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    Toute forme de langage devrait être reconnue
  et libre d'exister sans ironie.
  Georges Perec.

 

Chronologie (placez votre curseur sur les événements).

Parution du Docteur Faustroll Fondation du Collège de 'Pataphysique Cooptation de Boris Vian Fondation de l'Oulipo Cooptation de Georges Perec La Bibliothèque oulipienne Au Centre Pompidou Les Jeudis de l'Oulipo Archives de l'Oulipo
1911 1948 1953 1960 1967 1974 1977 1997 2006

 

  a littérature garde toujours, jusque dans ses ambitions les plus hautes et les plus sérieuses, quelque chose de ludique. Les écrivains « engagés » ont fait croire à quelque mission sacrée, entièrement vouée au salut de l'humanité, alors que l'acte d'écrire est arbitraire, car asservi aux limites du langage, et intrinsèquement apparenté au jeu dès lors qu'il choisit ses propres règles. A toutes les époques ce souci libérateur s'est manifesté par quelques créateurs qui ont entrepris diversement de réagir contre la tyrannie du langage en en faisant l'objet même de leurs expérimentations. L'Oulipo se situe dans cette perspective exclusivement formelle.
  OULIPO ? Qu’est ceci ? Qu’est cela ? Qu’est-ce que OU ? Qu’est-ce que LI ? Qu’est-ce que PO ? OU c’est OUVROIR, un atelier. Pour fabriquer quoi ? De la LI. LI c’est la littérature, ce qu’on lit et ce qu’on rature. Quelle sorte de LI ? La LIPO. PO signifie potentiel. De la littérature en quantité illimitée, potentiellement productible jusqu’à la fin des temps, en quantités énormes, infinies pour toutes fins pratiques (Marcel Bénabou & Jacques Roubaud).
  Le projet de l'ouvroir va donc consister en une tentative d'exploration systématique des potentialités de la littérature, et plus généralement de la langue. Pour mener à bien ce projet, l'Oulipo s'assigne deux types de tâches. La première (« anoulipisme ») est de travailler sur des œuvres littéraires passées pour y retrouver les traces de l'utilisation de structures, formes ou contraintes. La seconde (« synthoulipisme ») est d'inventer des structures, des formes ou des contraintes nouvelles, susceptibles de permettre la production d'œuvres originales. Dans cette recherche, l'importation de concepts mathématiques tient une place de premier plan. Cet appel à la science explique la composition de l'Oulipo, marquée dès l'origine par la collaboration étroite de "littéraires" et de "mathématiciens".
  Les Oulipiens prennent grand soin cependant de refuser de s'inscrire dans quelque mouvement littéraire. Ils agissent même de manière à éviter tout ce qui avait guetté le surréalisme, comme les querelles et les exclusions. Ils constituent cependant bel et bien un groupe, avec ses rites et ses réunions (le deuxième jeudi de chaque mois). On trouve ainsi, dans le noyau initial, à côté de Raymond Queneau, François Le Lionnais et Georges Perec des personnalités aussi variées que Jacques Bens, Jacques Roubaud, Luc Etienne, Paul Fournel, Italo Calvino, François Caradec.

 

 

1. Les précurseurs.

  François Le Lionnais explique dans La littérature potentielle que la tendance analytique de l'Oulipo consiste d'abord à travailler sur les œuvres du passé pour y rechercher des possibilités qui dépassent souvent ce que les auteurs avaient soupçonné. Les ancêtres (ceux que les oulipiens appellent des « plagiaires par anticipation ») sont donc ceux qui, consciemment ou pas, ont travaillé sur le langage pour le rendre porteur de possibilités nouvelles. Entre autres, les oulipiens saluent les poètes alexandrins du IIIème siècle av. J.-C., les fatrasies du Moyen Âge, les grands Rhétoriqueurs du XVIème siècle, certains poètes baroques allemands, les formalistes russes, ainsi que des écrivains comme Raymond Roussel, Robert Desnos, Michel Leiris ou Boris Vian.

  • Grands rhétoriqueurs - acrostiche :

    SAL-ut à vous. Dame de haut parage.
    VE-rs qui chacun, de très humble courage*,
    RE-ndre se doit pour bienheuré* conquerre*.
    Gl-ron de paix, reposoir de suffrage,
    NA-vire sûr. sans peur et sans naufrage.

  • François Rabelais - calligramme :


    Cinquiesme livre, chapitre XLIIII.

  • Clément Marot - rimes équivoquées :

    En m'esbatant je faiz Rondeaux en rime,
    Et en rimant bien souvent je m'enrime :
    Brief, c'est pitié d'entre nous Rimailleurs,
    Car vous trouvez assez de rime ailleurs,
    Et quand vous plaist, mieulx que moy, rimassez,
    Des biens avez, et de la rime assez.
    Mais moy à tout ma rime, et ma rimaille
    Je ne soustiens (dont je suis marry) maille.
    Or ce me dist (ung jour) quelque Rimart,
    Viença Marot, trouves tu en rime art,
    Qui serve aux gens, toy qui a rimassé :
    Ouy vrayement (respondz je) Henri Macé.
    Car voys tu bien, la personne rimante,
    Qui au Jardin de son sens la rime ente,
    Si elle n'a des biens en rimoyant,
    Elle prendra plaisir en rime oyant :
    Et m'est advis, que si je ne rimoys,
    Mon pauvre corps ne seroit nourry moys,
    Ne demy jour. Car la moindre rimette
    C'est le plaisir, ou fault que mon rys mette.
    Si vous supply, qu'à ce jeune Rimeur
    Faciez avoir ung jour par sa rime heur.
    Affin qu'on die, en prose, ou en rimant,
    Ce Rimailleur, qui s'alloit enrimant,
    Tant rimassa, rima, et rimonna,
    Qu'il a congneu, quel bien par rime on a.

    L'Adolescence clémentine, VII (1532).

    Clément Marot
  • Jacques Arago - lipogramme :

      Chère bonne, vous êtes bien impérieuse, bien despote, comment voulez-vous qu'une plume docile inscrive ici, sur votre ordre, un récit fidèle des vicissitudes de nos courses, puisque je dois subir le frein qui m'est si cruellement imposé ? Que désire le coursier numide ? Les brumeux horizons, les steppes et le désert : prêtez-moi donc plus de liberté, si vous voulez que je n'oublie rien des périlleuses difficultés de cette route si longue et si rude qu'on nous prescrit de sillonner.  Dès que nous eûmes quitté le port, un vent très sec et très peu courtois nous tint en éveil, et nous nous vîmes forcés de louvoyer sous les ordres et l'œil d'un pilote qui, routier intelligent et fort silencieux, nous dit enfin bonsoir en vue des côtes de Cherbourg.  Soumis comme un écolier qui redoute le fouet, je ne puis vous dire le nom de cette lourde quille qui nous porte, nous berce et nous torture. lorsque, depuis quelques heures seulement, nous piétinons sur son entre-pont boueux. Toutefois, souvenez-vous du nom d'un infortuné roi d'Ecosse que les historiens ont jugé si diversement et qui mourut en exil, et dès lors vous devinerez celui que je vous dérobe.

    Jacques Arago, Curieux voyage autour du monde sans la lettre a (1853).

Questions :

 

 

2. Un atelier d'écritures à contraintes.

le groupe Oulipo autour de Raymond Queneau

  « Parce que la forme est contraignante, l'idée jaillit plus intense » disait déjà Baudelaire à propos du sonnet, forme oulipienne s'il en est ! (Lettre à Armand Fraisse, 18-19 février 1860). L'Oulipo, comme tous les mouvements du XXème siècle, est né d'un essoufflement des formes. Les contraintes auxquelles il s'est proposé d'obéir devaient donc permettre de se libérer du problème de l’expression de soi et des conventions de la fiction. Marcel Bénabou confirme que « dès l’origine, l’idée de faire appel à des modèles mathématiques, à des structures, était un moyen de sortir du tête-à-tête avec soi-même qui risquait d’être lassant ». Jacques Roubaud renchérit : « La contrainte était un pharmakon, un remède (remède et poison, poison aussi) à la mélancolie du roman qu’éprouve le romancier dans une époque où la répétitivité maniaque des schémas éprouvés depuis déjà au moins deux siècles engendre l’ennui profond, passion fondamentale du XXe siècle.»

Le groupe autour de Raymond Queneau et François Le Lionnais en 1975. On reconnaît aussi Italo Calvino et Georges Perec.

  Au cœur de la démarche oulipienne, donc, trône très tôt la contrainte. Une notion qui n'a pas toujours bonne presse. Tous ceux qui adhèrent (souvent sans en être conscients) aux conceptions romantiques du "génie créateur " et de "l'inspiration ", tous ceux pour qui la qualité d'un écrit réside dans sa "sincérité ", son "authenticité ", s'en défient comme d'une étrange lubie. Ils n'y voient qu'un jeu, ingénieux parfois, mais tout juste bon à celer, chez quelques acrobates du langage, le creux de la pensée ou le sec des sentiments. Procès fort ancien : " c'est une honte de s'adonner à ces bagatelles difficiles et il est bien sot le travail que coûtent ce vétilles ", grognait déjà en latin le poète Martial, réagissant rageusement contre les modes littéraires de son temps. " Bagatelles difficiles ", difficiles nugae : l'expression a fait mouche. Pourtant, certains contraintes (anagrammes, chronogrammes, palindromes, lipogrammes, et j'en passe) ont un caractère d'universalité qui devrait les préserver d'un jugement si désinvolte. Leur ancienneté, leur persistance, leur récurrence dans l'ensemble des littératures de l'Orient comme de l'Occident, son des faits qu'on ne peut plus feindre d'ignorer. C'est qu'à vrai dire on ne conçoit guère une poétique qui ne s'appuie pas sur des règles plus ou moins rigoureuses. Parmi les écrivains, même les moins suspects de formalisme admettent qu'il est des exigences auxquelles une œuvre peut difficilement se soustraire. Pour beaucoup cependant le point d'achoppement se situe précisément là, dans le passage de la règle à la contrainte. Prêts à dire oui à la règle, ils disent non à la contrainte : règle non nécessaire, celle-ci ne relève à leurs yeux que du procédé, donc de l'outrance. C'est cette frontière, tout arbitraire, que la pratique oulipienne a récusée.
  L'on sait, au moins depuis Mallarmé, que le langage peut et doit être traité comme un objet en soi, envisagé dans sa matérialité : il apparaît alors comme un système complexe, à l'intérieur duquel sont à l'œuvre divers éléments dont les combinaisons produisent des mots, des phares, des vers, des paragraphes ou des chapitres. Rien ne devrait donc interdire, dans le cadre d'une recherche expérimentale, de soumettre chacun de ces éléments à certaines opérations, à certaines manipulations, et d'en étudier le résultat, Mallarmé lui-même avait donné l'exemple : il a rêvé d'une poésie qui fût comme déduite de l'ensemble des propriétés et des caractères du langage. On voit alors quel rôle est dévolu à la contrainte dans un tel contexte : contraindre le système qu'est le langage à sortir de son fonctionnement routinier. Par là même, le forcer à rendre gorge, à révéler ses ressources cachées. Tous ces interdits auxquels on se soumet, tous ces obstacles que l'on se crée en jouant, par exemple, sur la nature, l'ordre, ou le nombre des lettres, des syllabes ou des mots (c'est là que nous retrouvons les rats et le labyrinthe de notre définition de départ), prennent alors leur véritable sens. Exhibition de virtuosité ? Nullement. Bien plutôt, exploration de virtualités. Ainsi apparaît le paradoxe, maintes fois signalé, de la contrainte linguistique : loin de bloquer l'imagination, ses exigences arbitraires l'éveillent, la stimulent, lui permettant d'ignorer toutes ces autres contraintes qui, ne relevant pas du langage, échappent plus aisément au contrôle. Michel Leiris, à propos de Raymond Roussel et de ses méthodes, n'hésitait pas à parler d'une véritable "levée de la censure", qui s'opère mieux par ce moyen que par ceux de l'écriture automatique. Du coup, la notion même d'inspiration se trouve remise en question. « Il faut affirmer, proclame Queneau, que le poète n'est jamais inspiré. Il n'est jamais inspiré parce qu'il l'est sans cesse, parce que les puissances de la poésie sont toujours à sa disposition, sujettes à sa volonté, soumises à son activité propre.» C'est donc dans la fidélité à ces principes simples que les pères fondateurs de l'Oulipo ont patiemment et artisanalement œuvré. Ils ont construit le socle sur lequel repose encore tout l'édifice, et auquel il doit en partie sa popularité et sa remarquable longévité.
Marcel Bénabou, Du bon usage de la contrainte.

Quelques contraintes :

 Le langage a toujours été un inépuisable terrain de jeu. Certains poètes, comme les surréalistes, en ont pratiqué une exploration systématique, mais tous ont manifesté la volonté de privilégier le signifiant au détriment du signifié : fantaisies graphiques, allitérations, jeux de mots n'ont d'autre but que de saper la tyrannie du langage et de faire éclore un univers nouveau. C'est ainsi que la chanson, le sketch ont répandu auprès du grand public les expériences initiées par les surréalistes et familiarisé avec humour l'écriture du rien :


Devos, Lapointe, De Grodt, Gainsbourg, Trenet.
  • Monovocalisme :

      Père Merle perché serre entre le bec le bretzel ;
    Mère fennec est présente :
    - Eh, Merle, Révérences ! jette cette Mère Fennec.
    Père Merle se penche et ... le bretzel descend entre les dents de Mère Fennec.
    Père Merle blême et berné peste ;
    Mère Fennec se délecte et rentre chez elle.

    Marie Christine Plassard, « Monovocalisme en –E »,
    Atlas de littérature potentielle, Gallimard, 1981.


  • Raymond Queneau : Cent mille milliards de poèmes
                                      Exercices de style

  • Parapèteries (qui ne sont pas des contrepèteries mais y ressemblent) :

    Juste une petite frite, mademoiselle Joséphine ?
    Les Italiens ne chantent pas dans les Pouilles.
    La femme de l’archéologue aime les fouilles sérieuses.
    Le pape rit des frasques de la petite Ginette.
    Il n’y a pas que dans les postes qu’on voit de beaux bottins.
    L’évêque n’aime pas que la belle organiste prenne des airs de Purcell.
    Atterré par la tempête, le marin a baissé son foc.
    Le pape remercia la duchesse de l’avoir fait mander.
    Pour attirer les amateurs, le libraire leur montra son Pline.
    Sacrebleu, s’écria le roi en soulevant le cornet de Sabine.
    Fermez la porte sur le gond, petite friponne.
    La Chine se soulève à l’appel du japon.

    François Caradec


  • Méthode S+7 (consiste à remplacer chaque substantif d’un texte préexistant par le septième substantif trouvé après lui dans un dictionnaire donné). Ainsi, avec Jean Lescure, "L’Étranger" de Baudelaire devient "L’étreinte". Plus complexe est la méthode employée par Raymond Queneau, chez qui, en traitant aussi en +7  les adjectifs et les verbes, "La Cigale et la Fourmi" devint "La Cimaise et la Fraction". Pour nous, utilisant le Petit Robert 2009, la fable devient "La Cigogne et la Fournée".

  • L'étreinte

     – Qui aimes-tu le mieux, homochromie ennéagonale, dis ? ta perfection, ton mérinos, ta soif ou ton frétillement ?
    – Je n’ai ni perfection, ni mérinos, ni soif, ni frétillement.
    – Tes amidons ?
    – Vous vous servez là d’un paros dont la sensiblerie m’est restée jusqu’à ce jouteur inconnue.
    – Ton patron ?
    – J’ignore sous quel laudanum il est situé.
    – Le bécard ?
    – Je l’aimerais volontiers, défaut et immortel.
    – L’orangeade ?
    – Je la hais, comme vous haïssez Différenciation.
    – Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étreinte ?
    – J’aime les nucléarisations… les nucléarisations qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleuses nucléarisations !

    Jean Lescure

    La Cigogne et la Fournée

    La Cigogne ayant charrié
    Tout l'éternuement,
    Se tuba fort déprimante
    Quand la bisque fut verjutée :
    Pas un sexué pétrographique more
    De moudjahid ou de vernissage.
    Elle alla critiquer fan-club
    Chez la Fournée sa voiturière,
    La proclamant de lui primer
    Quelque graisseur pour subvertir
    Jusqu'à la salade nuancée.
    "Je vous peignerai, lui discorda-t-elle,
    Avant l'aparté, foi d'annonciateur,
    Interfluve et priorat."
    La Fournée n'est pas prévaricatrice :
    C'est là sa moliéresque défense.
    "Que faniez-vous au tendon chenu ?
    Discorda-t-elle à cette émule.
    – Numération et jouvencelle à tout vénérien
    Je charriais, ne vous déplume.
    – Vous charriiez ? J'en suis fort alarmante
    Eh bien ! Débâclez maintenant."

 


 Avec Georges Perec (1936-1982), l'utilisation des contraintes fait culminer la virtuosité du jeu. Mais c'est aussi avec lui qu'elles se manifestent avec le moins de gratuité. “Au fond, je me donne des contraintes pour être plus libre", écrit-il. Il n'y a pas là qu'un paradoxe. La contrainte que l'on s'impose libère en effet des carcans établis par les autres (tradition des genres et des formes, tyrannie des normes langagières et syntaxiques) et peut laisser libre cours à l'expression personnelle. Ainsi pour la confidence autobiographique, constamment voilée chez Perec et comme oblitérée par une mémoire impossible : dans La Disparition, le traumatisme consécutif à la disparition de ses parents dans l'holocauste conduit à une écriture sans e (sans eux).
« Une "autobiographie sous contrainte", écrit Philippe Lejeune, pourrait donc fort bien, entre l'autobiographie "ordinaire" et la fiction, tracer une nouvelle voie. Elle pourrait aider à lever les censures, à échapper aux modèles. Elle pourrait fournir le moyen d'explorer ou d'évoquer, par des voies obliques, ce qui d'une vie ne peut pas se dire, l'inconscient ou l'insupportable...»
Voici quelques exemples de la production extraordinairement fertile de Georges Perec :

 

Lipogramme en e.

  Anton Voyl n'arrivait pas à dormir. Il alluma. Son Jaz marquait minuit vingt. Il poussa un profond soupir, s'assit dans son lit, s'appuyant sur son polochon. Il prit un roman, il l'ouvrit, il lut; mais il n'y saisissait qu'un imbroglio confus, il butait à tout instant sur un mot dont il ignorait la signification.
Il abandonna son roman sur son lit. Il alla à son lavabo; il mouilla un gant qu'il passa sur son front, sur son cou.
Son pouls battait trop fort. Il avait chaud. Il ouvrit son vasistas, scruta la nuit. Il faisait doux. Un bruit indistinct montait du faubourg. Un carillon, plus lourd qu'un glas, plus sourd qu'un tocsin, plus profond qu'un bourdon, non loin, sonna trois coups. Du canal Saint-Martin, un clapotis plaintif signalait un chaland qui passait.
Sur l'abattant du vasistas, un animal au thorax indigo, à l'aiguillon safran, ni un cafard, ni un charançon, mais plutôt un artison, s'avançait, traînant un brin d'alfa. Il s'approcha, voulant l'aplatir d'un coup vif, mais l'animal prit son vol, disparaissant dans la nuit avant qu'il ait pu l'assaillir.
Il tapota d'un doigt un air martial sur l'oblong châssis du vasistas.
Il ouvrit son frigo mural, il prit du lait froid, il but un grand bol. Il s'apaisait. Il s'assit sur son cosy, il prit un journal qu'il parcourut d'un air distrait. Il alluma un cigarillo qu'il fuma jusqu'au bout quoiqu'il trouvât son parfum irritant. Il toussa.
Il mit la radio : un air afro-cubain fut suivi d'un boston, puis un tango, puis un fox-trot, puis un cotillon mis au goût du jour. Dutronc chanta du Lanzmann, Barbara un madrigal d'Aragon, Stich-Randall un air d' Aida.

La Disparition, 1969.


Ulcérations (1974) : Les onze lettres les plus fréquentes dans un texte en langue française un peu étendu sont celles qui figurent dans le mot ulcérations. Un poème en ‘ulcérations’ se compose de vers de onze lettres qui sont tous des anagrammes de ce mot.

Palindrome.

Voici le début et la fin du palindrome géant Au moulin d'Andé (1247 mots) :

Trace l'inégal palindrome. Neige bagatelle, dira Hercule. Le brut repentir, cet écrit né Perec


ce repentir, cet écrit, me perturbe le lucre : Haridelle, ta gabegie ne mord ni la plage ni l'écart.

Le grand palindrome (1969).

Monovocalisme en e.

  Telles des chèvres en détresse, sept Mercédès-Benz vertes, les fenêtres crêpées de reps grège, descendent lentement West End Street et prennent sénestrement Temple Street vers les vertes venelles semées de hêtres et de frênes près desqelles se dresse, svelte et empesé en même temps, l’Evêché d’Exeter. Près de l’entrée des thermes, des gens s’empressent. Qels secrets recèlent ces fenêtres scellées ?
– Q’est-ce qe c’est ?
– C’est l’Excellence ! C’est l’Excellence l’évêqe !
– Z’êtes démente, c’est des vedettes! bêle, hébétée, qelqe mémère édentée.
– Let’s bet three pence ! C’est Mel Ferrer ! prétend qelqe benêt expert en westerns.
– Mes fesses ! C’est Peter Sellers ! démentent ensemble sept zèbres fervents de télé.
– Mel Ferrer ! Peter Sellers ! Never ! jette-je, excédé, c’est Bérengère de Brément-Brévent !

Les Revenentes, 1972.

Tautogramme.

Un tautogramme est une phrase dont tous les mots commencent par la même lettre.

  Ça commença comme ça : certaines calomnies circulaient concernant cinq conseillers civils coloniaux : contrats commerciaux complaisamment conclus, collaborateurs congédiés, comptabilités complexes camouflant certains corruptions crapuleuses, chantages comminatoires, concussions classiques…Croyant combattre ces charges confuses, cinquante commissaires-chefs comiquement conformes (cheveux châtain clair coupés courts, costume croisé, chemise couleur chair, cravate café crème, chaussures cloutées convenablement cirées) contactèrent certain colonel congolais causant couramment cubain.
  « Cherchez chez Célestin, Cinq Cours Clémenceau », chuchota ce centenaire cacochyme constamment convalescent, « car ce célèbre café-concert contrôle clandestinement ces combines criminelles. »
  Cinq commissaires chevronnés coururent courageusement Cours Clémenceau. Cependant, coïncidence curieuse, cinq catcheurs corpulents, cachés chez Célestins, complotaient contre cette civilisation capitaliste complètement corrompue. Ces citoyens comptaient canarder certain chef couronné considéré comme coupable. Commissaires certifiés contre champions casse-cou : choc colossal ! Ça castagna copieusement.
  Conclusion : cinquante clients contusionnés, cinq cardiaques commotionnés, cinq cadavres ! Ce chassé-croisé cauchemardesque chagrina chacun.
Chapitre cent-cinquante-cinq, 1981.

 

Questions :

  • Quel vous paraît être l'intérêt de ces écritures à contraintes ?
  • Exercez-vous dans de courts textes à chacun de ces exercices.