L'AMITIÉ
LA DISSERTATION

 

 

I/ LE PLAN DIALECTIQUE :

 

 

« Élective, l’amitié est aussi aristocratique et asociale. Dans la relation au monde, elle est pourvoyeuse d’une force qui isole du reste de l’humanité », écrit Michel Onfray (La sculpture de soi).
Partagez-vous son jugement ? Vous répondrez à cette question en vous fondant sur les trois œuvres au programme.

Mise en place du sujet :

- les mots-clés : "élective, aristocratique, asociale, isole" : tous ces termes concourent à donner à l'amitié l'aspect paradoxal d'une vertu privée qui, naissant d'un libre choix, met en jeu des valeurs raffinées résolument rebelles aux contrats sociaux. On y verra bien sûr une contestation radicale des vues d'Aristote dans l'Éthique à Nicomaque. De leur côté, Les Faux-monnayeurs de Gide et En attendant Godot de Beckett, plus nuancés dans cette optique, fourniront davantage matière à la confrontation des arguments.
- la problématique peut être très simplement formulée : l'amitié est-elle asociale ?

Arguments et exemples à utiliser :

Aidez-vous des éléments suivants (arguments et exemples, non limitatifs, vous sont fournis dans le désordre) :

DOCUMENTS
  1. « La retraite est propre à cultiver l’amitié : la solitude est amie de la sagesse ; c'est au-dedans de nous qu'habitent la paix et la vérité. De plus, c'est la marque d'un esprit bien fait, dit un Ancien, que de savoir demeurer avec soi-même. Qu'il est doux d'y rester, quand on s'en est rendu la jouissance agréable!  L'amitié demande une personne tout entière : dans la retraite ce sentiment-là devient plus nécessaire et moins partagé. » (Mme de Lambert, De l'amitié, 1695).

  2. « Les jeunes se trouvent certes dès le départ relativement homogènes, ne serait-ce que parce qu’ils ont le même âge et se situent globalement à la même étape de leur vie sociale. Mais penser qu'ils forment pour autant des ensembles indifférenciés serait compter sans l'infinie subtilité des jugements et classements sociaux que les jeunes mettent en œuvre de façon particulièrement aiguë au sein de leurs groupes. Ils se trouvent inscrits dans des procédures de confrontation très vives, qui structurent par cette médiation leur apprentissage des rapports avec le monde. L'amitié ne fonctionne pas en discontinuité avec ces lieux de confrontation sociale ; elle reste inscrite dans les environnements avec leurs procédures de classement et leurs enjeux. » (Claire Bidart, Les âges de l’amitié, Nouvel Observateur, décembre 2000).

  3. Le silence, la discrétion, un langage particulier constituent des signes compréhensibles par les seuls amis : la discrétion réciproque d'Olivier et de Bernard témoigne de leur connivence. A deux, ils forment une sorte de "société secrète" (penser aussi à la confrérie des Hommes forts, quelque méfiance que l'on doive entretenir à l'égard de cette amitié).

  4. « Descendre sur le terrain ordinaire des « accointances », c'est aussi voir dans l'amitié non plus seulement un sentiment ou une valeur, mais encore toute une pratique du lien social, qui en est en quelque sorte l'incarnation et dont le fonctionnement est observable : en ce sens aussi elle est un fait. Cette pratique varie selon les temps et les lieux, selon les milieux et selon les sexes, elle est tributaire de l'ensemble des formes de socialité : il y a une sociologie et une histoire de l'amitié. Elle est liée aussi à la façon dont les hommes se représentent à eux-mêmes les relations qu'ils nouent les uns avec les autres, à différents moments de l'histoire : il y a une histoire du discours sur l'amitié. Elle se donne à voir à travers la façon de gérer le temps de la vie quotidienne, dans des institutions, des lieux, des associations où l'on se livre à des activités communes, dans des formes de convivialité, dans des registres de langage variés. » (Sophie Jankélévitch, Préface à L’Amitié dans son harmonie, dans ses dissonances,  Autrement, série Morales n° 17, 1995)

  5. La philia grecque désigne les rapports interpersonnels quels qu’ils soient, et Aristote imagine pour la réglementer des contrats qui sont calqués sur les règles communes de justice applicables à tout acte politique.

  6. « La solidarité familiale évoque l'idée de clan, et le clan suppose l’exclusion, le secret; les parties rapportées ne sont pas dans le coup. Les amis peuvent constituer une espèce de famille et on peut faire avec eux ce qu'on ne ferait pas avec d'autres, y compris, parfois, des choses qu'on n'approuve pas selon les règles de la vie sociale. » (J.P. Vernant, Entretien avec Sophie Jankélévitch, Autrement, loc.cit.).

  7. « Si les citoyens pratiquaient entre eux l'amitié, ils n'auraient nullement besoin de la justice; mais, même en les supposant justes ils auraient encore besoin de l'amitié; et la justice, à son point de perfection, paraît tenir de la nature de l'amitié. » (Aristote, Éthique à Nicomaque).

  8. « Au-delà de la quarantaine, l'amitié est valorisée aux dépens des autres liens plus fluides, qui se raréfient. Les amis sont assez radicalement détachés des cadres de rencontre, eux-mêmes moins fréquentés ; pour les amis les plus anciens, ces cercles sociaux d'origine (lycée, club de loisirs... ) ont d'ailleurs généralement disparu ; pour des liens récents se manifeste une tendance à extraire très rapidement les amis du contexte et à les emmener vers la sphère privée (surtout pour les membres des classes sociales supérieures). Les amis sont fréquentés seuls, distingués sur la base de leurs qualités personnelles plus que sur celle de l'inscription dans un milieu, dans une activité. Le rapprochement est explicitement situé au niveau des affinités personnelles, de la distinction d'un individu rare, différent des autres, et proche de soi par des caractères particuliers. Ces amitiés-là construisent un rapport au monde qui tient davantage du repli que de l'ouverture, de la protection d'une petite sphère réservée que de l'inscription dans la vie courante. » (Claire Bidart, Les âges de l’amitié, op.cit.)

  9. « Rien, en effet, ne caractérise mieux l’amitié que la vie en commun : ceux qui sont dans le besoin aspirent à l’aide de leurs amis, et même les gens comblés souhaitent passer leur temps ensemble, car la solitude leur convient moins qu’à tous les autres. » (Aristote, Éthique à Nicomaque, 1157b).

  10.   Pozzo : «Moi aussi je serais heureux de le rencontrer. Plus je rencontre de gens, plus je suis heureux. Avec la moindre créature on s’instruit, on s’enrichit, on goûte mieux son bonheur. Vous-même, qui sait, vous m’aurez peut-être apporté quelque chose. » (Beckett, En attendant Godot).

 

Organisation du plan :

Thèse : L'amitié est asociale...

1. L'amitié a souvent un caractère exclusif
     ex :
elle ne souffre pas le grand nombre (Aristote et document 8); entre les deux amis, l'intrusion d'un élément étranger est perturbatrice (Boris, dans Les Faux-monnayeurs, en fait les frais); voir encore le document 6.
2.  L'amitié repose sur des valeurs personnelles et jalouses
     ex :
les différentes formes d'amitié dans Les Faux-monnayeurs constituent des réseaux aux exigences contradictoires; l'amitié est ineffable, indicible (« parce que c'était lui, parce que c'était moi » dit Montaigne); elle a besoin du secret, de signes de connivence qui valent pour les seuls amis (document 3).
3. L'amitié dénonce les règles du jeu social
      ex :
c'est contre toutes les «geôles» sociales, tous les artifices de l'amitié mondaine,  que Bernard, dans Les Faux-monnayeurs, est appelé à se définir; les conditions matérialistes de la vie moderne nuisent profondément à l'amitié vraie. Les penseurs antiques ont souvent identifié le bonheur à l'autarcie (Sénèque et document 1).

Antithèse : ... mais l'amitié vertueuse est le fondement de la politique...

A.  L'amitié suppose une morale d'ouverture à l'humanité
      ex :
elle est un apprentissage de l'égalité et de la tolérance (document 4); elle suppose des vertus (philanthropie, sacrifice) dont la société tout entière ne peut que profiter (document 10).
B.  L'amitié reproduit les formes de la vie sociale
      ex :
Aristote établit des parallèles entre les types d'amitié et les systèmes politiques (document 5); chez les jeunes, l'amitié est une préparation à la vie sociale (document 2).
C.  L'amitié est la force de l'homme, animal politique
      ex :
l'homme heureux lui-même a besoin d'amis (document 9); la lutte fraternelle pour des valeurs communes donne du sens à l'existence (voir le texte de J.P. Vernant).

Synthèse : ... et l'amitié ne peut durablement s'ériger contre le corps social.
Recherchons dans les deux premières parties les arguments qui s'opposent le plus nettement.
La synthèse n'est pas
ce "moyen terme" qui aboutirait toujours à un opinion tiède. Nous vous proposons de la construire comme un véritable "produit" des arguments utilisés dans les deux parties précédentes (nous l'infléchissons ici dans le sens d'une réfutation de la thèse) :

1A.
L'amitié peut avoir à pâtir de sa pureté même
 ex : chez Gide, entre Passavant, l'ami de tout le monde, et Strouvilhou, le nihiliste, existe un moyen terme (Édouard cultive une sociabilité sans illusions); la sincérité parfois grossière des rapports entre Vladimir et Estragon est le gage d'une certaine harmonie.
2B.
L'amitié est compatible avec une société juste
 ex : c'est d'une société hypocrite et figée que les héros des Faux-monnayeurs se détachent. L'amitié n'a pas à s'opposer à un tissu social où ne séviraient plus les rapports d'oppression, le goût du paraître, le mensonge.
3C.
L'amitié se nourrit du cadre social, fût-ce dans son refus
ex : L'amitié correspond à la volonté de corriger l'iniquité sociale (document 7). Elle ne saurait donc être qualifiée d'asociale puisque elle fonde ses valeurs sur celles du groupe. Gide évoque sur ce plan la stérilité des coteries littéraires fondées sur l'anarchie et les systèmes d'oppression à l'œuvre dans les micro-sociétés dressées contre le groupe.

 

 

II/ LE PLAN ANALYTIQUE

 

  Dans son ouvrage La sculpture de soi, Michel Onfray évoque les projets de codification que Saint-Just entendait imposer à l'amitié. « Faut-il redouter pareille puissance pour lui imposer de la sorte les formes dans lesquelles elle est censée s’épanouir au mieux ! », commente le philosophe.
  En quoi, selon vous, une société est-elle fondée à craindre l'amitié ?

Mise en place du sujet :

- les mots-clés : voici un sujet proche du précédent, mais son libellé est ici caractéristique du plan analytique. Il ne s'agit plus en effet de discuter une thèse mais d'analyser une notion. C'est cette même asocialité dont il a été question page précédente qui constitue le fond du sujet. On pourra relire attentivement le texte de Michel Onfray (il y évoque le statut antidémocratique de l'amitié) et repérer l'opposition majeure contenue dans la phrase qui vous est soumise :  aux « codifications » imaginées par Saint-Just s'oppose le verbe « s'épanouir », comme si justement c'était le plaisir qui était jugé comme le plus redoutable à l'ordre social.
- la problématique : sous forme de question, elle devra lancer le plan qu'on attend de vous. Il est courant qu'on puisse reprendre celle-là même que le libellé du sujet a posée, et c'est bien le cas ici. En deux ou trois parties, vous analyserez donc les raisons pour lesquelles l'ordre social peut craindre l'amitié.

Organisation du plan :
Vous pourrez compléter les arguments suivants et rechercher des exemples :

L'amitié peut menacer l'ordre social car...

1. elle constitue une microsociété régie par ses propres lois :
- l'amitié résulte d'un choix et refuse le grand nombre;
- elle cultive le secret, la solitude : l'amitié s'accommode du non-dit, du silence et d'une complicité étrangère à tous les langages codés sur lesquels s'édifie l'échange social;
- elle est rebelle aux définitions comme aux encadrements (tant chez les chevaliers que chez les malfaiteurs !).

2. elle favorise une quête authentique de soi et d'autrui :
- contre toutes les leçons apprises, l'amitié amène à l'individu à l'amour de soi, tant celui-ci est une condition nécessaire à l'amour de l'autre;
- l’amitié est à la fois prise en compte de la singularité individuelle de l’ami et sentiment d'une affinité profonde. Elle naît de la révélation d’une parenté fondamentale ( qui n’est pas celle engendrée par la vie en famille et d’autant plus fascinante qu’elle lie intimement deux êtres qui sont d’abord des inconnus). La découverte de l’ami est  donc aussi  découverte de soi et révélation d'une identité essentielle au-delà des gangues et pesanteurs des inscriptions familiales et sociales. Ainsi, tout en soulignant  que l’amitié se nourrit de respect réciproque et de sentiment d’égalité, Aristote remarque qu’un maître peut éprouver de l’amitié pour un esclave : c’est qu’en ce cas, il le considère en tant qu’homme et non en tant qu’esclave (VIII,1159a).

3. elle vise un plaisir supérieur :
- l'amitié est rebelle aux valeurs matérialistes : tous les mots d'ordre par lesquels une société rassemble ses troupeaux sont étrangers à l'amitié;
- elle est en quête d'une harmonie spirituelle : alors que, dans l'amour, des facteurs spécifiquement sexuels pèsent sur le choix, l'amitié reste purement spirituelle. Les exigences et les satiétés de la chair, qui donnent à l'amour son caractère de violence et de fragilité, ne viennent pas troubler la sérénité de l'échange amical.
- l'autarcie a paru aux Anciens la condition de la sagesse et, de fait, l'amitié se nourrit d'un échange dépourvu de désirs et de manques qui échappe aux contrats sociaux.