Dans La vie de Galilée de Bertolt Brecht,  le disciple Andrea, mortifié de ce que son maître se soit rétracté, s'exclame : "Malheureux le pays qui n'a pas de héros!". Ce à quoi Galilée rétorque : "Malheureux le pays qui a besoin de héros." Les communautés humaines, en effet, ont souvent identifié leurs valeurs suprêmes à un individu qui en semblait porteur : bravoure guerrière, sacrifice du martyr, audace de l'aventurier... Elles ont ensuite imposé cet exemple à l'admiration publique et figé le modèle dans une vénération où, bien vite, les peuples n'avaient plus qu'à manifester leur soumission (pensons à Alexis Stakhanov, héros du travail dans la Russie stalinienne!).  Cette première observation nous oriente vers une des idées-clés du programme : les valeurs héroïques sont susceptibles d'être constamment révisées, les conceptions de l'humain ou du surhumain étant relatives à l'Histoire : si le héros grec est par excellence un guerrier, c'est qu'il exprime les vertus nécessaires à des sociétés archaïques où la Cité naissante ne peut se consolider que par la défense ou la volonté hégémonique; au XVII° siècle, en Europe, on considère au contraire comme héroïque la victoire sur les passions et le modèle idéal est celui de l'honnête homme, parfaitement adapté à une société assise sur le commerce social et la bienséance.
  Un rapide coup d'œil sur les œuvres au programme nous conforte dans cette perspective : le héros guerrier de l'Iliade - aux nombreuses facettes - peut se trouver utilement confronté à cet autre guerrier qu'est Henry V, dans cet autre contexte que constitue le Moyen Âge chrétien; le héros romanesque de Stendhal peut d'autre part nous inviter à une nouvelle confrontation à l'aune de l'exaltation romantique de valeurs désormais personnelles.

   C'est ici que l'examen de l'héroïsme en tant que genre littéraire s'impose à nous. Car la question mise au sujet du prochain concours ressortit aux formes aussi bien qu'aux thèmes : à l'évidence, nos trois œuvres appartiennent au genre épique, en ce qu'elles font la part belle à la guerre et à l'enjeu national plus qu'au destin des individus :

  A considérer les choses de la manière la plus générale, le conflit qui peut s'offrir comme la situation la plus convenable pour l'épopée est l'état de guerre. La guerre, en effet, c'est toute une nation mise en mouvement, et qui, dans les périls communs, révèle une inspiration et une activité juvéniles, parce que c'est la plus grande occasion qu'ait la totalité nationale de répondre d'elle-même.
  [...]  En effet, dans les combats, le courage guerrier est l'intérêt principal. Or, le courage est une qualité de l'âme et un mode d'activité qui ne se prête bien ni à l'expression lyrique ni à l'action dramatique, tandis qu'elle convient éminemment à la représentation épique. Dans le drame, ce qui nous intéresse surtout, c'est la force ou la faiblesse spirituelle des caractères, le pathétique des situations, la passion bonne ou mauvaise, tandis que dans l'épopée c'est le naturel du caractère. Par conséquent, le courage, dans les entreprises nationales, est à sa véritable place, parce qu'il n'est pas un acte moral auquel la volonté se décide par elle-même comme devoir dicté par la conscience; il est quelques chose d'inné et de naturel qui s'allie très bien avec le côté spirituel, mais plutôt spontanément qu'avec réflexion, et poursuit ainsi des fins pratiques qui se laissent plus convenablement décrire qu'elles ne peuvent être saisies dans l'expression des sentiments et des pensée lyriques. Dans la guerre, il en est des exploits et de leur suite comme du courage : les œuvres de la volonté et les hasards des événements extérieurs maintiennent, en quelque sorte, entre eux la balance égale. Du drame, au contraire, est exclu l'événement simple, avec ses obstacles purement extérieurs, parce qu'ici l'extérieur ne peut conserver aucun droit indépendant; il doit dériver du but que poursuivent les personnages et des intentions profondes qui les font agir. Ce qui fait que, quand les accidents s'introduisent dans le cours de l'action et paraissent en déterminer le dénouement, ils doivent encore trouver leur principe et leur justification dans le caractère intime et les buts des personnages, aussi bien que dans les conflits et leur dénouement nécessaire.
      Hegel, Esthétique, 1835.

   La définition de l'épopée fournie par Hegel nous permettra d'observer des différences notables entre nos trois œuvres : si L'Iliade et Henry V mettent en effet en jeu "la totalité nationale", on ne saurait dire de même de La Chartreuse de Parme, dont les enjeux restent étroitement liés aux personnages et les actions subordonnées à leur psychologie. La représentation de l'héroïsme ne peut qu'y gagner ces nuances qui constituent la problématique de votre question. En relation avec les arts plastiques et avec les productions de la poésie et du théâtre, Hegel, dans ses leçons d’esthétique, distinguait le héros épique, le héros tragique et le héros dramatique.

  • Le héros épique est porteur des valeurs des sociétés archaïques : une forte idéalisation, une stylisation lui permettent de jouer un rôle de ciment dans la collectivité. Il est confronté à des forces extérieures qui peuvent l'écraser, mais devant lesquelles son triomphe est possible : chez Homère, le héros est l’homme exemplaire abattu par la nécessité. Mais il manifeste dans cet écrasement les vertus qui font aussi sa grandeur.  L’épopée est faite de ce conflit surmontable qui symbolise la lutte gigantesque de l’homme contre la nature vue sous les traits du destin.

  • Le héros tragique est aussi au cœur de ce conflit, mais lui accepte sa défaite : écrasé par un Destin tout particulièrement acharné à le perdre, il trouve dans les accents de sa plainte une énergie qui ne dément jamais la vitalité héroïque. La tragédie exprime avec solennité le rituel de cette défaite annoncée en condensant à l'extrême la crise décisive.

  • Le héros dramatique est l'émanation d'une société en profonde mutation. Face à la pression du groupe, lui seul est un être de liberté : il peut ne manifester aucune des grandes vertus héroïques, mais il évolue dans un monde contingent où sa volonté de puissance prétend, sans illusion, installer du sens. Le drame exprime cet univers de liberté et oppose aux valeurs traditionnelles la quête individuelle de valeurs privées. Le texte invite donc à la réflexion, voire à la distanciation, et la parole y supplante l'action pure.

   Comment nos trois œuvres se rangent-elles dans cette typologie ?

   Les genres auxquelles les trois œuvres appartiennent n'est pas indifférent  : une épopée antique, une pièce de théâtre, un roman. Il semble que l'on aille progressivement vers une réduction de la perspective héroïque aux valeurs individuelles, peut-être même que l'on glisse à la notion d'antihéros ? Mais, bien sûr, c'est d'abord dans l'épopée que s'inscrit la geste héroïque. Le poème épique, écrivait Hölderlin, "naïf selon l'apparence, est héroïque par sa signification. C'est la métaphore de grandes volontés" (Samtliche Werken, IV). L'héroïsme, manifestation d'une "grande volonté", serait donc une donnée fondamentale de l'épique. Cette notion se révélera vite capitale car susceptible d'introduire de très fortes nuances dans votre problématique. Ainsi T.S. Eliot n'a jamais pu goûter l'Iliade parce que la conduite des héros homériques lui échappait, à commencer par celle d'Achille, qu'il considérait comme "un voyou" (De la poésie et de quelques poètes). On pourra juger au contraire qu'Achille fait preuve d'une grande volonté, tant dans son refus de poursuivre le combat que dans sa décision d'y revenir. Car la force du guerrier ne suffit pas; il faut aussi la grandeur humaine (celle qu'il manifestera dans son pardon). Les héros ne sont donc pas seulement les plus forts, ce sont les seuls capables de raisonner leur conduite au milieu de l'action. L'autre notion mise en place par Hölderlin, celle de naïveté, doit être interprétée correctement. L'épopée n'est pas seulement un art fruste, témoin de cette sobriété occidentale dont Hölderlin rend hommage à Homère : s'il y a métaphore, transposition des "grandes volontés" dans le naïf, c'est que la présentation qui est faite des actes des héros se fait dans le cadre d'une vision fataliste. Mieux que tout autre, Hegel a exprimé ce paradoxe du genre épique : "C'est la poésie épique, et non la dramatique, qui est le domaine où règne la destinée". Cette fatalité qu'incarne la justice suprême diffère notablement de celle qu'on discerne dans le registre tragique, et même dramatique, qui impliquent tous deux la conception de l'individu en tant que personne : dans l'ordre épique," l'homme est jugé d'après la cause qu'il défend, et la tragique Némésis consiste justement en ce que cette cause est trop lourde pour l'individu, trop lourde pour ses épaules."  Cette fatalité peut être présentée directement, avec une intervention patente des dieux, comme dans l'Iliade, elle peut aussi être laissée à deviner. L'étude de nos trois œuvres devra démêler ce rapport qu'entretient la "volonté" des héros avec le destin, et les trois genres différents qu'elles nous proposent - épique, dramatique et romanesque - ne pourront que commander à chaque fois un propos différent sur l'héroïsme :

  • l'épopée (Iliade), parce qu'elle est un récit où le point de vue du narrateur est omniscient, interdit le subjectivisme et reste impropre à l'introspection individuelle : peu de débats de conscience, en effet, chez des héros déterminés par un destin connu et accepté. La conséquence est que l'héroïsme y est avant tout représenté, se résume à des actes dont la rhétorique épique s'emploie à souligner l'excellence. Le traitement du temps participe aussi de cette volonté : la condensation en quelques épisodes d'une guerre de dix ans évite les moments nuls, limite les êtres à la noblesse de leurs actes.

  • le drame historique (La vie d'Henry V) privilégie la parole et réduit l'action à des éléments forcément sommaires que le spectateur est invité à imaginer. Ici encore, la condensation nécessaire d'un règne à quelques-uns de ses épisodes évite les moments nuls, mais la représentation scénique des relations entre les personnages favorise la confidence personnelle du héros et son introspection publique. Nous assistons ainsi à quelques-unes de ses faiblesses, cependant que la régie théâtrale, contribuant à situer le héros parmi les autres, favorise la perspective politique.

  • le roman (La Chartreuse de Parme) favorise, lui,  le point de vue subjectif : la vie du héros s'inscrit désormais dans une linéarité d'où les moments nuls ne sont plus exclus. Ils participent même d'un apprentissage au long duquel le héros s'égare, se cherche, finit par se trouver à des moments inattendus. Consacrant la fin de "l'idéalisme abstrait" (Georg Lukacs), le roman du XIX° siècle traite la temporalité comme un processus de dégradation au cours duquel l'âme du héros, éprise de valeurs qualitatives, se heurte sans cesse à l'étroitesse du monde matériel, où règnent les valeurs d'échange. Le héros, pour cela, trouve souvent ses voies les plus nobles dans le refus, la dissidence, la solitude contemplative où l'Amour est sanctifié.

  Les formes littéraires engagent donc une conception particulière de l'héroïsme : on en citera simplement pour preuve le statut tout particulier que Victor Hugo a donné à la bataille de Waterloo dans Les Misérables : refusant d'en donner, comme Stendhal (voyez la page L'héroïsme à l'épreuve du roman), une image romanesque, c'est-à-dire soumise à la perception des personnages, il s'engage, au début de la deuxième partie, dans une digression véritablement épique qui fait fi des lois du roman et apparaît justement comme une greffe maladroite. C'est dire aussi que l'époque ne suffit pas à expliquer, elle seule, les mutations des valeurs héroïques, même s'il n'est pas question de négliger l'aspect historique de la notion. Les œuvres savent nous y engager, bien sûr, et l'on pourra utilement y observer l'évolution de cette typologie que nous nous employons maintenant à définir.

 

 

  L'héroïsme doit aussi être envisagé comme thème. A ce propos, les dictionnaires fournissent un utile point de départ :

héros :
• 1361; lat. heros, du gr. hêrôs

1¨ Mythol. antiq. Þ demi-dieu. Nom donné dans Homère aux hommes d'un courage et d'un mérite supérieur, favoris particuliers des dieux, et dans Hésiode à ceux qu'on disait fils d'un dieu et d'une mortelle ou d'une déesse et d'un mortel. Il fallait, chez les Grecs, être mort pour être reconnu héros, c’est-à-dire objet d’un culte (le mot héros , qui désigne un mort détenteur d’un potentiel vital exceptionnel, est d’origine crétoise). Le terme "héros" s'applique à des êtres demi-légendaires, appartenant à un lointain passé, mais considérés comme supérieurs et objets, à l'instar des dieux, d'un culte spécial.. Dans le Ménon (81c), Platon, citant Pindare, considère  que les héros sont ceux qui ont droit à une dernière vie privilégiée avant la délivrance finale de l'âme.
2¨
Fig. Ceux qui se distinguent par une valeur extraordinaire ou des succès éclatants à la guerre."Il semble que le héros est d'un seul métier, qui est celui de la guerre, et que le grand homme est de tous les métiers, ou de la robe, ou de l'épée, ou du cabinet, ou de la cour " (La Bruyère).
3¨ Tout homme qui  se distingue par la force du caractère, la grandeur d'âme, une haute vertu. —  "On peut être héros sans ravager la terre." (Boileau).
© Petit Robert Voir aussi la définition du TLFi.

  S'aidant de ces définitions, on pourra commencer à tenter de répondre à une question fondamentale relative aux rapports entre le héroïsme et l'humain : exaltant les valeurs de l'humanité, le héros reste-t-il humain ? Comment nos trois oeuvres, qui touchent, d'une manière ou d'une autre, à la geste guerrière concilient-elles l'énergie voire la démesure qu'elle requiert avec les valeurs héroïques ? Réfléchissant à propos de l'Iliade à la "source grecque", voici ce qu'écrit Simone Weil :

  "Le vrai héros, le vrai sujet, le centre de l'Iliade, c'est la force. La force qui est maniée par les hommes, la force qui soumet les hommes, la force devant quoi la chair des hommes se rétracte. [...] Le fort n'est jamais absolument fort, ni le faible absolument faible, mais l'un et l'autre l'ignorent. Ils ne se croient pas de la même espèce; ni le faible ne se regarde comme le semblable du fort, ni il n'est regardé comme tel. Celui qui possède la force marche dans un milieu non résistant, sans que rien, dans la matière humaine autour de lui, soit de nature à susciter entre l'élan et l'acte ce bref intervalle où se loge la pensée. Où la pensée n'a pas de place, la justice ni la prudence n'en ont. C'est pourquoi ces hommes armés agissent durement et follement. Leur arme s'enfonce dans un ennemi désarmé qui est à leurs genoux; ils triomphent d'un mourant en lui décrivant les outrages que son corps va subir; Achille égorge douze adolescents troyens sur le bûcher de Patrocle aussi naturellement que nous coupons des fleurs pour une tombe. En usant de leur pouvoir, ils ne se doutent jamais que les conséquences de leurs actes les feront plier à leur tour.[...]
  Ce châtiment d'une rigueur géométrique, qui punit automatiquement l'abus de la force, fut l'objet premier de la méditation chez les Grecs. Il constitue l'âme de l'épopée. [...] Un usage modéré de la force, qui seul permettrait d'échapper à l'engrenage, demanderait une vertu plus qu'humaine, aussi rare qu'une constante dignité dans la faiblesse."
  Simone Weil, La source grecque © Gallimard 1953.

   Cette vertu, cette dignité, c'est aussi d'elles que parle J.J. Rousseau lorsqu'il se demande quelle est la vertu qui fait les héros et qu'il répond en désignant la "force de l'âme". Si celle-ci peut générer les plus nobles élans et fortifier les plus âpres résistances, la barbarie dont parle Simone Weil en paraît toujours exclue. Une phrase, pourtant, de Saint-Exupéry nous revient en mémoire qui évoque la survie héroïque du pilote perdu dans la nature : "Ce que j'ai fait, aucune bête ne l'aurait fait." L'épopée permet-elle de semblables ouvertures aux considérations éthiques qu'autoriserait la représentation d'actions où les héros sont des individus toujours maître de leurs choix ?

    On ne saurait limiter le domaine du héros aux champs de bataille : Rousseau élimine d'emblée la bravoure guerrière dans son examen des vertus qui font le héros et Hegel faisait justement remarquer que, dans les douze travaux d'Hercule, figure le nettoyage des écuries d'Augias. Voltaire, pour sa part, affirmait sa nette préférence pour le "grand homme" et laissait le vocable "héros" aux "saccageurs de provinces" :

  J’aimerais mieux des détails sur Racine et Despréaux, sur Quinault, Lulli, Molière, Le Brun, Bossuet, Poussin, Descartes etc., que sur la bataille de Steinkerque. Il ne reste plus rien que le nom de ceux qui ont conduit les bataillons et les escadrons ; il ne revient rien au genre humain de cent batailles données ; mais les grands hommes dont je vous parle ont préparé des plaisirs purs et durables aux hommes qui ne sont pas encore nés. Une écluse du canal qui joint les deux mers, un tableau du Poussin, une belle tragédie, une vérité découverte sont des choses mille fois plus précieuses que toutes les relations de campagnes ; vous savez que chez moi les grands hommes sont les premiers et les héros les derniers. J’appelle grands hommes tous ceux qui ont excellé dans l’utile ou dans l’agréable. Les saccageurs de provinces ne sont que des héros.
Voltaire, à Thieriot, 15 juillet 1735
.

  On pourrait certes dans nos trois œuvres mesurer le véritable héroïsme à l'instant où le guerrier farouche apaise son ardeur (que l'on songe à Achille). Ce serait cependant ignorer comment la guerre est l'occasion unique d'un dépassement de soi qui pourrait constituer une définition possible de l'héroïsme. Nous tenterons pour notre part une définition qui validera les thèses que vous trouverez dans les pages que nous consacrons à l'Iliade : le héros est celui qui incarne parfaitement son temps. Il n'en manifeste pas forcément les valeurs objectives, pour ne pas dire les modes, vertu qui ferait de lui un modèle aimable et parfaitement assimilé (le duc de Nemours de La Princesse de Clèves...), alors qu'au contraire le héros se signale souvent à ses contemporains par une différence insolente ! C'est plus loin qu'il nous faut chercher cette "âme du monde" dont parle Hegel : au-delà de la simple succession des événements, l'Histoire est faite d'une trame qui n'affleure à la surface des choses que grâce au degré supérieur de conscience et de liberté que manifestent ceux que nous appellerons héros. Lorsqu'ils apparaissent, investis d'un certain pouvoir ou d'une certaine énergie, les rêves, les espoirs longtemps enfouis dans le psychisme collectif parviennent à leur éclosion. S'inspirant des analyses de Hegel dans La Raison dans l'Histoire, André Breton peut ainsi écrire :

  Je pense de plus en plus que "l'Histoire", telle qu'elle s'écrit,  est un tissu de dangereux enfantillages, tendant à nous faire prendre pour la réalité des événements ce qui n'en est que la projection extérieure, fallacieuse - qui ne tire son brillant coloris que de l'hémoglobine des batailles. Vouloir déduire quoi que ce soit d'une telle histoire est à peu près aussi vain que de prétendre interpréter le rêve en ne tenant compte que de son contenu manifeste.
  Sous ces faits divers de plus ou moins grande échelle court une trame qui est tout ce qui vaudrait la peine d'être démêlé. C'est là que les mythes s'enchevêtrent depuis le début du monde et - que les marxistes rigides le veuillent ou non - qu'ils trouvent le moyen de composer avec l'"économie" (qui dans une certaine acception moderne est peut-être un mythe, elle aussi).
  André Breton, Entretiens, © Gallimard, 1952.

  Ce « fonds historique secret qui disparaît derrière la trame des événements » est précisément ce que le héros a charge d'incarner et qui, par exemple, fait d'Achille, au-delà de la barbarie qu'il peut d'abord manifester, l'expression parfaite du rêve apollinien de la Grèce archaïque. C'est aussi ce qui, pour Hugo, condamne Napoléon à être vaincu à Waterloo : "Bonaparte vainqueur à Waterloo, ceci n'était plus dans la loi du dix-neuvième siècle. Une autre série de faits se préparait, où Napoléon n'avait plus de place. La mauvaise volonté des événements s'était annoncée de longue date. Il était temps que cet homme vaste tombât."  (Les Misérables, I, IX). C'est encore ce qui empêche le Don Quichotte de Cervantes d'accéder au statut véritable de héros. Ses mots, le plus souvent admirables, pour tout ce qui touche à la mission dont il s'investit, résonnent, certes, dans le contexte d'un véritable héroïsme :

  "Apprends, ô Sancho, qu'un homme n'est pas plus qu'un autre s'il ne fait plus qu'un autre", lance-t-il à son valet. Et plus loin : "Ami Sancho ! apprends que je suis né par la volonté du ciel, dans notre âge de fer, pour y ressusciter l’âge d’or. C’est à moi que sont réservés les périls redoutables, les prouesses éclatantes et les vaillants exploits. C’est moi, dis-je encore une fois, qui dois ressusciter les vingt-cinq de la Table Ronde, les douze de France et les neuf de la renommée. […] Dors, toi qui es né pour dormir, et fais ce que tu voudras ; mais je ferai, moi, ce qui convient le plus à mes desseins." Mais, dressé contre "les temps calamiteux de [son] âge", Don Quichotte se condamne au psittacisme en prétendant incarner les héros des vieux romans de chevalerie. Résolument opposé aux valeurs modernes, et réfugié dans sa "folie", il manque l'esprit de son temps et ne nous présente de son désespoir qu'une image grotesque. Georg Lukacs a bien analysé le processus : "Cervantes, écrit-il,  a atteint l'essence la plus profonde de cette problématique démonique dans son œuvre littéraire, la nécessité, pour l'héroïsme pur, de tourner au grotesque, pour la foi la plus ferme, de se muer en folie, dès lors que les voies qui conduisent à sa patrie transcendantale sont devenues impraticables, l'impossibilité que la plus pure, la plus héroïque évidence subjective corresponde au réel effectif." (Théories du roman). Mais les valeurs mercantiles, dont la Renaissance inaugure la souveraineté, ne rendent pas tout héroïsme impossible : elles en déplacent seulement la nature, et Don Quichotte n'est pas un héros positif faute d'avoir épousé ce déplacement.

  Car si l'exemple du héros a une vertu pédagogique, ce n'est pas tant par ses exploits - souvent décourageants au contraire pour le simple mortel - que par le miroir qu'il nous renvoie et l'appel qu'il nous lance - fût-ce dans sa propre chute - pour mieux vivre dans notre temps et aller de l'avant. A la lumière de cette "cristallisation" des forces profondes des époques opérée par le héros, on comprendra peut-être mieux pourquoi on a pu faire une utilisation pléthorique du mot, au cinéma, dans la bande dessinée, l'aventure ou le sport, sans que, fondamentalement, s'altèrent ses vertus archétypales.

 

 

LES VERTUS DU HÉROS

Lire sur ce site : Discours sur la vertu du héros de Jean-Jacques Rousseau.

 

  Dans son article consacré aux héros et aux idoles (Encyclopaedia Universalis), Violette Morin considère, à partir du modèle d'Achille, que le héros est fait de quatre vertus : noblesse, expansion vitale, action créatrice, ardeur généreuse.

  • Noblesse

  Pendant toutes les années où, sans le savoir, il est victime du Destin, Œdipe ne saurait être considéré comme un héros. Il ne le devient que lorsqu'il a enfin reconnu la Fatalité qui l'accable et qu'il l'affronte dignement. En ce sens, la lucidité est inséparable de l'héroïsme. Non que le héros soit toujours responsable de ses actes, mais il n'est jamais agi aveuglément. Ainsi les Romantiques pourront proposer du héros une image vivante de faiblesse humaine capable de se reconnaître et de se retourner contre elle-même dans un geste poignant de liberté désespérée. C'est pour cela que nous pouvons considérer comme héroïques des personnages dont la moralité pourrait paraître douteuse : Don Juan, le chevalier des Grieux dans Manon Lescaut de l'abbé Prévost, le Valmont des Liaisons dangereuses...  Leurs actes, si infâmes qu'ils puissent paraître, obéissent au moins à une volonté qui leur fait affirmer des valeurs authentiques dressées contre tous les conformismes. Le héros a toujours, en quelque manière, le "panache" de Cyrano : capable de choisir le chemin des crêtes quand tout invite à se contenter des routes balisées, il affirme dans le Bien comme dans le Mal la même intransigeance quant à des valeurs qui - il le sait - le perdront pourtant. On pourra alors parler d'"antihéros", comme le cinéma américain nous a fait parler de "loser". Mais l'échec même de ce type d'entreprise est exemplaire et ajoute à notre admiration la connivence du pathétique. Car le héros n'est jamais figé : capable de secrètes failles, il est toujours susceptible d'être ému par des faiblesses qui nous rappellent qu'il ne saurait exister de héros érigés contre l'humain : Don Juan donne au Pauvre le louis d'or qui n'a pas réussi à le corrompre; Valmont s'incline devant la véritable vertu; Achille finit par rendre à Priam éploré le corps d'Hector parce qu'il pense à son propre père.

  • Expansion vitale

   Il y a toujours, dans la figure du héros, quelque chose de solaire. Il se révèle au monde par des exploits éclatants qu'il doit à la fougue de sa jeunesse. Le héros est toujours un peu Jésus parmi les docteurs : cette "épiphanie héroïque" se manifeste souvent par l'insolence contre le chef, voire contre le père (que l'on songe au mythe gaullien), la rébellion ouverte contre les modèles figés imposés par l'autorité.

   Je ne veux point diminuer la nature humaine; elle me plaît ainsi, s'élevant d'un mouvement sûr au-dessus du devoir le plus pénible. Dompteuse essentiellement; mais dompteuse de quoi ? De tout ce qui s'impose et menace; au fond toujours dompteuse d'elle-même. Cette générosité définit l'homme. Pris sur cette planète, considéré en ses actes et en ses œuvres, c'est un animal dominateur; la pensée n'est qu'un des effets de cette force d'âme, et même, j'en conviens, subordonné.
   L'homme veut, organise, réalise. Continuellement il invente; il tend là; tout le reste l'ennuie. Aussi vos molles et ennuyeuses pensées ne le terminent point. Vous ne le tenez point, en aucune manière, ni dans vos doctrines, ni dans vos griffes. Ce sacrifice d'après l'ordre, cette force dans le danger, cette allégresse dans l'action difficile, vous les retrouverez dans un incendie, dans un naufrage, dans une peste; où cependant je ne vois point de haine, ni même de colère. Oui, pour sauver son ennemi, le même courage, dès qu'il entreprend la chose. Dans le temps d'un éclair il se décide : il ne pense point en arrière, comme vous faites toujours, vous spectateur; il pense en avant, partant de ce qu'il a voulu. Sauvetage, révolte ou guerre, cela n'importe plus dès qu'il a commencé. Il pense le danger; le reste est de peu; si l'obstacle est humain, malheur à l'obstacle.
   Alain, Mars ou la guerre jugée, De l'héroïsme, © Gallimard, 1936.

    Car le psychanalyste pourra parler de "fixation au stade phallique" : si le héros est souvent le sauveur de tout un peuple, il est aussi guetté par l'ivresse de sa puissance et la démesure de sa mégalomanie. En ce sens l'orgueil d'Achille est sévèrement puni par la mort du "double" Patrocle, qui le rend à sa mission et lui fait accepter sa propre mort.

  • Action créatrice

   Dans Les deux sources de la morale et de la religion, Henri Bergson oppose une morale de l'obligation naturelle, qui fait que nous obéissons impersonnellement à nos devoirs sociaux, à une "morale complète et absolue" qui se caractérise par le choix individuel de modèles : le héros est ainsi celui qui exerce sur nous un véritable "appel".

   Pourquoi les saints ont-ils laissé des imitateurs et pourquoi les grands hommes de bien ont-ils entraîné derrière eux des foules ? Ils ne demandent rien, et pourtant ils obtiennent. Ils n'ont pas besoin d'exhorter; ils n'ont qu'à exister; leur existence est un appel. Car tel est bien le caractère de cette autre morale. Tandis que l'obligation naturelle est pression ou poussée, dans la morale complète et parfaite il y a un appel.
   La nature de cet appel-là, ceux-là seuls l'ont connue entièrement qui se sont trouvés en présence d'une grande personnalité morale. Mais chacun de nous, à des heures où ses maximes habituelles de conduite lui paraissaient insuffisantes, s'est demandé ce que tel ou tel eût attendu de lui en pareille occasion. Ce pouvait être un parent, un ami, que nous évoquions ainsi par la pensée. Mais ce pouvait aussi bien être un homme que nous n'avions jamais rencontré, dont on nous avait simplement raconté la vie, et au jugement duquel nous soumettions alors en imagination notre conduite, redoutant de lui un blâme, fiers de son approbation. Ce pouvait même être, tirée du fond de l'âme à la lumière de la conscience, une personnalité qui naissait en nous, que nous sentions capable de nous envahir tout entiers plus tard, et à laquelle nous voulions nous attacher pour le moment comme fait le disciple au maître. A vrai dire, cette personnalité se dessine du jour où l'on a adopté un modèle : le désir de ressembler, qui est idéalement générateur d'une forme à prendre, est déjà ressemblance; la parole qu'on fera sienne est celle dont on a entendu en soi un écho. [...]
   D'où lui vient sa force ? Quel est le principe d'action qui succède ici à l'obligation naturelle ou plutôt qui finit par l'absorber ? [...] Au-dessus des devoirs bien nets [de la morale sociale] nous aimons à nous en représenter d'autres plutôt flous, qui s'y superposeraient. Dévouement, don de soi, esprit de sacrifice, charité, tels sont les mots que nous prononçons quand nous pensons à eux. Mais pensons-nous alors, le plus souvent, à autre chose qu'à des mots ? Non, sans doute, et nous nous en rendons bien compte. Seulement il suffit, disons-nous, que la formule soit là; elle prendra tout son sens, l'idée qui viendra la remplir se fera agissante, quand une occasion se présentera.  Il est vrai que pour beaucoup l'occasion ne se présentera pas, ou l'action sera remise à plus tard. Chez certains la volonté s'ébranlera bien un peu, mais si peu que la secousse reçue pourra en effet être attribuée à la seule dilatation du devoir social, élargi et affaibli en devoir humain. Mais que les formules se remplissent de matière et que la matière s'anime : c'est une vie nouvelle qui s'annonce; nous comprenons, nous sentons qu'une autre morale survient.
  Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, 1932  © PUF

  Bergson peut ainsi opposer à l'attitude "close" de la simple obéissance, une autre attitude qui est celle de "l'âme ouverte" : "si l'on disait qu'elle embrasse l'humanité entière, on n'irait pas trop loin, on n'irait même pas assez loin, puisque son amour s'étendra aux animaux, aux plantes, à toute la nature."

  • Ardeur généreuse

  Dans le Cratyle (398c), Platon considère que la racine du mot héros (hêrôs) est de la même origine que celle qui désigne l'amour (êrôs). Il précise sa pensée dans Le Banquet (179c) en racontant l'histoire d'Alceste, fille de Pélias, qui consentit à mourir pour son époux :

  Parmi tant d'hommes, auteurs de tant de belles actions, on compterait aisément ceux dont les dieux ont rappelé l'âme de l'Hadès : ils rappelèrent pourtant celle d'Alceste par admiration pour son héroïsme : tant les dieux mêmes estiment le dévouement et la vertu qui viennent de l'amour !
  Au contraire, ils renvoyèrent de l'Hadès Orphée, fils d' Œagros, sans rien lui accorder, et ils ne lui montrèrent qu'un fantôme de la femme qu'il était venu chercher, au lieu de lui donner la femme elle-même, parce que, n'étant qu'un joueur de cithare, il montra peu de courage et n'eut pas le  cœur de  mourir pour son amour, comme Alceste, et chercha le moyen de pénétrer vivant dans l'Hadès; aussi les dieux lui firent payer sa lâcheté et le firent mettre à mort par des femmes. Au contraire, ils ont honoré Achille, fils de Thétis, et l'ont envoyé dans les îles des Bienheureux parce que, prévenu par sa mère qu'il mourrait s'il tuait Hector, et qu'il reverrait son pays s'il ne le tuait pas, et y finirait sa vie, chargé d'années, il préféra résolument secourir son amant, Patrocle, et non seulement mourir pour le venger, mais encore mourir sur son corps. Aussi les dieux charmés l'ont-ils honoré par-dessus tous les hommes, pour avoir mis à si haut prix son amant.
  Platon, Le Banquet, 180c.

  Ainsi l'héroïsme est geste d'amour, ce qui explique qu'il se manifeste si souvent par le sacrifice. On rassemblera facilement sous cette bannière tous les héros du combat humanitaire, parfois opposés aux institutions qui auraient dû les soutenir. Car, là encore, il ne saurait être question d'héroïsme sans cette volonté d'être fidèle à soi en dépit de tout, et de fuir les mangeoires où se satisfait le gros du troupeau.

  Si l'on veut bien convenir que le héros se situe toujours à l'intérieur d'un combat dans lequel, toujours, il trouve une occasion de se dépasser, ses vertus restent cependant diverses et même antagonistes : une vision rationaliste (Corneille, Kant, Rousseau) place l'héroïsme dans la maîtrise de soi, l'obéissance vertueuse à une obligation morale contre l'égoïsme et le caractère déréglé des passions,  tandis qu'une vision romantique (Stendhal, Hegel) fait du héros un être énergique et passionné, habité par une mission personnelle. Ce rapide tableau permettra peut-être de préciser ces formes diverses et les registres qu'elles peuvent prendre, à défaut de proposer une unité qui reste problématique :

 

TYPES CARACTÈRES EXEMPLES

Le héros épique

Issu d'une lignée divine ou aristocratique, il est avant tout un guerrier et promis à une mort précoce. Force de l'âme et noblesse peuvent s'accompagner d' orgueil, de barbarie.

Iliade : Achille - Hector
La Chanson de Roland

Le héros tragique

Marqué par un destin acharné à le perdre, il trouve dans le bien comme dans le mal, dans la victoire comme dans la défaite, une énergie hautaine pour préserver son sens de l'honneur.

Corneille : Le Cid, Polyeucte

L'homme de bien

Personnalité sociale et pacifique.  Action créatrice, ardeur généreuse, sacrifice.

Camus, La peste

L'aventurier

Individu solitaire, il fuit les modèles sociaux au profit d'une quête métaphysique. Expansion vitale, rébellion contre la société, aspect suicidaire.

Saint-Exupéry, Terre des hommes
Malraux, La voie royale.

Le héros romantique

Homme de passion, avide de dépassement, animé d'une tentation d'exister. Énergie, authenticité s'accompagnent d'orgueil, d'individualisme et d'une tentation suicidaire.

Musset, Lorenzaccio
Stendhal Le Rouge et le Noir,
La Chartreuse de Parme.

 

  Au concours Mines-Ponts 2001, était proposée la distinction établie par Pierre-Henri Simon dans Le domaine héroïque des lettres françaises (1963) : « Originellement et dans sa définition la plus stricte, le héros est un être fort, de naissance noble et quasi divine, et que son courage et la grandeur de ses actes élèvent au-dessus de la foule. A sa gauche – du côté du cœur, de l’amour, de la bonté – marche le grand homme, bienfaisant, béni par les peuples, couvert de décorations et de couronnes. A sa droite – du côté de la main qui tient l’épée ou le sceptre – avance le surhomme, hautain, solitaire, incommode et souvent haïssable. Leurs rapports ne sont pas toujours simples ; il arrive que leurs directions se recoupent et que leurs pas se mêlent ; il arrive aussi qu’ils se contredisent et se combattent ; mais ils ont en commun une vertu vitale, l’énergie, et une vertu morale, le goût de la grandeur ; ils sont actifs et courageux.»

 

  Ailleurs :

  • Héros (exposition de la BnF).
  • L'héroïsme sur Philo-Prépas (Philagora) par Joseph Llapasset.