LE PERSONNAGE DE ROMAN

L'ÉTUDE DU PERSONNAGE

La caractérisation du personnage
Le système des personnages
Personnage et société

 DISSERTATIONS 

Vie et destin du personnage
Mort du personnage ?
Le personnage médiocre

 

 

Objet d'étude :
Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIème siècle.
Parcours : Individu, morale et société
                   Le personnage de roman.


Corpus :
    Gustave Flaubert : Madame Bovary (1857)
    Stendhal : Le Rouge et le Noir (1830)
    Honoré de Balzac : Le Père Goriot (1835)
    Victor Hugo : Quatrevingt-treize (1874)
    Emile Zola : L'Assommoir (1877)
    Guy de Maupassant : Bel-Ami (1885).

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  e terme de personnage désigne chacune des personnes fictives d'une œuvre littéraire. Le roman, en devenant au XIXème siècle le genre dominant, a redéfini ce concept apparu à la Renaissance et qu'on réservait au théâtre : c'est à travers l'écriture romanesque en effet que peut le mieux se dissiper une confusion encore entretenue dans le public entre la réalité et la fiction, et que le cinéma a contribué à fortifier. Car le personnage est un création concertée par le romancier, dans la logique de l'univers qu'il fait naître et du regard qu'il est décidé à porter sur le monde. Avec lui se vérifie l'avertissement d'Albert Thibaudet : « Le romancier authentique crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie possible, le romancier factice les crée avec la ligne unique de sa vie réelle. Le vrai roman est comme une autobiographie du possible, [...] le génie du roman nous fait vivre le possible, il ne fait pas revivre le réel." (Réflexions sur le roman).
  
Ces précautions prises, on verra comment le romancier s'ingénie à faire oublier cette irréalité du personnage pour le doter au contraire de tout ce qui est de nature à entraîner l'illusion du lecteur. C'est au XIXème siècle que cette problématique est la plus fertile, le roman s'inscrivant alors le plus souvent dans une intention réaliste. Mais on verra aussi comment les grands romanciers de cette époque sont ceux qui ont le plus activement contribué à déréaliser le concept de personnage.

 

 

 

I - L'étude du personnage

 

I. La caractérisation du personnage

 

  Quelles que soient les formes prises par le roman, le personnage en est le pivot central : il est le moteur de la fiction, et c'est avec lui que l'on mesure le degré de vraisemblance et d'authenticité qu'il faut lui accorder. La caractérisation du personnage peut être explicite (le narrateur indique les marques de l'état-civil qui fixent les distinctions sexuelles et sociales, il brosse les portraits ou analyse les ressorts psychologiques qui dépeignent un caractère), mais elle est plus souvent implicite : les connotations attachées aux noms mêmes, les combinaisons narratives, les discours et les relations sociales complètent indirectement notre connaissance du personnage.

  La désignation :

    Démiurge, le romancier est attentif à la vraisemblance du monde qu'il a créé. Ainsi Balzac souhaitait « faire concurrence à l'état-civil » et la puissance de son imagination anime un univers semblable au nôtre. Dans cette entreprise de "mimèse" du réel, un personnage « existe » par des indices explicites, relativement faciles à identifier, ceux que fournit d'abord son nom.
  Associé éventuellement à un prénom, le nom du personnage signale en effet l'écart qui sépare la création romanesque de la vie réelle. Car si, dans celle-ci, un jeune homme fin et racé peut s'appeler Marcel Bouffartigue (par exemple !), il ne saurait en être question dans le roman : ici le nom résulte d'un choix concerté. Ce sera donc Raphaël de Valentin (par exemple !). Le nom du personnage ne doit pas jurer en effet avec les qualités ou les défauts qu'on lui prête, il peut au contraire les signaler de manière explicite :

  Quelles vertus ou vices attendre d'un personnage qui se nomme :
       Sylvestre Bonnard - Georges Duroi - Solal - Hauteclaire ?

  A l'inverse, commenter les noms suivants, qui sont des antiphrases :
    
  Lheureux (un colporteur fourbe et avide) - Lennie Small (un colosse arriéré) - Hercule Poirot (un détective)-
      Raphaël Bidoche (un pianiste).

   Le nom du personnage livre aussi quelques informations : il trahit une origine sociale (cf. Manon Lescaut, Félix de Vandenesse, Octave Mouret, Angelo Pardi), ou, de manière implicite, signale une profession voire un caractère. Les connotations doivent ici être étudiées de près. Pourquoi, par exemple, voulant dénommer une mère ou une marâtre cruelle et tyrannique, la comtesse de Ségur, Jules Renard et Hervé Bazin aboutissent-ils, chacun de leur côté, à des noms aux sonorités agressives ou chuintantes : Mme Mac'Miche, Mme Lepic, Folcoche ?

           A partir des connotations engendrées par chacun des noms suivants, imaginez et décrivez, physiquement et moralement, le personnage qui le porte :

  chez Rabelais : Touquedillon - Badiguoincier - Picrochole, Panurge, Epistémon (penser à l'étymologie)
  Balzac : Lucien de Rubempré - Eugène de Rastignac - Gobseck (un usurier avide) - Vautrin (un ancien bagnard)
  Dumas :  Grimaud, Planchet, Bazin, Mousqueton (les valets des mousquetaires)
  Hugo : Javert (inspecteur de police) -  Phébus (capitaine de cavalerie)
  Zola : Lisa Quenu (charcutière) - Goujet (ouvrier forgeron) - Saccard (banquier)
  Proust : Elstir (peintre) - Vinteuil (musicien) - Bergotte (écrivain).

 

  Les modes de présentation :

   Le romancier donne au personnage une identité qu'il souhaite rendre crédible et significative. La description est ici un moyen privilégié de caractérisation explicite : le point de vue omniscient permet de dévoiler le passé du personnage, de révéler ses pensées, en somme d'organiser un portrait détaillé

- sur le plan physique : le personnage est solidement campé dans un corps avec ses traits caractéristiques, choisis pour le pittoresque mais aussi en fonction de détails particuliers susceptibles de suggérer des traits psychologiques (ainsi les personnages de Balzac);
- sur le plan moral : le romancier s'attache à l'expression des sentiments, s'intéresse à leurs manifestations extérieures (larmes, sourires, gestes significatifs). Le caractère du personnage peut le situer en individu particulier, voire le signaler comme un héros d'exception; il peut au contraire faire de lui un simple exemplaire d'une espèce sociale (cf. les employés chez Balzac). [On pourra consulter une brève typologie du personnage dans la page que nous consacrons aux différents modèles de héros.]
- sur le plan social : le personnage reflète un milieu par ses vêtements, sa profession, son langage, son idéologie (les personnages de Zola ou Balzac sont parfois de simples exemplaires des milieux sociaux systématiquement décrits dans leur entreprise réaliste). Il devient ainsi un type (« Un type [...] est un personnage qui résume en lui-même les traits caractéristiques de tous ceux qui lui ressemblent plus ou moins, il est le modèle du genre », dit Balzac dans sa préface d'Une ténébreuse affaire). "Le premier venu est plus intéressant que M. G. Flaubert parce qu'il est plus général et par conséquent plus typique", affirme aussi l'auteur de Madame Bovary (correspondance, 5 décembre 1866). Ce type peut aussi se hausser à la hauteur du mythe (la Carmen de Mérimée).

    Le personnage peut encore être cerné par le truchement d'une caractérisation implicite : il se révèle en effet au lecteur par ce qu'il fait (actions, comportement) et par la façon dont il agit (mimiques, gestes, apparaissant notamment dans les incises du dialogue). Il peut encore se révéler à nous par ce qu'il dit (vocabulaire, niveau de langue, teneur du discours), voire par un objet qui lui appartient ou par un lieu qui lui est coutumier (voyez notre analyse de la description de la salle à manger de la pension Vauquer dans Le Père Goriot de Balzac). Le point de vue des autres personnages contribue de même à sa caractérisation.


   Flaubert, Madame Bovary (1857)

                                                            Un personnage peut être caractérisé par...

 ... un objet :


[La casquette de Charles, au début du roman, préfigure la balourdise et la médiocrité du personnage.]

  C'était une de ces coiffures d'ordre composite, où l'on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d'expression comme le visage d'un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires; puis s'alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poil de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d'une broderie en soutache compliquée, et d'où pendait, au bout d'un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d'or en manière de gland. (I,1)

 ... ou son discours :

[Le pédantisme ampoulé du pharmacien Homais signale sa bêtise satisfaite.]

  Ah ! vous trouverez bien des préjugés à combattre, monsieur Bovary; bien des entêtements de la routine, où se heurteront quotidiennement tous les efforts de votre science; car on a recours encore aux neuvaines, aux reliques, au curé, plutôt que de venir naturellement chez le médecin ou chez le pharmacien. Le climat, pourtant, n'est point, à vrai dire, mauvais, et même nous comptons dans la commune quelques nonagénaires. Le thermomètre (j'en ai fait les observations) descend en hiver jusqu'à quatre degrés, et, dans la forte saison, touche vingt-cinq, trente centigrades tout au plus, ce qui nous donne vingt-quatre Réaumur au maximum, ou autrement cinquante-quatre Fahrenheit (mesure anglaise), pas davantage ! - et, en effet, nous sommes abrités des vents du nord par la forêt d'Argueil d'une part, des vents d'ouest par la côte Saint-Jean de l'autre; et cette chaleur, cependant, qui à cause de la vapeur d'eau dégagée par la rivière et la présence considérable de bestiaux dans les prairies, lesquels exhalent, comme vous savez, beaucoup d'ammoniaque, c'est-à-dire azote, hydrogène et oxygène (non, azote et hydrogène seulement), et qui, pompant à elle l'humus de la terre, confondant toutes ces émanations différentes, les réunissant en un faisceau, pour ainsi dire, et se combinant de soi-même avec l'électricité répandue dans l'atmosphère, lorsqu'il y en a, pourrait à la longue, comme dans les pays tropicaux, engendrer des miasmes insalubres, - cette chaleur, dis-je, se trouve justement tempérée du côté où elle vient, ou plutôt d'où elle viendrait, c'est-à-dire du côté sud, par les vents de sud-est, lesquels, s'étant rafraîchis d'eux-mêmes en passant sur la Seine, nous amènent quelquefois tout d'un coup, comme des brises de Russie ! (II, 2)

 

     Les éléments pertinents du portrait ne sont donc pas des signes facilement localisables : ils parcourent l'ensemble du récit. D'autre part, le personnage n'est jamais donné comme une entité définitive : il évolue, se transforme, parcourt un itinéraire d'apprentissage qui nous force à recenser dans un roman tous les signes actifs et à construire de nos propres armes une créature qui, pour une bonne part, a échappé au romancier lui-même.

Une polémique : Mauriac  Sartre

 Le narrateur peut choisir de présenter le personnage qu'il a créé en revendiquant ses privilèges de démiurge. C'est ce que François Mauriac affirmait dans Le Romancier et ses personnages : « Le romancier est, de tous les hommes, celui qui ressemble le plus à Dieu. » Au nom de la liberté, Jean-Paul Sartre réagit vigoureusement : « Monsieur Mauriac a écrit un jour que le romancier était pour ses créatures comme Dieu pour les siennes.[…] Ce qu'il dit sur ses personnages est parole d'évangile.[…] Monsieur Mauriac s'est préféré. Il a choisi la toute-connaissance et la toute-puissance divines. Mais un roman est écrit par un homme pour des hommes. Au regard de Dieu, qui perce les apparences sans s'y arrêter, il n'est point de roman, il n'est point d'art, puisque l'art vit d'apparences. Dieu n'est pas un artiste; M. Mauriac non plus. » Ce à quoi on pourrait ajouter ces mots de Claude Roy : « On nous dit que le regard du romancier parfait sur ses créatures, c'est celui de Dieu. Mais il me semble que c'est tout le contraire. Avec Dieu, tout finit par des histoires de Jugement dernier. L'omniscience conclut. Le regard de Tolstoï ou de Tchékhov peut être infiniment pénétrant, attentif, affectueux, patient. Mais jamais il n'autorise à porter un jugement dernier. » (Défense de la littérature).

  « Le roman ne donne pas les choses, mais leurs signes. [...] Cette matière épaisse que je brasse, quand je lis Les Démons, c'est ma propre attente, c'est mon temps. Car un livre n'est rien qu'un petit tas de feuilles sèches, ou alors une grande forme en mouvement : la lecture. Ce mouvement, le romancier le capte, le guide, l'infléchit, il en fait la substance de ses personnages ; un roman, suite de lectures, de petites vies parasitaires dont chacune ne dure guère plus qu'une danse, se gonfle et se nourrit avec le temps de ses lecteurs. Mais pour que la durée de mes impatiences, de mes ignorances, se laisse attraper, modeler et présenter enfin à moi comme la chair de ces créatures inventées, il faut que le romancier sache l'attirer dans son piège, il faut qu'il esquisse en creux dans son livre, au moyen des signes dont il dispose, un temps semblable au mien, où l'avenir n'est pas fait. Si je soupçonne que les actions futures du héros sont fixées à l'avance par l'hérédité, les influences sociales ou quelque autre mécanisme, mon temps reflue sur moi ; il ne reste plus que moi, moi qui lis, moi qui dure, en face d'un livre immobile. Voulez-vous que vos personnages vivent ? Faites qu'ils soient libres. Il ne s'agit pas de définir, encore moins d'expliquer (dans un roman, les meilleures analyses psychologiques sentent la mort), mais seulement de présenter des passions et des actes imprévisibles.
 Ce que Rogojineva faire, ni lui ni moi ne le savons; je sais qu'il va revoir sa maîtresse coupable et pourtant je ne puis deviner s'il se maîtrisera ou si l'excès de sa colère le portera au meurtre : il est libre. Je me glisse en lui et le voilà qui s'attend avec mon attente, il a peur de lui en moi; il vit. » Jean-Paul Sartre, Situations I, (1947).

 

  Les techniques de caractérisation différent donc, exprimées par le degré de focalisation narrative et commandées par les choix idéologiques :
- le narrateur, en focalisation 0, éclairera-t-il les personnages de l'intérieur en expliquant tous leurs ressorts psychologiques ? C'est le point de vue de Mauriac, lui-même héritier de toute la tradition classique.
- au contraire, en focalisation interne, restera-t-il fidèle au mystère de la vie en respectant l'opacité des êtres et l'étrangeté de leurs mobiles ? C'est la tendance qu'ont prise les romanciers au détour du XIXème siècle, jusqu'au Nouveau Roman.

 Toutefois, le débat ne s'est jamais réduit à des oppositions aussi simples, car, quel que soit le mode dominant de présentation du personnage, le romancier authentique reste devant lui comme devant un être de chair, aussi dubitatif sur ses faits et gestes, aussi déconcerté devant ses actes qu'on l'est devant la conduite de quelqu'un que l'on croyait connaître.

           Après lecture du texte suivant, réfléchissez au mode de présentation du personnage :

Stendhal, Le Rouge et le Noir (1830), I, 10.

[D'origine modeste, Julien Sorel rêve d'aligner sa destinée sur celle de son héros, Napoléon Bonaparte. Engagé par le maire de Verrières, M. de Rênal, en tant que précepteur, il vient d'obtenir de lui une augmentation et un congé de quelques heures.]

  Julien prenait haleine un instant à l'ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à monter. Bientôt par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens des chèvres, il se trouva debout sur un roc immense et bien sûr d'être séparé de tous les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu'il brûlait d'atteindre au moral. L'air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme. Le maire de Verrières était bien toujours, à ses yeux, le représentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre; mais Julien sentait que la haine qui venait de l'agiter, malgré la violence de ses mouvements, n'avait rien de personnel. S'il eût cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il l'eût oublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille. Je l'ai forcé, je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi ! plus de cinquante écus par an ! un instant auparavant je m'étais tiré du plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour; la seconde est sans mérite, il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les pénibles recherches.
  Julien, debout, sur son grand rocher, regardait le ciel, embrasé par un soleil d'août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher, quand elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence ses cercles immenses. L’œil de Julien suivait machinalement l'oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement.
  C'était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne ?

désignation : commentez le choix d'un simple prénom.

  caractérisation explicite :
-
portrait physique : "prenait haleine un instant". Est-il de constitution robuste ?
- portrait moral : sérénité et joie accompagnent la position de Julien debout sur son rocher. On peut parler d'orgueil, mais notez le sourire ironique, distance à l'égard de soi qui rend le personnage plus complexe. On pourra remarquer aussi son caractère emporté et impulsif : quels en sont les signes ?
- portrait social : "bien sûr d'être séparé de tous les hommes". L'éloignement de Julien est présenté comme un sentiment de revanche aux résonances nettement politiques. Précisez-en les aspects.

 caractérisation implicite :
- par le discours : le texte fait alterner les discours direct et indirect libre. Délimitez leur place. Par la focalisation interne et ce monologue, la narration cerne davantage l'introversion de Julien.
- par la métaphore : que vous rappelle l'oiseau de proie ? Recensez les différentes valeurs qu'il exprime.

 fonction narrative : ce passage représente une pause dans l'ascension de Julien, juste avant qu'il n'entreprenne de conquérir Mme de Rênal. En quoi peut-on y voir une anticipation romanesque ?

 

 

II. Le système des personnages

 

  Le personnage de roman se définit dans un système de relations, dans un jeu de forces dont il est l'élément moteur. On a coutume de l'appeler héros (héroïne) lorsqu'il occupe une place centrale dans le récit : ce sera le plus souvent le premier nommé, le premier vu ou décrit, parfois celui qui donne son titre au roman (personnage éponyme). Mais le héros se définit ainsi uniquement d'après les personnages secondaires, par contraste ou complémentarité (cf. Don Quichotte et Sancho Panza; Jacques et son maître; Vautrin et Rastignac...). Ceci ne lui donne aucune vertu particulière (on est parfois contraint de parler d'antihéros). Il faut alors dissiper tout malentendu avec cet héroïsme parfois problématique ! Dans ce but, la critique moderne, à la suite d'A.J. Greimas, a préféré analyser l'ensemble des personnages comme un système dynamique d'actants où, par exemple, le personnage pris pour référence à l'intérieur de ce système est appelé sujet.

   Ce modèle actantiel organise ainsi les fonctions assurées par les personnages en six classes d'actants :

  • sujet : le personnage qui accomplit l'action, poursuit un but
  • objet : le but de l'action, ce que vise le sujet, sa quête
  • destinateur : ce / celui (celle) qui détermine la tâche du sujet, lui propose l'objet à atteindre
  • destinataire : ce / celui (celle) qui reçoit l'objet et sanctionne le résultat de l'action
  • adjuvant : ce / celui (celle) qui aide le sujet dans son action
  • opposant:  ce / celui (celle) qui fait obstacle à l'action du sujet.

 

  Comme pour tout modèle abstrait, il faudra savoir se méfier de celui-ci dans son excessive simplification. Mais il peut fournir un outil commode pour abolir d'inutiles analyses psychologiques (un personnage est une psychologie en action). Dès lors, l'utilisation de ces six fonctions agissantes au sein d'un système de relations peut se révéler fertile. Cela ne veut pas dire qu'à chaque personnage corresponde une fonction fixée une fois pour toutes : un même personnage peut exercer plusieurs fonctions. De même, une fonction peut être exercée par plusieurs personnages (ou par des forces qui ne sont pas des personnages : une institution, un groupe, un élément, une valeur sont aussi des actants). C'est la relation entre ces fonctions qui fait progresser le récit.

  Ce modèle (ou schéma) actantiel ne doit pas cependant être appliqué de façon mécanique : il doit surtout aider à lire le récit comme une dynamique, et à y reconnaître des constantes, des rôles-types.

            Après lecture du texte suivant, examinez le modèle actantiel :

Balzac, Le Père Goriot (1835), IV, explicit du roman.

[Eugène de Rastignac, étudiant pauvre mais ambitieux, assiste ici aux obsèques du père Goriot. Logé comme lui à la pension Vauquer, ce vieillard est mort sans que ses deux filles, pour lesquelles il éprouve un amour passionné, se soient déplacées à son chevet. Eugène a été le témoin compatissant de cet abandon.]

  Les deux prêtres, l'enfant de chœur et le bedeau vinrent et donnèrent tout ce qu'on peut avoir pour soixante-dix francs dans une époque où la religion n'est pas assez riche pour prier gratis. Les gens du clergé chantèrent un psaume, le Libera, le De profundis. Le service dura vingt minutes. Il n'y avait qu'une seule voiture de deuil pour un prêtre et un enfant de chœur, qui consentirent à recevoir avec eux Eugène et Christophe.
  - Il n'y a point de suite, dit le prêtre, nous pourrons aller vite, afin de ne pas nous attarder, il est cinq heures et demie.
  Cependant, au moment où le corps fut placé dans le corbillard, deux voitures armoriées, mais vides, celle du comte de Restaud et celle du baron de Nucingen, se présentèrent et suivirent le convoi jusqu'au Père-Lachaise. A six heures, le corps du père Goriot fut descendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de ses filles, qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme pour l'argent de l'étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent, et l'un d'eux, s'adressant à Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène fouilla dans sa poche et n'y trouva rien, il fut forcé d'emprunter vingt sous à Christophe. Ce fait, si léger en lui-même, détermina chez Rastignac un accès d'horrible tristesse. Le jour tombait, un humide crépuscule agaçait les nerfs, il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes émotions d'un cœur pur, une de ces larmes qui, de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa les bras, contempla les nuages et, le voyant ainsi, Christophe le quitta.
  Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s'attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses : - A nous deux maintenant !
  Et pour premier acte de défi qu'il portait à la société, Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen.

 sujet  : Rastignac (Eugène, l'étudiant). Sa position, son regard commandent la description. C'est à lui  que l'on s'adresse, c'est lui que nous suivons, la cérémonie terminée. Ses émotions, contradictoirement enchaînées de la tristesse à l'avidité, le situent en personnage problématique à la fin de ce roman d'apprentissage

 objet  : la ville (Paris, cette ruche bourdonnante, la société). Cet objet est particulièrement matérialisé par les personnifications de l'avant-dernier paragraphe : la ville est tortueusement couchée comme une courtisane; elle est une ruche dont Eugène est avide de "pomper le miel". Le "beau monde" est circonscrit dans un périmètre étroit qui symbolise la nature de son ambition : après s'être débarrassé de ses restes de sensibilité, Rastignac lance en conquérant un défi grandiloquent à la société dont il vient d'apercevoir l'ignominie morale.

 destinateur  : c'est ce constat même qui est à l'origine de la quête de Rastignac. Les obsèques sont réglées à la va-vite par un clergé pressé et âpre au gain; les filles de Goriot ont dépêché à leur place une voiture vide. L'actant destinateur est donc ici une valeur morale : Rastignac n'a plus d'illusions à se faire sur une pareille société, que son regard identifie désormais à une prostituée.

 destinataire  : c'est le sujet lui-même. Rastignac a bien compris la leçon : réussir dans cette société ne peut se faire qu'au prix du plus farouche individualisme. C'est le sens de cette "dernière larme" versée par le jeune homme sur la tombe d'une victime. Rastignac rejoindra le camp des vainqueurs en sacrifiant sa sensibilité.

 adjuvant : Rastignac est "resté seul". De manière significative, Christophe, qui le secourt de vingt sous, le quitte quand il le voit prendre la pose arrogante du défi. Le loup ne peut être que solitaire.

 opposant  : juché sur sa hauteur, Eugène mesure l'adversaire à ses pieds et le toise avec arrogance. Ses opposants seront aussi des alliés méprisés, de simples marchepieds. Tel est le sens de ce dîner aussitôt entrepris, comme "premier acte de défi", chez Delphine de Nucingen, l'une des filles de Goriot, et déjà maîtresse d'Eugène.

 

III. Personnage et société

 

  Le personnage romanesque s'inscrit dans un genre étroitement lié à l'évolution des sociétés, notamment à leur évolution économique. Problématique, le personnage n'est jamais entièrement enfermé dans une identité mais se construit progressivement au sein de la société qui l'entoure, même s'il se voue à la solitude. « Le thème de tout roman, écrit Alain, c'est le conflit d'un personnage romanesque avec des choses et des hommes qu'il découvre en perspective à mesure qu'il avance, qu'il connaît d'abord mal, et qu'il ne comprend jamais tout à fait. » (Système des beaux arts). Lucien Goldmann a pu ainsi écrire que « la forme romanesque est la transposition sur le plan littéraire de la vie quotidienne dans la société individualiste née de la production pour le marché.» (Pour une sociologie du roman). C'est pourquoi le personnage romanesque est particulièrement fourmillant au XIXème siècle, au moment où les valeurs d'usage (les valeurs authentiques) deviennent progressivement des valeurs d'échange. Il va en effet se définir essentiellement dans ses rapports avec un groupe, une idéologie, et fournir des attitudes exemplaires.
  Ainsi si le roman de l'ère romantique (Stendhal, Balzac, Hugo) met surtout en scène des personnages dont l'idéalisme se heurte au cynisme des valeurs sociales, la production romanesque de la seconde moitié du siècle manifeste une intention réaliste : dès lors, le héros décalé devient l'objet d'une entreprise de dérision (Flaubert) tandis que de nouvelles figures incarnent les valeurs montantes de la bourgeoisie d'affaires ou du prolétariat (Maupassant, Zola).

  C'est pourquoi, au XIXème siècle, le personnage de roman, cristallisant des postulations typiques de l'individu dans la société marchande, devient un mythe. Le mot, bien sûr, ne désigne pas ici une figure nimbée d'attributs surnaturels ni même héroïques, mais un personnage capable de signifier une attitude, une aspiration représentatives d'un groupe tout entier à un moment de son histoire. Ces mythes peuvent être dégradés sans doute, et exprimer même une certaine médiocrité, mais c'est une des caractéristiques de la création romanesque, par ses procédés de condensation, de faire apparaître des archétypes particulièrement fertiles dans l'imaginaire social.

 L'explicit de Madame Bovary (ci-contre) représente un bon exemple de dénouement romanesque où le narrateur prétend être absent (Flaubert revendiquait cette impassibilité, qui se manifeste néanmoins par une ironie féroce partout où peut se débusquer un discours figé par les conventions.)
 En examinant de plus près le passage, il est aisé de mettre en doute cette absence par la dimension mythologique qu'y prennent les protagonistes :

Charles, le médiocre, y est caractérisé d'une expression ambiguë et assassine : « [le médecin] l'ouvrit et ne trouva rien. » Pourtant, mort de chagrin, une mèche d'Emma à la main, Charles meurt en héros romantique ! Mais cette régénération vient trop tard.

  Homais, le pharmacien d'Yonville, gagne sur tout le monde. Reconnu, respecté, il fait triompher avec lui les valeurs qu'il incarne, ce qui fait bien de lui un mythe : un républicanisme étroit et sectaire, une culture mal assimilée et complaisamment étalée, une « langue de bois » avide de pouvoir et soucieuse de respectabilité. Laconique, soigneusement dégagée du paragraphe, la dernière phrase du roman est lourde de sens : elle laisse à conclure sur les vertus qu'entend récompenser la société bourgeoise.

[...] Le lendemain, Charles alla s'asseoir sur le banc, dans la tonnelle. Des jours passaient par le treillis ; les feuilles de vigne dessinaient leurs ombres sur le sable, le jasmin embaumait, le ciel était bleu, des cantharides bourdonnaient autour des lis en fleur, et Charles suffoquait comme un adolescent sous les vagues effluves amoureux qui gonflaient son cœur chagrin.
  A sept heures, la petite Berthe, qui ne l'avait pas vu de toute l'après-midi, vint le chercher pour dîner.
  Il avait la tête renversée contre le mur, les yeux clos, la bouche ouverte, et tenait dans ses mains une longue mèche de cheveux noirs.
  -  Papa, viens donc ! dit-elle.
  Et, croyant qu'il voulait jouer, elle le poussa doucement. Il tomba par terre. Il était mort.
  Trente-six heures après, sur la demande de l'apothicaire, M. Canivet accourut. Il l'ouvrit et ne trouva rien.
  Quand tout fut vendu, il resta douze francs soixante et quinze centimes qui servirent à payer le voyage de mademoiselle Bovary chez sa grand-mère. La bonne femme mourut dans l'année même; le père Rouault étant paralysé, ce fut une tante qui s'en chargea. Elle est pauvre et l'envoie, pour gagner sa vie, dans une filature de coton.
  Depuis la mort de Bovary, trois médecins se sont succédé à Yonville sans pouvoir y réussir, tant M. Homais les a tout de suite battus en brèche. Il fait une clientèle d'enfer; l'autorité le ménage et l'opinion publique le protège.
  Il vient de recevoir la croix d'honneur.
Flaubert, Madame Bovary (1857), III, XI

           

  Voici trois extraits de romans célèbres. Étudiez comment le narrateur transforme les personnages en mythes.

Hugo, Quatrevingt-treize (1874), III, VII, VI (explicit)
[Le républicain Gauvain, idéaliste et généreux, a favorisé l'évasion d'un royaliste dont le courage l'avait touché (voir ici ses débats de conscience). Il est condamné à mort et va être exécuté. L'artisan de sa condamnation est son ancien précepteur, Cimourdain, qui représente un dogmatisme austère et intransigeant.]

[...] Gauvain arriva au pied de l'échafaud. Il y monta.
 L'officier qui commandait les grenadiers l'y suivit.
 Il défit son épée et la remit à l'officier, il ôta sa cravate et la remit au bourreau.
 Il ressemblait à une vision. Jamais il n'avait apparu plus beau. Sa chevelure brune flottait au vent; on ne coupait pas les cheveux alors. Son cou blanc faisait songer à une femme, et son œil héroïque et souverain faisait songer à un archange. Il était sur l'échafaud, rêveur. Ce lieu-là aussi est un sommet. Gauvain y était debout, superbe et tranquille. Le soleil, l'enveloppant, le mettait comme dans une gloire.
 Il fallait pourtant lier le patient. Le bourreau vint, une corde à la main.
 En ce moment-là, quand ils virent leur jeune capitaine si décidément engagé sous le couteau, les soldats n'y tinrent plus ; le cœur de ces gens de guerre éclata. On entendit cette chose énorme, le sanglot d'une armée. Une clameur s'éleva : Grâce ! grâce ! [...]
 Le bourreau s'arrêta, ne sachant plus que faire.
 Alors une voix brève et basse, et que tous pourtant entendirent, tant elle était sinistre, cria du haut de la tour :
 - Force à la loi !
 On reconnut l'accent inexorable. Cimourdain avait parlé. L'armée frissonna.
 Le bourreau n'hésita plus. Il s'approcha tenant sa corde.
 - Attendez, dit Gauvain.
 Il se tourna vers Cimourdain, lui fit, de sa main droite encore libre, un geste d'adieu, puis se laissa lier.
 Quand il fut lié, il dit au bourreau :
 - Pardon. Un moment encore.
 Et il cria :
 - Vive la République !
 On le coucha sur la bascule. Cette tête charmante et fière s'emboîta dans l'infâme collier. Le bourreau lui releva doucement les cheveux, puis pressa le ressort; le triangle se détacha et glissa lentement d'abord, puis rapidement; on entendit un coup hideux...
 Au même instant on en entendit un autre. Au coup de hache répondit un coup de pistolet. Cimourdain venait de saisir un des pistolets qu'il avait à sa ceinture, et, au moment où la tête de Gauvain roulait dans le panier, Cimourdain se traversait le cœur d'une balle. Un flot de sang lui sortit de la bouche, il tomba mort.
 Et ces deux âmes, sœurs tragiques, s'envolèrent ensemble, l'ombre de l'une mêlée à la lumière de l'autre.

Zola, L'Assommoir (1877),  VI
[Tournoi à la forge pour les yeux de Gervaise (il s'agit de façonner un boulon). C'est au tour de Goujet, après la performance exécrable de son concurrent, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif.]

Maupassant, Bel-Ami (1885),  II, X (explicit)
[Mariage et triomphe de Georges Duroi, qui, par son opportunisme et l'avantage que son physique lui a donné auprès des femmes, arrive au faîte des honneurs et du pouvoir.]

  [...] C'était le tour de la Gueule-d'Or. Avant de commencer, il jeta à la blanchisseuse un regard plein de tendresse confiante. Puis, il ne se pressa pas, il prit sa distance, lança le marteau de haut, à grandes volées régulières. Il avait le jeu classique, correct, balancé et souple. Fifine, dans ses deux mains, ne dansait pas un chahut de bastringue, les guibolles emportées par-dessus les jupes; elle s'enlevait, retombait en cadence, comme une dame noble, l'air sérieux, conduisant quelque menuet ancien. Les talons de Fifine tapaient la mesure, gravement; et ils s'enfonçaient dans le fer rouge, sur la tête du boulon, avec une science réfléchie, d'abord écrasant le métal au milieu, puis le modelant par une série de coups d'une précision rythmée. Bien sûr, ce n'était pas de l'eau-de-vie que la Gueule-d'Or avait dans les veines, c'était du sang, du sang pur, qui battait puissamment jusque dans son marteau, et qui réglait la besogne. Un homme magnifique au travail, ce gaillard-là ! Il recevait en plein la grande flamme de la forge. Ses cheveux courts, frisant sur son front bas, sa belle barbe jaune, aux anneaux tombants s'allumaient, lui éclairaient toute la figure de leurs fils d'or, une vraie figure d'or, sans mentir. Avec ça, un cou pareil à une colonne, blanc comme un cou d'enfant ; une poitrine vaste, large à y coucher une femme en travers ; des épaules et des bras sculptés qui paraissaient copiés sur ceux d'un géant, dans un musée. Quand il prenait son élan, on voyait ses muscles se gonfler, des montagnes de chair roulant et durcissant sous la peau ; ses épaules, sa poitrine, son cou enflaient; il faisait de la clarté autour de lui, il devenait beau, tout-puissant, comme un bon Dieu. Vingt fois déjà, il avait abattu Fifine, les yeux sur le fer, respirant à chaque coup, ayant seulement à ses tempes deux grosses gouttes de sueur qui coulaient. Il comptait : vingt-et-un, vingt-deux, vingt-trois. Fifine continuait tranquillement ses révérences de grande dame.
 - Quel poseur ! murmura en ricanant Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif. [...]
 Goujet comptait toujours.
 - Et vingt-huit ! cria-t-il enfin, en posant le marteau à terre. C'est fait, vous pouvez voir.
 La tête du boulon était polie, nette, sans une bavure, un vrai travail de bijouterie, une rondeur de bille faite au moule. Les ouvriers la regardèrent en hochant le menton ; il n'y avait pas à dire, c'était à se mettre à genoux devant. Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, essaya bien de blaguer; mais il barbota, il finit par retourner à son enclume, le nez pincé.

   Bel-Ami, à genoux à côté de Suzanne, avait baissé le front. Il se sentait en ce moment presque croyant, presque religieux, plein de reconnaissance pour la divinité qui l'avait ainsi favorisé, qui le traitait avec ces égards. Et sans savoir au juste à qui il s'adressait, il la remerciait de son succès. [...]
  Soudain il aperçut Mme de Marelle; et le souvenir de tous les baisers qu'il lui avait donnés, qu'elle lui avait rendus, le souvenir de toutes leurs caresses, de ses gentillesses, du son de sa voix, du goût de ses lèvres, lui fit passer dans le sang le désir brusque de la reprendre. Elle était jolie, élégante, avec son air gamin et ses yeux vifs. Georges pensait : « Quelle charmante maîtresse, tout de même.»
  Elle s'approcha un peu timide, un peu inquiète, et lui tendit la main. Il la reçut dans la sienne et la garda. Alors il sentit l'appel discret de ses doigts de femme, la douce pression qui pardonne et reprend. Et lui-même il la serrait, cette petite main, comme pour dire : « Je t'aime toujours, je suis à toi ! »
  Leurs yeux se rencontrèrent, souriants, brillants, pleins d'amour. Elle murmura de sa voix gracieuse : « A bientôt, monsieur.»
  Il répondit gaiement : « A bientôt, madame. »
  Et elle s'éloigna.
  D'autres personnes se poussaient. La foule coulait devant lui comme un fleuve. Enfin elle s'éclaircit. Les derniers assistants partirent. Georges reprit le bras de Suzanne pour retraverser l'église.
  Elle était pleine de monde, car chacun avait regagné sa place, afin de les voir passer ensemble. Il allait lentement, d'un pas calme, la tête haute, les yeux fixés sur la grande baie ensoleillée de la porte. Il sentait sur sa peau courir de longs frissons, ces frissons froids que donnent les immenses bonheurs. Il ne voyait personne. Il ne pensait qu'à lui.
  Lorsqu'il parvint sur le seuil, il aperçut la foule amassée, une foule noire, bruissante, venue là pour lui, pour lui Georges Du Roy. Le peuple de Paris le contemplait et l'enviait.
  Puis, relevant les yeux, il découvrit là-bas, derrière la place de la Concorde, la Chambre des députés. Et il lui sembla qu'il allait faire un bond du portique de la Madeleine au portique du Palais-Bourbon.
  Il descendit avec lenteur les marches du haut perron entre deux haies de spectateurs. Mais il ne les voyait point ; sa pensée maintenant revenait en arrière, et devant ses yeux éblouis par l'éclatant soleil flottait l'image de Mme de Marelle rajustant en face de la glace les petits cheveux frisés de ses tempes, toujours défaits au sortir du lit.

 

Au XXème siècle, si on peut au contraire parler de « mort du personnage », c'est en vertu d'un rapport de l'homme au monde qui n'est plus seulement problématique mais intégralement tragique : devenues opaques sous le regard d'une conscience désassemblée, les choses ne présentent plus qu'un versant énigmatique. Le personnage s'y dissout selon des mécanismes qu'a bien perçus Bernard Pingaud :

  Il y a en effet deux façons d'éliminer le personnage : l'une consiste à l'escamoter purement et simplement, l'autre revient à lui demander de se dévorer lui-même. Robbe-Grillet a choisi la première voie, Beckett la seconde. Mais ces deux voies finalement se rejoignent, et si l'invisible narrateur de La Jalousie se décidait enfin à paraître et à prendre la parole, son discours ne serait sans doute pas très différent de celui du monstre protéiforme que Beckett met en scène dans L'Innommable. Dans le roman de l'escamotage, le monde extérieur gagne en importance ce que l'homme a perdu. Il est dur, solide, coupant. On n'y pénètre pas, on s'y heurte; on ne l'apprivoise pas, on le regarde. Ce ne sont plus les choses qui appartiennent aux personnages, c'est le personnage qui appartient aux choses : il s'efface devant elles. Dans les romans de la dévoration, le monde extérieur, englouti, brisé, devenu prétexte à la rumination d'une conscience qui ne trouve pas plus d'appui au-dehors qu'en elle-même, s'effondre et entraîne dans sa chute le personnage désormais incapable de se définir par rapport à lui.
Bernard Pingaud (« L'École du refus », Esprit, juillet-août 1958).

 

 

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