Polemos est le père de toutes choses, de toutes le roi ; et les uns, il les porte à la lumière comme dieux ;
les autres, comme hommes ; les uns il les fait esclaves, les autres, libres.
(Héraclite).

  

   La guerre ? La commémoration de l'entrée des nations dans le premier conflit mondial nous vaut aujourd'hui ce programme qui en rappellera un autre (voir nos archives), consacré, lui, à la paix. Les deux notions sont inséparables, l'absence de l'une paraissant suffire à la définition de l'autre, en vertu de cet équilibre fécond des contraires dont parlait Héraclite. Leur imbrication pose cependant des problèmes complexes et c'est ici que la guerre peut devenir un objet philosophique. Il conviendra de se débarrasser d'abord d'une déploration convenue sur la « boucherie héroïque » qui caractérise l'Histoire (avec sa grande hache, comme disait Georges Perec). Non qu'il faille oublier les charniers et les massacres, bien entendu, mais parler de la guerre en leur seul nom ne peut qu'entraîner un manichéisme sommaire, comme on le voit ici chez Maupassant :

Un artiste habile en cette partie, un massacreur de génie, M. de Moltke, a répondu, voici deux ans, aux délégués de la paix, les étranges paroles que voici : « La guerre est sainte, d'institution divine ; c'est une des lois sacrées du monde ; elle entretient chez les hommes tous les grands, les nobles sentiments, l'honneur, le désintéressement, la vertu, le courage, et les empêche en un mot de tomber dans le plus hideux matérialisme ! ». Ainsi, se réunir en troupeaux de quatre cent mille hommes, marcher jour et nuit sans repos, ne penser à rien, ne rien étudier, ne rien apprendre, ne rien lire, n'être utile à personne, pourrir de saleté, coucher dans la fange, vivre comme les brutes dans un hébétement continu, piller les villes, brûler les villages, ruiner les peuples, puis rencontrer une autre agglomération de viande humaine, se ruer dessus, faire des lacs de sang, des plaines de chair pilée mêlée à la terre boueuse et rougie, des monceaux de cadavres, avoir les bras ou les jambes emportés, la cervelle écrabouillée sans profit pour personne, et crever au coin d'un champ tandis que vos vieux parents, votre femme et vos enfants meurent de faim ; voilà ce qu'on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme ! (Sur l'eau). 

  Cependant la guerre ne peut se limiter au déchaînement factuel de la barbarie et paraît être un état continu, peut-être même, nous le verrons, l'état « normal » de l'humanité (parle-t-on d'entre deux-paix pour désigner la guerre ?); quant à la paix, ses thuriféraires cèdent parfois à un humanisme sirupeux dont les tableaux lénifiants ne font émerger rien d'autre qu'une humanité avachie (nous avions remarqué cela en son temps dans La Paix d'Aristophane). La guerre a pu inspirer à rebours des idéologies conquérantes ou des émotions libérées de toute préoccupation humaniste : on lira par exemple l'esthétisme provoquant d'Apollinaire (Ah Dieu que la guerre est jolie !) ou l'enthousiasme belliqueux d'un Marinetti dont Walter Benjamin a su, en son temps, faire justice. Guerre et paix demandent donc à être examinées conjointement afin de nuancer leur division apparente.
    La guerre désigne une lutte entre deux partis qui recourent à la force et aux armes pour régler un différend. Elle repose, comme le rappelle Clausewitz dans De la guerre, sur l’intention d’hostilité, c’est-à-dire sur la désignation explicitement déclarée de l’autre comme ennemi. Si, dans une configuration donnée, un État décide de transformer le rapport de forces en sa faveur ou d'obvier aux ambitions d’un État plus puissant, le mécanisme enclenché échappe aux volontés individuelles ou collectives. Aussi le chef d’État ne peut-il éviter de se préparer au conflit armé, quand bien même il désirerait le règne de la paix. Machiavel peut ainsi écrire qu’ « un prince ne doit avoir d’autre objet ni d’autre pensée, ni choisir d’autre chose quant à son métier, hors de la guerre, des institutions et de la discipline militaire ». Il ne s'agit pas toujours chez lui de soif de puissance ou de conquête, mais simplement de réalisme politique : la prudence, la lucidité conseillent pour sauvegarder la paix de s'en donner les moyens, y compris militaires. C’est ce que résume la célèbre formule latine Si vis pacem para bellum : « Si tu veux la paix, prépare la guerre ». En ce sens, le pacifisme intégral et inconditionnel oublie que la paix politique n’est pas une valeur absolue. Homère, le premier sans doute, a perçu ce que peut être un héroïsme de la paix : dans l'Iliade, Achille finit par renoncer à sa colère et rend le corps d'Hector à Priam. Rabelais, de son côté, met en scène à travers le personnage de Grandgousier un véritable pacifisme armé que son fils Gargantua incarnera avec vaillance et miséricorde. « La guerre est à l'homme ce que la maternité est à la femme », aboyait Mussolini-Picrochole. Au-delà du cliché machiste, se manifeste ici une ignorance délibérée du fait que la guerre est incluse dans la paix, qu'elle est un état toujours en latence, et qu'y résister comme en assumer la nécessité suppose cette force morale qui fait la vraie paix. La finalité de la guerre, d'ailleurs, est bien la paix, qui apparaît ainsi comme le résultat de cette ruse de la nature dont parlait Kant. Dans la logique de l'insociable sociabilité qui anime les hommes, la paix découle pour lui de leur intérêt bien compris. L'escalade des moyens engagés dans les guerres, l'énormité des pertes matérielles et humaines ne peuvent en effet que persuader les hommes, dans leur propre intérêt, d'y mettre un terme et de réaliser ainsi les volontés de la Raison.
    La guerre correspond-elle pour cela, comme le croyait Thomas Hobbes, à la vraie nature des rapports humains ? Pour le philosophe du Léviathan, elle résulte de la volonté d'assouvissement du désir de puissance et de gloire propre à l'homme. Hobbes appelle cette situation effroyable d’inimitié généralisée « la guerre de tous contre tous » et trouve pour l'exprimer la formule célèbre empruntée à Plaute : « l’homme est un loup pour l'homme ». En conséquence, seul l’État est à même d'endiguer cette violence en promulguant les lois. Ainsi comprise, la paix est l'ensemble des moyens politiques destinés à contrer la tendance naturellement guerrière de l’homme. Cependant ce pessimisme, dont on trouvera trace chez nombre d'auteurs jusqu'à nos jours, à commencer par Freud, a suscité une sévère réfutation dans la pensée de Rousseau, pour qui l'autosuffisance et la pitié empêchent l’état de nature d’être un état de guerre. Seul un degré avancé de socialisation (consécutif à l'institution de la propriété) peut faire naître une hostilité belliqueuse, et un certain optimisme de la pensée libérale a pu aussi voir dans la guerre une barbarie dont l'humanité ne tarderait pas à se guérir. Benjamin Constant voit ainsi dans la guerre la forme violente et non aboutie du commerce : « Nous sommes arrivés à l'époque du commerce, écrit-il en 1814, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre, comme celle de la guerre a dû nécessairement la précéder. La guerre et le commerce ne sont que deux moyens différents d'arriver au même but : celui de posséder ce que l'on désire. Le commerce n'est autre chose qu'un hommage rendu à la force du possesseur par l'aspirant à la possession. C'est une tentative pour obtenir de gré à gré ce qu'on n'espère plus conquérir par la violence. Un homme qui serait toujours le plus fort n'aurait jamais l'idée du commerce. C'est l'expérience qui, en lui prouvant que la guerre, c'est-à-dire l'emploi de sa force contre la force d'autrui, est exposée à diverses résistances et à divers échecs, le porte à recourir au commerce, c'est-à-dire à un moyen plus doux et plus sûr d'engager l'intérêt des autres à consentir à ce qui convient à son intérêt. La guerre est donc antérieure au commerce. L'une est l'impulsion sauvage, l'autre le calcul civilisé. » (De l'esprit de conquête et de l'usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne, II). Le concept de guerre ne s’applique donc pas aux personnes privées, mais désigne la forme politique du conflit, celle qui oppose des États. C’est le sens des analyses conduites par Clausewitz. La guerre visant à la destruction d'un État et non d'un peuple, sa signification politique transcende sa dimension militaire. D’où la célèbre formule : « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Seule la fin politique commande la nature, la forme et la durée des hostilités : deux nations peuvent s’affronter sans que les soldats de chaque camp ne nourrissent une détestation farouche de leurs ennemis, ce qu'ont montré en 1917, au grand dam des états-majors, les fraternisations spontanées entre les tranchées pour un Noël éphémère. Comme l’écrit Rousseau dans Du contrat social, « la guerre n’est donc point une relation d’homme à homme, mais une relation d’État à État, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes ni même comme citoyens, mais comme soldats ; non point comme membres de la patrie mais comme ses défenseurs ». Au regard des hommes, la guerre paraîtra toujours injustifiable, ce qu'André Malraux ramasse dans la formule : « Il y a des guerres justes, il n'y a pas d'armées justes ». Aussi n'est-ce que dans ce contexte politique que l'on peut aborder la notion de droit de la guerre et s'engager sur le terrain délicat de la justice.
   C’est en effet la finalité de la lutte plus que ses moyens qui définit la guerre comme telle : elle vise à préserver l’existence et l’indépendance de la communauté. La guerre a donc partie liée avec la souveraineté, comme Hegel l’établit dans les Principes de la philosophie du droit : tout État peut entrer en guerre s’il juge que l’on attente à ses intérêts vitaux ou que l’on menace son autonomie. Le droit de la guerre est un concept ancien, mais son développement est caractéristique des sociétés modernes saisies par l'urgence d'éviter la ruine matérielle et morale consécutive à des conflits de mieux en mieux armés. Parce qu’elle sème la misère et l’oppression, la guerre apparaîtra aux nations comme trop onéreuse pour ne pas la remplacer par des règles de droit. Ce fut la préoccupation de nombreux juristes depuis Grotius, et la nécessité du jus in bello (le droit de La Haye, par exemple) montre que la guerre n’est pas, comme on aurait pu le croire, la substitution complète du droit par la violence. En fait, une articulation étroite existe entre la guerre et le droit : le souverain ne peut compter sur l'obéissance de ses sujets que si ceux-ci ne contestent pas la légitimité de ses ordres, s'il a su leur faire partager ses idéaux et les convaincre des dangers qui pèsent sur leur sort et sur leur sol. De ces considérations est né le concept de guerre juste, dont on peut lire les premiers éléments chez Cicéron (De officiis), les Pères de l'Église et les Humanistes. Gargantua synthétise déjà les convictions en la matière : une guerre ne saurait être entreprise qu'en dernier ressort, elle s'interdit toute violence gratuite, elle doit châtier les ennemis en proportion de leurs exactions et se garder de tout excès dans leur punition, autant de traits qui animent superbement le héros de Rabelais dans le roman éponyme. Plus près de nous, Carl Schmitt a montré qu’on est passé d’un concept « non-discriminant » à un « concept discriminant » de la guerre : sa théorie du partisan distingue notamment dans les ennemis les agresseurs et les agressés et manifeste de cette façon une résurrection du concept théologique de la « guerre juste ». La possibilité de désigner, dans une conjoncture déterminée, un « ennemi absolu », qui n’est pas seulement l’ennemi de tel ou tel, mais celui de toute l’humanité, dont il met en danger l’aspiration à la paix, entraîne aujourd'hui un assentiment plus ou moins universel qu'incarne telle ou telle Cour chargée de statuer au nom des droits de l'homme.
   Les œuvres que l'on soumet aujourd'hui à notre étude ne sont pas contemporaines de cette évolution, mais on pourra suivre sans doute à travers elles un dégagement progressif des mentalités à l'égard d'une certaine fatalité de la guerre, comme à l'égard des valeurs qui prétendaient la fonder, voire la sublimer. Assiste-t-on pour autant aujourd'hui, comme le hasarde Michel Serres, à la fin de Mars ? Il semble plutôt que la distinction entre guerre et paix devienne, au vu de la situation politique et économique, de plus en plus malaisée. De quel héroïsme peuvent se parer aujourd'hui ces guerres larvées qui n'osent dire leur nom et broient des victimes de plus en plus anonymes ? On entendra peut-être pour cela plus douteusement résonner la confiance de Barbusse : « L'avenir est dans les mains des esclaves, et on voit bien que le vieux monde sera changé par l'alliance que bâtiront un jour entre eux ceux dont le nombre et la misère sont infinis.»

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