Synopsis
:
[La cour du château. Le matin du mariage de
Bertha et du chevalier.]
Alors que les domestiques s'affairent pour le
mariage, Hans et Bertha parlent d'Ondine, qui a
disparu depuis six mois. Hans est amer qu'elle
l'ait trompé avec Bertram et se montre inquiet
de ce que ses serviteurs se mettent à parler en
alexandrins, signe de malheur chez les
Wittenstein (scène 1). Cependant deux
pêcheurs annoncent la capture d'Ondine et la
tenue immédiate de son procès (scène 2).
Avant qu'il ait lieu, Hans réclame devant les
juges d'être enfin débarrassé des "vies
extra-humaines" (scène 3). Le procès
qui suit révèle cependant les ressorts de sa
jalousie, qui le rend incapable de situer pour
les juges les motifs de sa plainte. Déguisé en
homme du peuple, le roi des Ondins pratique sur
Ondine et Bertram un interrogatoire plus
efficace qui dénonce le généreux mensonge
d'Ondine et l'intensité de son amour pour Hans (scène
4). Restée seule avec lui, Ondine supplie
le roi des Ondins de ne pas tuer Hans, mais
celui-ci avoue son impuissance : Hans mourra
d'avoir rencontré la vérité (scène 5).
La scène qui suit est celle des adieux : Ondine
sait qu'elle perdra la mémoire à l'instant de la
mort de Hans et elle lui raconte comment elle a
inlassablement appris le chemin des hommes pour
ne plus jamais l'oublier. Hans meurt (scène
6) et, rappelée aussitôt au royaume des
ondins, Ondine émet un regret devant son corps
qu'elle ne reconnaît pas : "Comme c'est dommage!
comme je l'aurais aimé !" (scène 7).
L'entracte
souhaité par le chambellan trouve une fonction classique,
révélée par la didascalie initiale : toute une part romanesque
de l'intrigue est ainsi occultée et réduit à nouveau la crise à
ses moments forts. La féerie permet en effet de resserrer le
temps et de donner au drame qui se noue une très forte
concentration. Dans cet acte, où on compte de nombreuses
allusions aux procès en sorcellerie du Moyen Age (on pense aux
légendes rhénanes, à la Loreleï), les éléments merveilleux
trouvent bien plus qu'une fonction décorative : ils manifestent
un retour progressif d'Ondine dans son monde, qui atteste
l'échec du mariage qu'elle avait souhaité avec les hommes, et
aussi celui de son sacrifice.
Le mélange de
merveilleux et de prosaïsme auquel la pièce nous a
habitués trouve ici une étonnante concentration,
puisque l'acte oscille sans cesse entre ces deux
pôles : ainsi les domestiques se mettent à filer
l'alexandrin, et parfois un poème entier, poésie
tragi-comique vu la rusticité des personnes et le
signe de mort qu'elles expriment ici
inconsciemment.
La féerie est d'ailleurs naturellement
exprimée par des êtres du commun : la capture
d'Ondine est présentée dans un récit de pêche; le
premier juge évoque une journée soudain privée de
surnaturel. Le souci de logique manifesté par les
juges lors même qu'ils ont à faire le procès du
démoniaque aboutit au comique, ces juristes faisant
appel pour des faits magiques à une juridiction très
précise. Ce phénomène se reproduit avec les
questions des deux juges soucieux d'établir la
réalité de l'amour d'Ondine, et, cette fois,
l'humour se fait plus grinçant, tant ils y mettent
de balourdise. Souvent, c'est dans le discours
d'Ondine que l'alchimie s'opère : ainsi sa manière
poétique et passionnée d'évoquer les gestes du
ménage sous les eaux du Rhin.
Car ce prosaïsme n'est pas que responsable de
la tonalité humoristique, voire comique, de
certaines scènes : il est aussi la condition
essentielle de la poésie propre à Giraudoux. On a pu
rapprocher non sans raison de la préciosité du XVII°
siècle ce style particulier par lequel les réalités
les plus plates accèdent, par le pouvoir des mots, à
une véritable noblesse. De fait métaphores et
périphrases se coulent avec grâce dans une langue
théâtrale pourtant simple et naturelle. On retiendra
surtout le chant d'amour passionné qui éclate dans
les gestes ménagers les plus quotidiens. La fonction
de cet univers prosaïque est donc inscrite dans un
véritable refus du réalisme : si Giraudoux met en
scène notre langage, nos gestes et parfois notre
décor quotidien, c'est toujours pour en dépasser les
apparences et nous amener aux essences. Car le
théâtre de Giraudoux est avant tout un théâtre
d'Idées.
Si, jusqu'à la fin
de la pièce, Hans révèle encore son humanité fruste et étroite
(ainsi ses réactions d'amour-propre devant ce qu'il croit être
la tromperie d'Ondine lui font réclamer une terre exempte de
vies extra-humaines), Bertha se trompe en le présentant encore
attaché à la "piste humaine", car elle néglige ce que le
passage d'Ondine aura transformé du personnage.
Nous assistons, en effet, à une étonnante sublimation de Hans,
même si elle vient trop tard : il devine la profondeur de
l'amour d'Ondine et constate combien cette aventure l'aura
lui-même "secoué, concassé, écorché", déplorant
pathétiquement que l'Amour ait fondu sur lui, "pauvre
chevalier, misérable humain moyen". Le voilà étonné de
ne plus pouvoir vivre, surpris d'une fin qui ne devait pas
être la sienne : "il est mort d'amour". Le roi des
Ondins exprime pour nous cette part tragique du destin humain
: les hommes qui ont "heurté une vérité, une
simplicité, un trésor" deviennent ce qu'il appellent
fous : "ils sont soudain logiques, ils n'abdiquent plus;
ils n'épousent pas celle qu'ils n'aiment pas, ils ont le
raisonnement des plantes, des eaux, de Dieu : ils sont
fous." C'est au moment de sa mort que Hans rejoint donc
l'absolu d'Ondine, et il meurt de l'avoir rencontré.
L'habileté de Giraudoux
est de n'avoir pas limité le personnage d'Ondine à une
immatérialité symbolique. Dans toute la pièce, elle
est une vraie femme, et, plus que jamais, le dernier
acte consacre cette humanité. Ulrich l'exprime
naïvement en soutenant qu'elle "sent l'algue et
l'aubépine", synthèse des règnes aquatique et
terrestre. Femme, Ondine l'est jusqu'à l'acceptation
du mensonge et au reniement de ses privilèges naturels
: le roi des Ondins saluera cette humanité, ainsi que
les domestiques, en rappelant ses humbles efforts
ménagers. Seule peut-être, exceptionnelle en tout cas
au XXème siècle, l'œuvre de Giraudoux échappe pour
cela au pessimisme : ce n'est pas faute de percevoir
les petitesses des humains ni les lourdeurs qui font
leur univers tragique. Le merveilleux n'a pas cette
fonction cosmétique. Mais l'homme peut sortir plus
noble du conflit qui toujours l'écrase : à ce titre,
il entre dans l'amour d'Ondine quelque chose comme de
la compassion.
Sa part d'absolu
s'accomplit ainsi dans un chant d'amour passionné pour
les hommes, dans l'admirable subterfuge par lequel
elle a prévu de retrouver leur chemin lorsqu'elle sera
sans mémoire. Cette émouvante promesse empêche la
pièce de s'achever en vraie tragédie, mais, malgré
l'éternité du souvenir d'Ondine, le mariage de
l'humain et de la nature paraît impossible. L'humanité
de Giraudoux semble vouée à ce déchirement
irréconciliable entre les deux postulations. C'est au
moment où Ondine et Hans se trouvent au même diapason
qu'ils doivent se dire adieu. Cette vision reste donc
tragique : comment éviter la misérable condition
humaine sans tomber dans une funeste immatérialité ?
Le théâtre a permis à Giraudoux d'exprimer sa nostalgie
d'un univers sans cassure : l'aventure d'un être
non-humain parmi les hommes avait toutes chances en effet
de prendre du relief dans une dramaturgie. Celle-ci reste
essentiellement poétique : la féerie manifeste un rejet
violent du réalisme tel qu'il sévissait sur les scènes de
l'époque. C'est aussi ce qui rend Giraudoux à la fois
inactuel et éternel. Car si l'aventure de Hans et Ondine
nous plonge délibérément dans l'univers du conte, le
dramaturge sait néanmoins nous ramener toujours au débat
essentiel qui nous rappelle une nécessité de communion
avec la nature, toujours aussi inscrite dans
l'urgence.
Notre
dossier est illustré par quelques toiles
de peintres préraphaélites (Millais,
Waterhouse, Burne-Jones) qu'on pourra par
exemple retrouver sur le site The
Art Renewal Center.