévost d'Exiles, cette histoire seule a unanimement
été saluée
comme un chef-d'œuvre. Montesquieu hasarde une réponse : « Je ne suis
pas
étonné que ce roman, dont le héros est un fripon et l'héroïne une catin
[...] plaise,
parce que toutes les mauvaises actions du héros [...] ont pour motif
l'amour, qui est
toujours un motif noble, quoique la conduite soit basse.» (Mémoires).
Peut-être. Mais les romans précédents de Prévost, l'Histoire de
Cleveland
par exemple, obéissaient à une inspiration similaire et
n'ont pas, comme Manon
Lescaut, traversé les époques, revêtus de ces plumes
de canard dont parlait
Jean Cocteau, sur lesquelles glissent les crachats des prudes et les
poussières de
l'oubli.
Si Manon Lescaut est un joyau, cela tient peut-être à
l'économie de
ses moyens, au mélange des genres qui fait se côtoyer les tonalités de
la tragédie
classique, du roman de mœurs et de la comédie d'intrigue, mélange que
notre époque
est particulièrement prête à goûter, comme elle est disposée à tout
excuser des
dérives du personnage, tant Manon est belle et Tiberge ennuyeux !
Un tableau qui résume les principaux épisodes et
représente la structure.
Où l'on verra comment Manon Lescaut est un roman enchâssé. |
Où l'on comprend pourquoi le
narrateur cède la parole à Des Grieux.
Et quels yeux a désormais pour Manon le complaisant lecteur. |
La passion amoureuse est-elle
aussi aride que la vertu ?
D'une morale héroïque où l'on pourrait ne pas reconnaître ses saints. |
Où l'on goûte au texte et
s'informe des principaux liens
sur la toile. |
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La structure de Manon
Lescaut satisfait au goût du temps pour le roman à tiroirs mais
correspond aussi à l'organisation générale des Mémoires et
Aventures d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde, dont
ce récit est le septième tome. Le narrateur (le marquis de Renoncour) y
est un homme d'un certain âge qui, évoquant l'histoire de sa vie,
laisse parfois la parole aux personnages qu'il rencontre, ceux-ci
devenant dès lors les narrateurs de leurs aventures. Tel est le cas de
l'Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut :
après une brève entrée en matière où l'homme de qualité présente les
circonstances de sa double rencontre avec Des Grieux, celui-ci prend la
parole et ne s'interrompra que pour une "seconde partie" qui répond
surtout à un souci de vraisemblance (Le chevalier Des Grieux
ayant employé plus d'une heure à ce récit, je le priai de prendre un
peu de relâche, et de nous tenir compagnie à souper. Notre attention
lui fit juger que nous l'avions écouté avec plaisir. Il nous assura que
nous trouverions quelque chose encore de plus intéressant dans la suite
de son histoire, et lorsque nous eûmes fini de souper, il continua dans
ces termes.)
Ces formes particulières
sont au XVIIIème siècle codifiées dans le genre de l'histoire :
le récit enchâssé, le narrateur-personnage soumis aux contraintes physiques et
temporelles de sa narration, le contexte contemporain et réaliste où elle se
déploie, tout cela appartient à ce genre romanesque favori de l'époque dont
Diderot s'enchantera un peu plus tard avec
Jacques le Fataliste.
Le tableau
ci-dessous entreprend de résumer dans leur chronologie les principaux
épisodes du roman, et d'en représenter la structure : nous avons
colorié différemment l'entrée en matière, où le narrateur est l'homme
de qualité, et les deux parties du récit fait par Des Grieux :
Temps et espace |
Indices
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RÉSUMÉ
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1715
février
Pacy-sur-Eure |
«... je rencontrai le Chevalier Des Grieux [...] six mois
avant mon départ pour l'Espagne. »
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Dans un convoi de
filles de joie prêtes à être déportées en Louisiane, l'homme
de qualité avise une jeune femme dont la
grâce l'impressionne. Touché par la détresse du jeune homme qui l'accompagne,
il lui ouvre sa bourse.
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1717
[janvier]
Calais |
« il se passa près de
deux ans » |
L'homme
de qualité rencontre le jeune homme pour la deuxième fois, en fort
mauvais état. A l'auberge du Lion d'or, ce dernier se présente (il
s'appelle Des Grieux) et entreprend le récit de ses malheurs :
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1712
Amiens
(28 juillet)
Saint-Denis
Paris |
« les vacances arrivant »
« je sais que tu partis d'Amiens le 28 de l'autre mois »
|
Futur chevalier de
Malte, Des Grieux (17 ans) rencontre à un relais de poste la
jeune Manon Lescaut que ses parents envoient au couvent. Instantanément
séduit, le jeune homme n'a aucune peine à convaincre la jeune fille de
s'enfuir avec lui. Malgré les remontrances de l'ami vertueux Tiberge,
Des Grieux enlève Manon et devient son amant.
|
3 semaines
Paris
Amiens |
« Trois semaines se passèrent »
« Manon m'avait aimé environ douze jours »
|
Le couple s'installe
rue Vivienne. Manon refuse l'offre de mariage que lui fait Des Grieux.
Premiers soupçons : Manon le trompe avec le fermier général M.de B. Un
soir elle disparaît. Des Grieux est enlevé par les laquais de son père,
qui le raille de sa naïveté.
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1712- 1714
Amiens
(1 an)
Saint-Sulpice
(1 an) |
« J'y passai six mois entiers »
« Le renouvellement de l'année scolastique approchait »
« J'avais passé près d'un an à Paris »
|
Séquestré par son
père, Des Grieux finit par se rendre à ses objurgations. Il entre
au séminaire avec Tiberge et se plonge dans l'étude.
|
« à laisser
passer deux ans »
[juillet 1714]
[Manon est « dans sa dix-huitième année»] |
Mais la visite de Manon dissipe ce zèle : Des Grieux
pardonne, se défroque et reprend l'épée. |
1714
3 mois
Chaillot
Paris |
« Nos résolutions ne durèrent guère plus d'un
mois »
« L'hiver approchait » |
Le couple s'installe à
la campagne, mais Manon s'y ennuyant, on loue aussi un appartement à
Paris. C'est là que Lescaut, le frère de Manon, se fait connaître :
débauché et tricheur, il contribue au gaspillage de l'argent du couple,
qu'un incendie achève de dilapider. Lescaut conseille alors à Des
Grieux, qui a déjà eu recours à l'aide fraternelle de Tiberge, de
tricher au jeu. Craignant d'être à nouveau quitté par Manon, Des Grieux
devient un tricheur redoutable. Mais, dévalisés par leurs domestiques,
les deux amants finissent par être totalement ruinés.
|
Paris
[octobre] |
Des
Grieux est dans « sa vingtième année » |
Lescaut conseille alors à Manon
de profiter de ses charmes en acceptant les caresses du vieux M. de
G.M. Manon en avise Des Grieux, qui fait taire ses scrupules et accepte
de voler le vieillard en compagnie de Manon et de Lescaut. Mais M. de
G.M. ne tarde pas à retrouver la trace du couple et le fait arrêter.
|
3 mois
Saint-Lazare
Paris
Chaillot |
« sa douleur ne venait
que d'avoir essuyé pendant trois mois mon absence » |
Dans sa prison,
Des Grieux s'évertue à jouer un rôle d'hypocrite qui ne réussit pas
trop mal : touché, le vieux M. de G.M. lui rend visite. Mais, informé
par le vieillard de ce que Manon croupit à l'Hôpital Général, des
Grieux manque l'étrangler. Il faut fuir. Des Grieux se fait
procurer par Lescaut un pistolet et en use pour se faire ouvrir les
portes de sa prison : il tue malencontreusement le portier. Grâce à
l'amitié que lui manifeste le fils d'un administrateur, M. de T., Des
Grieux fait évader Manon. Reconnu par une victime de ses tricheries,
Lescaut est abattu dans la rue. Le couple se cache à Chaillot. Aidé à
nouveau par Tiberge, Des Grieux apprend que le scandale est étouffé. On
peut respirer, peut-être reprendre les études.
[pause
du narrateur; fin de la première partie]
|
1715
janvier
Chaillot
Paris |
« plusieurs semaines »
[la version de 1753 élargit cette période qui, dans la première,
occupait huit jours] |
Le couple s'installe à
l'hôtellerie du village, où, un jour, descend le fils de M. de G.M. Il
s'éprend de Manon, qui le suit, avant d'envoyer à Des Grieux une
courtisane, pour patienter. Furieux, Des Grieux fait enlever le jeune
G.M. et retrouve Manon chez lui : réconciliation canaille dans les
draps du monsieur. Mais un domestique a donné l'alerte au vieux G.M. :
le couple est arrêté. Des Grieux est libéré mais apprend que son père a
obtenu la déportation de Manon en Louisiane.
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février
Paris
Pacy-sur-Eure
Le Havre |
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Désespéré, Des
Grieux envisage de recourir à la force pour arracher Manon aux mains
des archers qui l'amènent au Havre. Mais les braves qu'il a recrutés
s'enfuient lâchement. Des Grieux décide alors d'accompagner la petite
troupe, obtenant moyennant finance quelques conversations avec Manon.
Au Havre, il décide de s'embarquer comme volontaire.
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9 ou 10 mois
Louisiane |
« Après une navigation de deux mois »
« neuf ou dix mois » |
Des Grieux et Manon
s'installent à la Nouvelle-Orléans comme couple légitime. Le gouverneur
fait preuve à leur égard de bienveillance, et, encouragés dans la vertu
par la simplicité de leur vie, ils projettent de se marier. Mais,
apprenant que Manon est libre, le neveu du gouverneur, Synnelet,
la demande en mariage à son oncle qui la lui accorde. Les deux rivaux
s'affrontent : Des Grieux, blessé, laisse Synnelet pour mort.
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1716
Louisiane |
[janvier-février] |
Il faut fuir. Épuisée
d'une longue marche dans le désert, Manon meurt.
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« je fus retenu pendant trois mois par une
violente maladie »
« ce fut environ six semaines après mon rétablissement »
« Nous avons passé deux mois ensemble au Nouvel-Orléans »
[nouvelle navigation de deux mois] |
Ramené à La Nouvelle-Orléans, disculpé sur la demande même de
Synnelet, bien vivant, Des Grieux mène une vie lamentable jusqu'à
l'arrivée de Tiberge. Les deux amis reprennent dès qu'ils le peuvent le
bateau pour la France. |
1717
[janvier] |
« nous prîmes terre, il y a quinze jours » |
Retour en France de Des
Grieux : il y apprend la mort de son père, miné par le chagrin,
retrouve sa famille et la vertu.
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La chronologie des épisodes, en dépit de
quelques incertitudes, reste assez précise pour qu'on situe les
aventures des personnages : elles se déroulent non, comme on le dit
souvent, sous la Régence, mais à la fin du règne de Louis XIV (il meurt
le 1er septembre 1715). Le marquis de Renoncour, situant sa première
rencontre avec Des Grieux « six mois avant [son] départ pour l'Espagne
», déclare en effet dans le tome VIII de ses Mémoires qu'il apprit à
Madrid la mort du monarque. De cette époque d'affaissement de
l'autorité politique, le roman nous montre néanmoins les caractères qui
s'affirmeront sous la Régence de Philippe d'Orléans : libertinage des
mœurs, ascension des milieux, souvent corrompus, de la finance et
débuts de la déportation des « filles » en Louisiane. Sur cette toile
de fond, l'inconduite de nos héros se détache ainsi avec moins de
vilenie et Des Grieux saura y trouver de quoi les disculper. En outre,
le schéma narratif s'inscrit visiblement dans une perspective morale.
Les héros sont durement châtiés et leur bonheur est sans cesse menacé :
le dénouement se résout par la mort de Manon, régénérée, et Des Grieux
avoue ne plus pouvoir mener qu'une vie malheureuse. D'escroqueries en
débauches, Manon et Des Grieux tendent à un bonheur qui leur échappe
immanquablement, au moment précis où pourtant il semble enfin atteint
(« J'ai remarqué, dans toute ma vie, que le Ciel a toujours choisi
pour me frapper de ses plus raides châtiments, le temps où ma fortune
me semblait le mieux établie »). Le tableau ci-dessus montre
en effet comment ces châtiments successifs donnent au roman une
structure de plus en plus précipitée (on a du mal à admettre que les
aventures de Des Grieux occupent à peine plus de quatre années), et
cette condensation, par l'accélération des coups du sort, semble sauver
la morale. Pourtant, il faut s'aviser de la conduite de la narration
qui, après l'entrée en matière de "l'homme de qualité", laisse la
parole à Des Grieux lui-même.
Les lecteurs de Manon Lescaut sont
unanimes : du célèbre jugement de Montesquieu à la métaphore des plumes
de canard filée par Jean Cocteau , tous se sont émerveillés de ce que
deux héros parfaitement dépravés nous paraissent si purs sous tant de
boue. L'astuce de Prévost est en effet de changer de narrateur dès la
première page et de nous faire vivre les aventures de Des Grieux à
travers son expérience repentie. De façon plus ou moins consciente,
celui-ci instruit son propre procès de manière à nous fournir de quoi
tout excuser de ses dérives :
La
dramatisation du récit : elle entraîne le
lecteur malgré lui dans l'adhésion complice. Des Grieux est un
admirable conteur. Toutes les péripéties du roman
d'aventures se trouvent réunies et contées de manière alerte (évasions,
enlèvements, meurtres, et jusqu'au voyage final en Amérique). Ces
rebondissements perpétuels qui resserrent progressivement la narration
en la rendant plus haletante, entraînent le lecteur et engourdissent
son jugement moral. Des Grieux est en outre incomparable dans l'art de
la prolepse. Lorsqu'il assure par exemple :
« Je n'eus pas le moindre soupçon du coup cruel qu'on se préparait
à me porter », le lecteur est mis dans une situation de tension et
d'attente qui le prépare aussi à excuser un héros si constamment
victime ! Ces prolepses n'empêchent d'ailleurs pas le narrateur d'user
aussi de toutes les ressources de la focalisation interne
pour faire état, comme après coup, d'événements qu'il ne soupçonnait
pas : des "je fus étonné", "ma consternation fut grande" etc.
émaillent souvent le récit, et l'on pourra se référer au passage où,
dans sa prison, Des Grieux apprend de la bouche du vieux G.M. que Manon
est enfermée à l'Hôpital général. Le narrateur s'était bien gardé de
nous en informer jusque là, laissant à la nouvelle tout son poids de
surprise et de désolation. Enfin Des Grieux ne manque pas d'interpeller
fréquemment son auditeur, comme pour maintenir son attention et quêter
une approbation : « Vous le connaîtrez par les meilleures dans la
suite de mon histoire », annonce-t-il ainsi de Tiberge.
Retrouvez ces procédés dans
le texte 1.
Une aristocratie du
sentiment : Montesquieu ne s'y était pas trompé, et
Des Grieux le sait aussi. L'amour peut tout faire excuser pour peu que
lui soit subordonnée une intention noble qui tourne mal. Cette
noblesse éclate d'abord dans l'apparence extérieure
des deux héros : pour Des Grieux, la naissance et l'éducation, alliées
à une physionomie avenante qu'il sait à point nommé nous rappeler. Pour
Manon, une beauté que la fascination du narrateur ne se lasse pas de
célébrer. Les mots ne reculent alors devant aucune hyperbole : "maîtresse
de mon cœur, ma chère reine, l'idole de mon cœur"...
Cette beauté, jamais décrite, sauvée de l'impureté des mots comme
l'image même de l'Amour, devient vite une excuse suffisante ("Je
vous ferai voir, s'il se peut, ma maîtresse, et vous jugerez si elle
mérite que je fasse cette démarche pour elle, promet Des Grieux à
Tiberge, sans douter que l'ami vertueux succombe lui aussi). De fait,
nul n'échappe au charme du couple, et l'on est surpris par exemple
d'entendre le vieux G.M. constater lui-même : "Les pauvres enfants
! Ils sont bien aimables en effet l'un et l'autre; mais ils sont un peu
fripons." A cette noblesse naturelle, s'ajoute pour Des Grieux une
conscience très nette d'une sorte de signe électif
mis sur sa sensibilité, qui le convainc de l'injustice tragique de sa
destinée : « Il y a peu de personnes qui connaissent la force de
ces mouvements particuliers du cœur. Le commun des hommes n'est
sensible qu'à cinq ou six passions, dans le cercle desquelles leur vie
se passe, et où toutes leurs agitations se réduisent. Ôtez-leur l'amour
et la haine, le plaisir et la douleur, l'espérance et la crainte, ils
ne sentent plus rien. Mais les personnes d'un caractère plus noble
peuvent être remuées de mille façons différentes ; il semble qu'elles
aient plus de cinq sens, et qu'elles puissent recevoir des idées et des
sensations qui passent les bornes ordinaires de la nature ; et comme
elles ont un sentiment de cette grandeur qui les élève au-dessus du
vulgaire, il n'y a rien dont elles soient plus jalouses.»
Noblesse du style enfin : le
narrateur que nous écoutons est un être éperdu d'amour. S'il a
conscience de l'impuissance du langage, il n'en utilise pas moins
toutes les ressources de l'émotion avec cette "meilleure grâce du
monde" que l'homme de qualité a notée dans son récit. La noblesse et la
pureté des héros sont constamment entretenues par cette grâce-là, qui
sert les élans sublimes de la passion comme le récit des plus basses
crapuleries. Des Grieux fait toujours se succéder aux premiers
mouvements ou aux vains reproches du discours direct ("Ah !
perfide Manon !"), le plain-chant de l'amour, épuré jusqu'à
l'abstraction par le discours indirect : ici se livrent les émotions
rétrospectives du narrateur, les débats intérieurs où l'Amour s'assure
de lui-même.
Un plaidoyer subtil
: confier la narration au héros malheureux d'une passion funeste,
c'est, à l'évidence, l'inviter à dégager des circonstances atténuantes.
Des Grieux ne s'en prive pas, et l'on est enclin à hésiter sur ce qui
l'emporte de son aveuglement ou de sa roublardise pour mettre en valeur
les bonnes raisons que nous avons de le disculper. D'abord, il s'agit d'êtres
jeunes, deux adolescents. Après tout les roueries de Manon
sont de mauvaises farces et elles semblent l'amuser beaucoup. Le
milieu social, sans être une excuse, est néanmoins un terrain
privilégié de tentations : les dernières années du règne de Louis XIV
sont marquées par une rapide dissolution des mœurs, qu'explique le
recentrage de la vie sociale à Paris, loin de l'ennui de Versailles,
et Des Grieux sait parfaitement se servir de l'argument pour autoriser
son inconduite : « Comme il n y avait rien, après tout, dans le
gros de ma conduite, qui pût me déshonorer absolument, du moins en la
mesurant sur celle des jeunes gens d'un certain monde, et qu'une
maîtresse ne passe point pour une infamie dans le siècle où nous
sommes, non plus qu'un peu d'adresse à s'attirer la fortune du jeu, je
fis sincèrement à mon père le détail de la vie que j'avais menée. A
chaque faute dont je lui faisais l'aveu, j'avais soin de joindre des
exemples célèbres, pour en diminuer la honte. Je vis avec une
maîtresse, lui disais-je, sans être lié par les cérémonies du mariage :
M. le duc de... en entretient deux, aux yeux de tout Paris ; M. de...
en a une depuis dix ans, qu'il aime avec une fidélité qu'il n'a jamais
eue pour sa femme ; les deux tiers des honnêtes gens de France se font
honneur d'en avoir. J'ai usé de quelque supercherie au jeu : M. le
marquis de... et le comte de... n'ont point d'autres revenus ; M. le
prince de... et M. le duc de... sont les chefs d'une bande de
chevaliers du même Ordre.» Ainsi cette géographie de la débauche
que dessine l'aventure de Des Grieux semble laisser intacts les deux
amants qui s'y égarent : l'Hôpital général, le Châtelet, Saint-Lazare
sont en ce sens des décors-repoussoirs dont une âme élue par de plus
hautes instances ne reconnaîtra jamais l'autorité.
Constamment invoquée, la Fatalité
empreint aussi le roman de jansénisme (lire, page suivante, Un univers tragique) : Des Grieux
proteste de son innocence au moment où nous inclinerions le plus à le
juger coupable. C'est qu'il sépare volontiers l'acte de son intention,
selon les principes de la casuistique la plus habile : pure à
l'origine, l'intention se voit pervertie dans sa réalisation par les
caprices du Destin. Dans ces conditions, les protestations d'innocence
peuvent accompagner le récit des pires crapuleries : « Quel sort
pour une créature si charmante ! Ciel, comment traitez-vous avec tant
de rigueur le plus parfait de vos ouvrages ? Pourquoi ne sommes-nous
pas nés, l'un et l'autre, avec des qualités conformes à notre misère ?
Nous avons reçu de l'esprit, du goût, des sentiments. Hélas ! quel
triste usage en faisons-nous, tandis que tant d'âmes basses et dignes
de notre sort jouissent de toutes les faveurs de la fortune ! »
Enfin, Des Grieux est repentant tout au long de son
récit, et la délicatesse de sa sensibilité ne manque pas de se
manifester en accents pathétiques. Ses larmes sont
fréquentes en effet, mais c'est peut-être sa lucidité qui nous touche
le plus, celle qui, par exemple, se manifeste, dans ces simples
raccourcis : « Manon était passionnée pour les plaisirs; je
l'étais pour elle" ou bien " Je connaissais Manon ; je
n'avais déjà que trop éprouvé que, quelque fidèle et quelque attachée
qu'elle me fût dans la bonne fortune, il ne fallait pas compter sur
elle dans la misère.» Pour cela, Des Grieux n'hésitera pas, devant
Tiberge effaré, à comparer sa passion à une véritable ascèse.
Retrouvez ces
arguments dans le texte 2.
Ainsi le personnage de Des
Grieux est avant tout un narrateur. Cette identification du héros avec
la voix qui le raconte et l'exprime nous invite à distinguer, de
manière déjà moderne, la fiction de la narration. Cette distinction
s'avère d'autant plus nécessaire que, dans Manon Lescaut,
les faits ne sont jamais à la mesure des êtres et pourraient même
trahir leur vraie nature. Mais cet essentialisme autorise aussi une
certaine démission morale, dont on pourrait se demander si elle est
bien compatible avec l'intention affichée par Prévost de composer avec
ce roman "un traité de morale réduit agréablement en exercice."
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