Voir sur Amazon
 Le roman n'est plus l'écriture d'une aventure,
             mais l'aventure d'une écriture.
   
Jean Ricardou.

 

Chronologie (placez votre curseur sur les événements).

Fondation des Éditions de Minuit Direction de Jérôme Lindon Roland Barthes : Le Degré zéro de l'écriture Le prix Renaudot à La Modification Manifeste des 121 L'année dernière à Marienbad Colloque de Cerisy-la-Salle L'Amant prix Goncourt Claude Simon Prix Nobel de littérature

1942

1948

1953

1957

1960

1961

1971

1984

1985

 

  'expression « Nouveau Roman » est due à Émile Henriot qui l'employa dans un article du Monde, le 22 mai 1957, pour rendre compte de La Jalousie d'Alain Robbe-Grillet et de Tropismes de Nathalie Sarraute. Il ne s'agit pas à proprement parler d'une école, encore que ses principaux créateurs aient été fédérés par les Éditions de Minuit et que certains d'entre eux n'aient pas rechigné à être étudiés sous cette bannière. Mais leurs œuvres sont en réalité fort différentes et ont évolué diversement. Pour l'essentiel, les « Nouveaux Romanciers » contestent le roman de type balzacien : ils sont en cela influencés par certains romanciers étrangers (Kafka, Virginia Woolf), mais l'influence de Stendhal et de Flaubert est aussi notable, ainsi que celle de L'Étranger d'Albert Camus ou de La Nausée de Jean-Paul Sartre.
  Leur première dénonciation vise le personnage traditionnel, reflet d'une confiance surannée dans la nature humaine. A la peinture des caractères, « soupçonnée » de transporter des valeurs idéologiques, le Nouveau Roman préfère l'exploration des flux de conscience. Devenus anonymes et ambigus, les personnages évoluent du même coup dans une intrigue énigmatique. Car le Nouveau Roman fait aussi le procès de la connaissance en se limitant à ce subjectivisme : l'étrangeté du monde, soulignée par la minutie des descriptions (c'est ainsi que ces romanciers se réclament d'un « nouveau réalisme »), sollicite une participation accrue du lecteur.

 

 

1. La mort du personnage

   Le roman s'affirme en tant que genre au moment où la bourgeoisie triomphante promeut ses valeurs, en ce début du XIXème siècle où le Romantisme valorise les effusions du moi et sacralise l'individu. Le Nouveau Roman est, au contraire, le produit d'une époque qui voit s'imposer les masses et doute de la nature humaine. A la suite de Freud, en outre, on ne sait que trop combien est douteuse la psychologie traditionnelle. Pour toutes ces raisons, le personnage dans le Nouveau Roman, souvent privé de nom, parfois réduit à une initiale, subit les conséquences d'une mutation profonde des mentalités et des structures sociales : « Le roman est l'expression d'une société qui change; il devient bientôt celle d'une société qui a conscience de changer. » (Michel Butor, Répertoire, II).

 

Alain Robbe-Grillet (1922-2008)
Pour un nouveau roman (1963)

  Dans Pour un nouveau roman (ensemble d'études écrites entre 1956 et 1963), Robbe-Grillet dénonce les notions, qu'il juge "périmées", de personnage, d'histoire ou d'engagement. Reconnaissant sa dette à l'égard de Sartre ou de Camus, il  définit néanmoins le nouveau roman comme une recherche qui ne propose pas de signification toute faite et ne reconnaît pour l'écrivain qu'un engagement : la littérature.

  Nous en a-t-on assez parlé du « personnage » ! Et ça ne semble, hélas, pas près de finir. Cinquante années de maladie, le constat de son décès enregistré à maintes reprises par les plus sérieux essayistes, rien n'a encore réussi à le faire tomber du piédestal où l'avait placé le XIXe siècle. C'est une momie à présent, mais qui trône toujours avec la même majesté ­ quoique postiche ­ au milieu des valeurs que révère la critique traditionnelle. C'est même là qu'elle reconnaît le « vrai » romancier : « il crée des personnages »...
  Pour justifier le bien-fondé de ce point de vue, on utilise le raisonnement habituel : Balzac nous a laissé Le Père Goriot, Dostoïesvski a donné le jour aux Karamazov, écrire des romans ne peut plus donc être que cela : ajouter quelques figures modernes à la galerie de portraits que constitue notre histoire littéraire.
  Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n'est pas un il quelconque, anonyme et translucide, simple sujet de l'action exprimée par le verbe. Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. S'il a des biens, cela n'en vaudra que mieux. Enfin il doit posséder un « caractère », un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque événement. Son caractère permet au lecteur de le juger, de l'aimer, de le haïr. C'est grâce à ce caractère qu'il léguera un jour son nom à un type humain, qui attendait, dirait-on, la consécration de ce baptême.
  Car il faut à la fois que le personnage soit unique et qu'il se hausse à la hauteur d'une catégorie. Il lui faut assez de particularité pour demeurer irremplaçable, et assez de généralité pour devenir universel. On pourra, pour varier un peu, se donner quelque impression de liberté, choisir un héros qui paraisse transgresser l'une de ces règles : un enfant trouvé, un oisif, un fou, un homme dont le caractère incertain ménage çà et là une petite surprise... On n'exagérera pas, cependant, dans cette voie : c'est celle de la perdition, celle qui conduit tout droit au roman moderne.
  Aucune des grandes œuvres contemporaines ne correspond en effet sur ce point aux normes de la critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dans La Nausée ou dans L'Étranger ? Y a-t-il là des types humains ? Ne serait-ce pas au contraire la pire absurdité que de considérer ces livres comme des études de caractère ? Et Le Voyage au bout de la nuit, décrit-il un personnage ? Croit-on d'ailleurs que c'est par hasard que ces trois romans sont écrits à la première personne ? Beckett change le nom et la forme de son héros dans le cours d'un même récit. Faulkner donne exprès le même nom à deux personnes différentes. Quant au K. du Château, il se contente d'une initiale, il ne possède rien, il n'a pas de famille, pas de visage ; probablement même n'est-il pas du tout arpenteur.
  On pourrait multiplier les exemples. En fait, les créateurs de personnages, au sens traditionnel, ne réussissent plus à nous proposer que des fantoches auxquels eux-mêmes ont cessé de croire. Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l'apogée de l'individu.
  Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule. Le destin du monde a cessé, pour nous, de s'identifier à l'ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelques familles. Le monde lui-même n'est plus cette propriété privée, héréditaire et monnayable, cette sorte de proie, qu'il s'agissait moins de connaître que de conquérir. Avoir un nom, c'était très important sans doute au temps de la bourgeoisie balzacienne. C'était important, un caractère, d'autant plus important qu'il était davantage l'arme d'un corps-à-corps, l'espoir d'une réussite, l'exercice d'une domination. C'était quelque chose d'avoir un visage dans un univers où la personnalité représentait à la fois le moyen et la fin de toute recherche.
  Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu'il a renoncé à la toute-puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi puisqu'il regarde au-delà. Le culte exclusif de « l'humain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste. Le roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le héros. S'il ne parvient pas à s'en remettre, c'est que sa vie était liée à celle d'une société maintenant révolue. S'il y parvient, au contraire, une nouvelle voie s'ouvre pour lui, avec la promesse de nouvelles découvertes.

Questions :

  •  Cible essentielle des Nouveaux Romanciers, Balzac donne à la description une fonction diégétique : le lieu explique la personne, comme la personne, dans ses traits physiques, affiche son caractère.  Examinez ce portrait de Mme Vauquer dans Le Père Goriot (1834-1835) et montrez comment il vérifie le constat de Robbe-Grillet : « [Dans le roman de type balzacien], il faut que le personnage soit unique et qu'il se hausse à la hauteur d'une catégorie. Il lui faut assez de particularité pour demeurer irremplaçable, et assez de généralité pour devenir universel. »

     Bientôt la veuve se montre, attifée de son bonnet de tulle sous lequel pend un tour de faux cheveux mal mis; elle marche en traînassant ses pantoufles grimacées. Sa face vieillotte, grassouillette, du milieu de laquelle sort un nez à bec de perroquet; ses petites mains potelées, sa personne dodue comme un rat d'église, son corsage trop plein et qui flotte, sont en harmonie avec cette salle où suinte le malheur, où s'est blottie la spéculation et dont madame Vauquer respire l'air chaudement fétide sans en être écœurée. Sa figure fraîche comme une première gelée d'automne, ses yeux ridés, dont l'expression passe du sourire prescrit aux danseuses à l'amer renfrognement de l'escompteur, enfin toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne. Le bagne ne va pas sans l'argousin, vous n'imagineriez pas l'un sans l'autre. L'embonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie, comme le typhus est la conséquence des exhalaisons d'un hôpital. Son jupon de laine tricotée, qui dépasse sa première jupe faite avec une vieille robe, et dont la ouate s'échappe par les fentes de l'étoffe lézardée, résume le salon, la salle à manger, le jardinet, annonce la cuisine et fait pressentir les pensionnaires. Quand elle est là, ce spectacle est complet. Âgée d'environ cinquante ans, madame Vauquer ressemble à toutes les femmes qui ont eu des malheurs . Elle a l'œil vitreux, l'air innocent d'une entremetteuse qui va se gendarmer pour se faire payer plus cher, mais d'ailleurs prête à tout pour adoucir son sort, à livrer Georges ou Pichegru, si Georges ou Pichegru étaient encore à livrer. Néanmoins, elle est bonne femme au fond , disent les pensionnaires, qui la croient sans fortune en l'entendant geindre et tousser comme eux. Qu'avait été monsieur Vauquer ? Elle ne s'expliquait jamais sur le défunt. Comment avait-il perdu sa fortune ? Dans les malheurs, répondait-elle. Il s'était mal conduit envers elle, ne lui avait laissé que les yeux pour pleurer, cette maison pour vivre, et le droit de ne compatir à aucune infortune, parce que, disait-elle, elle avait souffert tout ce qu'il est possible de souffrir.


  • Pour Robbe-Grillet, le roman est l'expression d'une époque et ne peut donc lui survivre (voir une dissertation sur ce sujet). « Le roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le héros », écrit encore Robbe-Grillet. Vous prendrez connaissance de l'extrait de La Chartreuse de Parme de Stendhal que nous proposons dans une autre page : en quoi cette dissolution du héros est-elle déjà sensible dans les procédés stendhaliens ?

 

2. L'exploration des flux de conscience

   Le Nouveau Roman est une fiction de l'intime. Il ne s'agit pas ici, bien entendu, de l'exploration morale d'un sujet qui se livrerait au lecteur au sein du projet concerté de quelque journal ou confession. Les romanciers du XIXème siècle avaient tenté déjà de saisir les méandres de la conscience à l'instant où elle se fait la plus secrète et la moins contrôlée : cela se traduisait, chez Flaubert ou Zola notamment, par une utilisation continue du discours indirect libre (voir nos pages sur le monologue intérieur). Avec les Nouveaux Romanciers, c'est l'intrigue tout entière qui se trouve subordonnée à la conscience parcellaire d'un sujet. Pour Nathalie Sarraute, les tropismes (ce que l'on a aussi appelé sous-conversation) sont ces « mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de la conscience; ils sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir. Ils me paraissaient et me paraissent encore constituer la source secrète de notre existence. [...]  Rien ne devait en distraire celle du lecteur : ni caractères des personnages, ni intrigue romanesque à la faveur de laquelle, d'ordinaire, ces caractères se développent, ni sentiments connus et nommés. À ces mouvements qui existent chez tout le monde et peuvent à tout moment se déployer chez n'importe qui, des personnages anonymes, à peine visibles, devaient servir de simple support. » (Le langage dans l'art du roman, 1970).

 

Nathalie Sarraute (1900-1999)
L'
Ère du soupçon (1956)

  L'Ère du soupçon peut passer pour le premier manifeste avant la lettre du Nouveau Roman. Nathalie Sarraute y explique les raisons pour lesquelles l'auteur et le lecteur ont rompu les relations qui les unissaient naguère  : « Non seulement ils se méfient du personnage de roman, mais, à travers lui, ils se méfient l'un de l'autre. Il était le terrain d'entente, [...] il est devenu le lieu de leur méfiance réciproque.»

  Ce que [le lecteur] a appris, chacun le sait trop bien, pour qu'il soit utile d'insister. II a connu Joyce, Proust et Freud; le ruissellement, que rien au-dehors ne permet de déceler, du monologue intérieur, le foisonnement infini de la vie psychologique et les vastes régions encore à peine défrichées de l'inconscient. II a vu tomber les cloisons étanches qui séparaient les personnages les uns des autres, et le héros de roman devenir une limitation arbitraire, un découpage conventionnel pratiqué sur la trame commune que chacun contient tout entière et qui capte et retient dans ses mailles innombrables tout l'univers. Comme le chirurgien qui fixe son regard sur l'endroit précis où doit porter son effort, l'isolant du corps endormi, il a été amené à concentrer toute son attention et sa curiosité sur quelque état psychologique nouveau, oubliant le personnage immobile qui lui sert de support de hasard. II a vu le temps cesser d'être ce courant rapide qui poussait en avant l'intrigue pour devenir une eau dormante au fond de laquelle s'élaborent de lentes et subtiles décompositions; il a vu nos actes perdre leurs mobiles courants et leurs significations admises, des sentiments inconnus apparaître et les mieux connus changer d'aspect et de nom.
  II a si bien et tant appris qu'il s'est mis à douter que l'objet fabriqué que les romanciers lui proposent puisse receler les richesses de l'objet réel. Et puisque les auteurs qui pratiquent la méthode objective prétendent qu'il est vain de s'efforcer de reproduire l'infinie complexité de la vie, et que c'est au lecteur de se servir de ses propres richesses et des instruments d'investigation qu'il possède pour arracher son mystère à l'objet fermé qu'ils lui montrent, il préfère ne s'efforcer qu'à bon escient et s'attaquer aux faits réels.

Questions :

  • Recensez les moyens stylistiques et syntaxiques dont un romancier dispose pour exprimer ces tropismes (aidez-vous de la page que nous consacrons au monologue intérieur.)

  • Voici un exemple tiré de Tropismes de Nathalie Sarraute (1939). Montrez que s'exprime ici en effet une conception du temps, non plus « courant rapide » mais plutôt « eau dormante au fond de laquelle s'élaborent de lentes et subtiles décompositions ».

    ... mais oui, le temps passe vite, ah, c'est une fois passé vingt ans que les années se mettent à courir plus vite, n'est-ce pas ? Eux aussi trouvaient cela ? et elle se tenait devant eux dans son ensemble noir qui allait avec tout, et puis, le noir, c'est bien vrai, fait toujours habillé... elle se tenait assise, les mains croisées sur son sac assorti, souriante, hochant la tête, apitoyée, oui, bien sûr, elle avait entendu raconter, elle savait comme l'agonie de leur grand-mère avait duré, c'est qu'elle était si forte, pensez donc, ils n'étaient pas comme nous, elle avait conservé toutes ses dents à son âge... Et Madeleine ? Son mari... Ah, les hommes, s'ils pouvaient mettre au monde des enfants, ils n'en auraient qu'un seul, bien sûr, ils ne recommenceraient pas deux fois, sa mère, la pauvre femme, le répétait toujours - Oh ! oh ! les pères, les fils, les mères ! - l'aînée était une fille, eux qui avaient voulu avoir un fils d'abord, non, non, c'était trop tôt, elle n'allait pas se lever déjà, partir, elle n'allait pas se séparer d'eux, elle allait rester là, près d'eux, tout près, le plus près possible, bien sûr, elle comprenait, c'est si gentil, un frère aîné, elle hochait la tête, elle souriait, oh, pas elle la première, oh, non, ils pouvaient être tout à fait rassurés, elle ne bougerait pas, oh, non, pas elle, elle ne pourrait jamais rompre cela tout à coup. Se taire ; les regarder ; et juste au beau milieu de la maladie de la grand-mère se dresser, et, faisant un trou énorme, s'échapper en heurtant les parois déchirées et courir en criant au milieu des maisons qui guettaient accroupies tout au long des rues grises, s'enfuir en enjambant les pieds des concierges qui prenaient le frais assises sur le seuil de leurs portes, courir la bouche tordue, hurlant des mots sans suite, tandis que les concierges lèveraient la tête au-dessus de leur tricot et que leurs maris abaisseraient leur journal sur leurs genoux et appuieraient le long de son dos, jusqu'à ce qu'elle tourne le coin de la rue, leur regard.

 

 

3. Un nouveau réalisme ?

   L'influence du cinéma sur le Nouveau Roman est essentielle. Certains romanciers ont été des réalisateurs (Robbe-Grillet, Marguerite Duras) et ont trouvé là un outil particulièrement docile pour illustrer leurs théories. Mais le cinéma a surtout entraîné dans le roman une nouvelle vision de l'espace et un nouveau statut de l'objet, ce qui n'a pas été sans créer un malentendu : on a ainsi fait du Nouveau Roman une "école du regard" en insistant à plaisir sur ses descriptions quasi maniaques. C'était pourtant oublier que le "voyeur" est toujours un homme "terriblement engagé dans les passions humaines" (Pour un nouveau roman). C'est dire qu'à travers l'objet s'élabore l'exploration d'un contenu mental fait de fantasmes et de mythes personnels. Michel Leiris a le premier proposé l'expression de "réalisme mythologique" ("Critique", février 1958) pour exprimer les caractères d'une écriture romanesque livrée aux méandres d'un imaginaire.

 

Claude Simon (1913-2005)
La Route des Flandres (1960)

  La Route des Flandres peut tenir dans ces quelques heures où tout se presse dans la mémoire de Georges, le personnage principal : le désastre de mai 1940, la mort inexpliquée de son capitaine à la tête d'un escadron de dragons, son temps de captivité, le train qui le menait au camp de prisonniers, etc. « Dans la mémoire, dit Claude Simon, tout se situe sur le même plan : le dialogue, l'émotion, la vision coexistent.» Le lecteur est entraîné dans cette "architecture sensorielle", comme dans ce passage où Georges et son ami Blum rencontrent une fille au seuil d'une grange où ils font halte.

 Dis donc tu as vu cette fille, elle…, puis la voix cessant, les lèvres persistant peut-être encore à remuer sur du silence, puis cessant elles aussi tandis qu’il regardait ce visage de papier, et Blum (il avait enlevé son casque et maintenant son étroite figure de fille semblait plus étroite encore entre les oreilles décollées, pas beaucoup plus grosse qu'un poing, au-dessus du cou de fille sortant du col raide et mouillé du manteau comme hors d'une carapace, souffreteux, triste, féminin, buté) disant : « Quelle fille? », et Georges : « Quelle ... Qu'est-ce que tu as ? », le cheval de Blum encore sellé, même pas attaché, et lui simplement appuyé au mur comme s'il avait eu peur de tomber, avec son mousqueton toujours en bandoulière, sans même avoir le courage de se déséquiper, et Georges disant pour la deuxième fois : « Qu'est-ce que tu as ? Tu es malade ? » et Blum haussant les épaules, se détachant du mur, commençant à déboucler la sangle, et Georges : « Bon sang, laisse donc ce cheval. Va te coucher. Si je te poussais tu tomberais... », lui-même dormant presque debout, mais Blum ne résista pas lorsqu'il l'écarta : sur les croupes cuivrées des chevaux les poils étaient collés par la pluie, sombres, ils étaient aussi collés et mouillés sous les tapis de selle, une odeur âcre, acide, s'en exhalant, et tandis qu'il rangeait leurs deux paquetages le long du mur il lui semblait toujours la voir, là où elle s'était tenue l'instant d'avant, ou plutôt la sentir, la percevoir comme une sorte d'empreinte persistante, irréelle, laissée moins sur sa rétine (il l'avait si peu, si mal vue) que, pour ainsi dire, en lui-même : une chose tiède, blanche comme le lait qu'elle venait de tirer au moment où ils étaient arrivés, une sorte d'apparition non pas éclairée par cette lampe mais luminescente, comme si sa peau était elle-même la source de la lumière, comme si toute cette interminable chevauchée nocturne n'avait eu d'autre raison, d'autre but que la découverte à la fin de cette chair diaphane modelée dans l'épaisseur de la nuit : non pas une femme mais l'idée même, le symbole de toute femme, c'est-à-dire... (mais était-il encore debout, défaisant courroies et boucles avec des gestes d'automate, ou déjà couché, dormant, gisant dans le foin entêtant, tandis que l'entourait, l'ensevelissait le lourd sommeil)... sommairement façonnés dans la tendre argile deux cuisses un ventre deux seins la ronde colonne du cou et au creux des replis comme au centre de ces statues primitives et précises cette bouche herbue cette chose au nom de bête, de terme d'histoire naturelle - moule poulpe pulpe vulve - faisant penser à ces organismes marins et carnivores aveugles mais pourvus de lèvres, de cils: l'orifice de cette matrice le creuset originel qu'il lui semblait voir dans les entrailles du monde, semblable à ces moules dans lesquels enfant il avait appris à estamper soldats et cavaliers, rien qu'un peu de pâte pressée du pouce, l'innombrable engeance sortie toute armée et casquée selon la légende et se multipliant grouillant se répandant sur la surface de la terre bruissant de l'innombrable rumeur, de l'innombrable piétinement des armées en marche, les innombrables noirs et lugubres chevaux hochant balançant tristement leurs têtes, se succédant défilant sans fin dans le crépitement monotone des sabots (il ne dormait pas, se tenait parfaitement immobile, et non pas une grange à présent, non pas la lourde et poussiéreuse senteur du foin desséché, de l'été aboli, mais cette impalpable, nostalgique et tenace exhalaison du temps lui-même, des années mortes, et lui flottant dans les ténèbres, écoutant le silence, la nuit, la paix, l'imperceptible respiration d'une femme à côté de lui, et au bout d'un moment il distingua le second rectangle dessiné par la glace de l'armoire reflétant l'obscure lumière de la fenêtre - l'armoire éternellement vide des chambres d'hôtel avec, pendus à l'intérieur, deux ou trois cintres nus, l'armoire elle-même (avec son fronton triangulaire encadré de deux pommes de pin) faite de ce bois d'un jaune pisseux aux veinules rougeâtres que l'on n'emploie semble-t-il que pour ces sortes de meubles destinés à ne jamais rien renfermer sinon leur vide poussiéreux, poussiéreux cercueil des fantômes reflétés de milliers d'amants, de milliers de corps nus, furieux et moites, de milliers d'étreintes emmagasinées, confondues dans les glauques profondeurs de la glace inaltérable, virginale et froide […]

Questions :

  • Analysez les procédés qui permettent au romancier de saisir simultanément différents niveaux de conscience (ponctuation, temps, modes, juxtapositions, accumulations, parenthèses).
  • Montrez que la prose de Claude Simon révèle des caractères poétiques (rythmes, métaphores).

 

4. Roman et poésie.

 « Au bout d'un moment, le roman s'est en quelque sorte brisé entre mes mains », disait Michel Butor. Le genre romanesque est loin, en effet, de pouvoir rendre compte à lui seul de l'œuvre de ce professeur, philosophe et poète qui choisit le roman au début de sa carrière comme pour en pervertir les éléments fondamentaux : l'intrigue d'abord, réduite le plus souvent à une extrême quotidienneté; la description, ensuite, dont on a fait à tort la condition du réalisme et qui, dans la précision apportée à des détails insignifiants, confine en fait à la poésie. Car, de façon onirique et obsessionnelle, le monde extérieur devient alors un écran où se projette une conscience.

 

Michel Butor (1926-2016)
La Modification (1957)

 Le roman raconte le voyage en train d'un homme d'abord décidé à quitter son épouse pour sa maîtresse puis finalement résolu à rompre avec celle-ci. La relative banalité de cette intrigue n'explique pas seule, on s'en doute, la renommée de cette œuvre qui s'est surtout signalée par le choix du pronom de la deuxième personne du pluriel pour désigner le personnage, devenu ainsi le lecteur lui-même.

 Assis, vous étendez vos jambes de part et d'autre de celles de cet intellectuel qui a pris un air soulagé et qui arrête enfin le mouvement de ses doigts, vous déboutonnez votre épais manteau poilu à doublure de soie changeante, vous en écartez les pans, découvrant vos deux genoux dans leurs fourreaux de drap bleu marine, dont le pli, repassé d'hier pourtant, est déjà cassé, vous décroisez et déroulez avec votre main droite votre écharpe de laine grumeleuse, au tissage lâche, dont les nodosités jaune paille et nacre vous font penser à des œufs brouillés, vous la pliez négligemment en trois et vous la fourrez dans cette ample poche où se trouvent déjà un paquet de gauloises bleues, une boîte d'allumettes et naturellement des brins de tabac mêlés de poussière accumulés dans la couture.
  Puis, saisissant avec violence la poignée chromée dont le noyau de fer plus sombre apparaît déjà dans une mince déchirure de son placage, vous vous efforcez de fermer la porte coulissante, qui, après quelques soubresauts, refuse d'avancer plus loin, au moment même où apparaît dans le carreau à votre droite un petit homme au teint très rose, couvert d'un imperméable noir et coiffé d'un chapeau melon, qui se glisse dans l'embrasure comme vous tout à l'heure, sans chercher le moins du monde à l'élargir, comme s'il n'était que trop certain que cette serrure, que cette glissière ne fonctionneraient pas convenablement, s'excusant silencieusement, avec un mouvement de lèvres et de paupières à peine perceptible, de vous déranger tandis que vous repliez vos jambes, un Anglais vraisemblablement, le propriétaire sûrement de ce parapluie noir et soyeux qui raie la moleskine verte, qu'il prend en effet, qu'il dépose, non point sur le filet mais au-dessous, sur la mince étagère faite de tringles, ainsi que son couvre-chef, le seul dans ce compartiment pour l'instant, un peu plus âgé que vous sans doute, son crâne bien plus dégarni que le vôtre. A droite, au travers de la vitre fraîche à laquelle s'appuie votre tempe, et au travers aussi de la fenêtre du corridor à demi ouverte devant laquelle vient de passer un peu haletante une femme à capuchon de nylon, vous retrouvez, se détachant à peine sur le ciel grisâtre l'horloge du quai où l'étroite aiguille des secondes poursuit sa ronde saccadée, marquant exactement huit heures huit, c'est-à-dire deux pleines minutes de répit encore avant le départ, et sans cesser de tenir serré dans votre main gauche le volume que vous avez acheté presque sans vous arrêter dans la salle des Pas Perdus, vous fiant à sa collection, sans lire son titre ni le nom de l'auteur, vous découvrez à votre poignet jusqu'alors caché sous la triple manche blanche, bleue et grise, de votre chemise, de votre veston, de votre manteau, votre montre rectangulaire fixée par une courroie de cuir pourpre, avec ses chiffres enduits d'une matière verdâtre qui brille dans la nuit, qui marque huit heures douze et dont vous corrigez l'avance.
  Dehors, une voiture à accumulateurs se fraye un chemin sinueux parmi la grise foule affairée, encombrée, qui s'émeut, qui s'embrouille dans ses conciliabules et ses adieux, tendant l'oreille aux bribes de paroles déformées que déversent les haut-parleurs, puis l'autre train s'ébranle dans le bruit, ses wagons verts passant les uns après les autres jusqu'au dernier qui, se retirant comme la frange d'un rideau de théâtre, ouvre à vos yeux, comme une scène immensément allongée, un autre quai populeux avec une autre horloge et un autre train immobile qui, lui, ne partira vraisemblablement qu'une fois que le vôtre aura quitté la gare.
  Vos paupières, vous avez du mal à les tenir ouvertes, votre tête à la redresser; vous voudriez vous enfoncer dans l'encoignure, y creuser avec votre épaule un trou confortable, mais votre dos se tord en vain, puis il est pris par la secousse et le remuement.
  L'espace extérieur s'agrandit brusquement; c'est une locomotive minuscule qui s'approche et qui disparaît sur un sol zébré d'aiguillages; votre regard n'a pu la suivre qu'un instant comme le dos lépreux de ces grands immeubles que vous connaissez si bien, ces poutrelles de fer qui se croisent, ce grand pont sur lequel s'engage un camion de laitier, ces signaux, ces caténaires, leurs poteaux et leurs bifurcations, cette rue que vous apercevez dans l'enfilade avec un bicycliste qui vire à l'angle, celle-ci qui suit la voie n'en étant Réparée que par cette fragile palissade et cette étroite bande d’herbe hirsute et fanée, ce café dont le rideau de fer se relève, ce coiffeur qui possède encore comme enseigne une queue de cheval pendue à une boule dorée, cette épicerie aux grosses lettres peintes de carmin, cette première gare de banlieue avec son peuple en attente d'un autre train, ces grands donjons de fer où l'on thésaurise le gaz, ces ateliers aux vitres peintes en bleu, cette grande cheminée lézardée, cette réserve de vieux pneus, ces petits jardins avec leurs échalas et leurs cabanes, ces petites villas de meulière dans leurs enclos avec leurs antennes de télévision.
  La hauteur des maisons diminue, le désordre de leur disposition s'accentue, les accrocs dans le tissu urbain se multiplient, les buissons au bord de la route, les arbres qui se dépouillent de leurs feuilles, les premières plaques de boue, les premiers morceaux de campagne déjà presque plus verte sous le ciel bas, devant la ligne de collines qui se devine à l'horizon avec ses bois.
  Ici, dans ce compartiment, bercés et malmenés par le bruit soutenu, par sa profonde vibration constante soulignée irrégulièrement de stridences et d'hululations en touffes épineuses, les quatre visages en face de vous se balancent ensemble sans dire un mot, sans faire un geste, tandis que l'ecclésiastique de l'autre côté de la fenêtre, avec un léger soupir d'exaspération, referme son bréviaire relié de cuir noir souple, tout en gardant son index entre les pages à tranche dorée comme signet, laissant flotter le mince ruban de soie blanche. […]

Questions :

  • Quelles sont vos réactions de lecteur devant ce "vous" qui semble vous interpeller autant que le personnage ? Peut-on penser au "vous" du juge d'instruction qui recompose devant un prévenu l'ordre des faits que ce dernier ne peut lui-même raconter ? Michel Butor écrit en effet : « Ainsi chaque fois que l'on voudra décrire un véritable progrès de la conscience, la naissance même du langage ou d'un langage, c'est la seconde personne qui sera la plus efficace. » (Essais sur le roman, 1964).
  • En vous aidant de l'appréciation suivante, montrez comment l'espace décrit est un espace mental : « Robbe-Grillet décrit les objets pour en expulser l’homme. Butor en fait au contraire des attributs révélateurs de la conscience humaine, des pans d’espace et de temps où s’accrochent des particules, des rémanences de la personne : l’objet est donné dans son intimité douloureuse avec l’homme, il fait partie d’un homme, il dialogue avec lui. » (Roland Barthes, Essais critiques, 1964).