LA GENÈSE DES FAUX-MONNAYEURS
et la réponse aux critiques  
  DANS LE JOURNAL D'ANDRÉ GIDE  

 

 

 [On trouvera ci-dessous les notes prises par Gide dans son Journal intime à propos de l'écriture et de la réception des Faux-Monnayeurs.
  On ne confondra pas celui-ci avec le
Journal des Faux-Monnayeurs, écrit, lui aussi, pendant la rédaction du roman mais considéré comme une œuvre à part entière. Moins axées sur le processus de création et la réflexion esthétique, ces notes situent l'élaboration du roman dans le contexte de la vie personnelle de Gide et montrent avec quelle assurance le romancier avait la certitude d'ouvrir des chemins nouveaux.]

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1920.

 22 décembre.
C’est surtout vers le roman que je me tourne à présent.

1921.

 Cuverville 1er janvier.
J’ai devant moi la préface d’Armance, le chapitre intermédiaire de Si le grain ne meurt…, et cet énorme roman qu’il me faudrait commencer d’échafauder.

 3 octobre. Retour à Cuverville.
[…] Je devrais à présent m’attaquer aux Faux-Monnayeurs, mais par timidité, par indolence, par lâcheté, je souris à toutes les distractions qui se proposent et ne sais comment étreindre mon sujet. Je me conseille d’arpenter ma chambre de long en large, une heure durant, en m’interdisant toute lecture. Et répéter cela comme on ferait une neuvaine ; de préférence avant de se coucher. Sans se laisser décourager si l’on n’entrevoit aucune issue les premiers soirs.
  J’écris, sans presque aucune peine, deux pages du dialogue par quoi je pense ouvrir mon roman. Mais je ne serai satisfait que si je parviens à m’écarter du réalisme plus encore. Peu m’importe, du reste, si je dois, par la suite, déchirer tout ce que j’écris aujourd’hui. L’important c’est de m’habituer à vivre avec mes personnages.

Feuillets.

  La composition d’un livre, j’estime qu’elle est de première importance et j’estime que c’est par l’absence de composition que pèchent la plupart des œuvres d’art aujourd’hui. Certaines écoles ultra- modernes sont en protestation contre cela, mais l’effort de composition dont elles font preuve ne pouvait souvent masquer une résolution un peu factice. Je vais vous dire le fond de ma pensée là-dessus : le mieux est de laisser l’œuvre se composer et s’ordonner elle-même, et surtout ne pas la forcer. Et je prends aussi bien ce mot dans l’acception que lui donnent les horticulteurs : on appelle culture forcée une culture qui amène la plante à une floraison prématurée.
  Je crois que le majeur défaut des littérateurs et des artistes d’aujourd’hui est l’impatience : s’ils savaient attendre, leur sujet se composerait lentement de lui-même dans leur esprit ; de lui-même il se dépouillerait de l’inutile et de ce qui l’embroussaille, il croîtrait à la manière d’un arbre dont les maîtresses branches se développent aux dépens de…
  Il croîtrait naturellement.
  C’est par la composition qu’un artiste approfondit sa toile. Sans composition, l’œuvre d’art ne saurait présenter qu’une beauté superficielle.

1922.

3 janvier.
  Hier soir, j’avais longuement pensé aux Faux-Monnayeurs, effort énorme pour vivifier et apparenter mes personnages; à la suite de quoi, impossible de trouver le sommeil.

5 janvier.
  Mes bonnes journées de travail sont celles que je commence par la lecture d’un ancien auteur, de ceux que l’on appelle « classiques ». une page y suffit ; une demi- page, si seulement je la lis dans la disposition d’esprit qui convient. Ce n’est point tant un enseignement qu’il y faut chercher, que le ton, et cette sorte de dépaysement qui proportionne l’effort présent, sans rien ôter à l’instant de son urgence. Et c’est ainsi que j’aime achever également ma journée.

8 octobre.
  […] Je reprends enfin les Faux-Monnayeurs.

10 octobre.
  Il est nécessairement plus facile de travailler pour un public déjà formé et de lui fournir exactement le produit qu’il demande, que de devancer la demande d’un public non encore formé.

25 octobre.
  Je n’écris pas pour la génération qui vient, mais pour la suivante.

7 décembre.
  Art c’est Prudence. Quand on n’a rien à dire, ni à cacher, il n’y a pas lieu d’être prudent. Les timorés ne sont pas des prudents : mais des lâches.

1923.

2 janvier.
  Passé la fin du premier jour de l’an chez Charlie Du Bos. J’avais emporté la dactylo de mes Faux-Monnayeurs dont j’ai donné la lecture.[…] . La grande habitude des lectures à haute voix me permet de sentir très subitement et précisément l’impression de l’auditeur — et ces épreuves me sont très utiles. J’ai pu sentir les trous, les fausses notes, etc…Mais, somme toute, impression excellente.

10 janvier.
  « Livresque », c’est un reproche que l’on me fait souvent ; j’y donne prise par cette habitude que j’ai de citer toujours ceux à qui ma pensée s’apparente. On croit que j’ai pris d’eux cette pensée ; c’est faux ; cette pensée est venue à moi d’elle-même ; mais j’ai plaisir, et plus elle est hardie, à penser qu’elle habita déjà d’autres esprits.
  Ceux au contraire qui cueillent les idées d’autrui, ont grand soin de cacher leurs « sources ».— Il y a des exemples de cela parmi nous.

11 janvier.
  […] Tous les événements de la vie, comme firent également ceux de la guerre, ne servent qu’à enfoncer chacun dans son sens ; de sorte que rien n’est plus vain et plus illusoire que ce qu’on appelle communément « l’expérience ».—Une expérience n’instruit que le bon observateur; mais loin d’y chercher un enseignement, c’est un argument que chacun y cherche, et chacun tire la conclusion dans son sens.
  Si je n’avais la tête si fatiguée, j’en écrirais beaucoup plus long. Et cela doit être le sujet de quelques pages du Journal d’Édouard : « De l’interprétation des événements ». cette exclamation : « L’éducation religieuse l’eût empêchée de faire cela », peut être dite sur un ton de regret, de blâme, aussi bien que d‘approbation, et signifier tantôt : « Quelle chance, quel bonheur que… » ou « Quel dommage ! ».

17 juin.
  Le bien écrire que j’admire, c’est celui qui, sans se faire trop remarquer, arrête et retient le lecteur et contraint sa pensée à n’avancer qu’avec lenteur. Je veux que son attention enfonce à chaque pas dans un sol riche et profondément ameubli. Mais ce que cherche, à l’ordinaire, le lecteur, c’est une sorte de tapis roulant qui l’entraîne.
  Ce que je voudrais que soit ce roman ? un carrefour —un rendez-vous de problèmes.
  …dans ce monde où l’on ne peut plus rien trouver de pur — même pas la bêtise.
  Métaphores qui sans cesse soulèvent la phrase vers l’extérieur.

Saint- Martin de Vésubie. 3 juillet.
  Première soirée de travail (suite du Journal d’Édouard) ; très difficilement obtenue, exigée. Mais, ensuite, nuit détestable ; suffocation et le corps agité de tremblements nerveux. Je ne pourrai vraiment avancer qu’après m’être reposé davantage. D’incompréhensibles torpeurs, à toute heure du jour, donnent au sommeil plus d’attrait qu’à la lecture, qu’au travail qu’à la vie. Je sombre dans ces gouffres d’indolence d’inconscience, de néant.

1924.

 Paris. janvier.
  Le besoin d’écrire des romans n’est, il me semble, pas toujours très spontané, chez nombre de jeunes romanciers d’aujourd’hui. l’offre suit ici la demande. Le désir de peindre d’après nature les personnages rencontrés, je le crois assez fréquent. Il fait valoir un certain don de l’œil et de la plume. Mais la création de nouveaux personnages ne devient un besoin naturel que chez ceux qu’une impérieuse complexité intérieure tourmente et que leur propre geste n’épuise pas.

14 février.
  Parce que je publie peu, on croit que j’écris lentement. Le vrai, c’est que je reste d’assez longues périodes de vie sans écrire. Dès que mon cerveau est dispos, ma plume ou mon crayon ne va pas assez vite.[…]. Il m’arrive d’écrire en wagon, en métro, au bord des routes, et ce sont mes meilleures pages, les plus réellement inspirées. Une phrase succède à l’autre, naît de l’autre, et j’éprouve à la sentir naître et se gonfler en moi un ravissement presque physique. Je crois que ce jaillissement artésien est le résultat d’une longue préparation inconsciente. Il m’arrive par la suite d’apporter à ce premier jet quelques retouches, mais fort peu.
  Seul le travail de jointoiement est parfois très pénible et exige une grande contention d’esprit.
  Il arrive que mes brouillons soient très surchargés, mais cela vient du foisonnement des pensées et de la difficulté de leur ordonnance et de leur agencement.

Brignoles. 19 mars.
  Ce qu’on appelle aujourd’hui « l’objectivité » est aisée aux romanciers sans paysage intérieur. Je puis dire que ce n’est pas à moi-même que je m’intéressai, mais au conflit de certaines idées dont mon âme n’était que le théâtre et où je faisais fonction moins d’acteur que de spectateur, de témoin.

10 août.
  Je ne connais pas de pire épreuve que de lire un travail à mon excellent beau-frère. Je l’ai pourtant bien averti des découragements que son apparente inattention ou insensibilité me cause. S’il ne m’en avait prié, je ne lui aurais rien montré des Faux-Monnayeurs.
  Il arrive à cette audition déjà tout bâillant ; a soin de m’avertir qu’il ne sait s’il pourra prêter attention bien longtemps. À chaque fin de phrase j’ai peur de le voir s’endormir, de sorte que je presse de plus en plus mon débit et n’ai qu’un souci : arriver au bout du chapitre avant qu’il ne s’assoupisse. après quoi c’est le silence le plus morne ; un désert aride où la soif cherche en vain un trou d’eau, le moindre petit jaillissement de curiosité, d’intérêt ou de sympathie. J’ai beau me dire que cette absence de manifestation fait partie de son éthique, je reste accablé.

3 octobre.
  Retour à Paris pour préparatifs de voyage. Retravaillé, avant mon départ, le caractère de Vincent, très insuffisamment dessiné. Quant à Lady Griffith, mieux vaut ne pas lui donner trop d'existence.
  Les parties qui joignent certains dialogues me paraissent un peu ternes. Mais peut-être vaut-il mieux qu’elles ne viennent pas trop en avant.
  Nombre d’idées sont abandonnées presque sitôt lancées, dont il me semble que j’aurais pu tirer meilleur parti. Celles, principalement, exprimées dans le Journal d’Édouard ; il serait bon de les faire reparaître dans la seconde partie. Il serait dès lors d’autant plus étonnant de les revoir après les avoir perdues de vue quelque temps — comme un premier motif, dans certaines fugues de Bach.

26 octobre.
  Départ pour le Congo différé. Motifs : examens de M., achèvement des Faux-Monnayeurs. Insuffisante préparation, etc..[…].
  Saurai-je, d’ici juillet, terminer mon livre ? J’en doute.
  J’ai passé ces trois derniers jours à repriser les derniers chapitres — lus à Martin du Gard, à mon passage à Paris. Le dernier particulièrement (soirée du banquet) ; mais à présent je suis en panne. […]
  Il en est de mes Faux-Monnayeurs comme de l’étude du piano : ce n’est pas toujours en s’obstinant sur une difficulté et en s’y achoppant, qu’on en triomphe ; mais bien parfois en travaillant celle d’à côté. Certains êtres et certaines choses demandent à être abordés de biais.

8 novembre.
  Assez bon travail […].
  Depuis deux jours, moins de sommeil. N’importe ; depuis le 26 octobre, j’ai écrit les chapitres X et XI de ma seconde partie ; commencé le XII ; et j’y vois un peu plus clair pour la suite.
  Retour à Paris.
  Pour les Faux-Monnayeurs :
  Il y a ce que l’on sait et il y a ce que l’on ignore. Entre deux, ce que l’on suppose. J’admire certains romanciers qui jamais ne se reconnaissent à court. Pour moi, plutôt que d’inventer, je préfère avouer : je ne sais pas.
  J’écoute mes personnages, j’entends ce qu’ils disent : mais ce qu’ils pensent et ce qu’ils sentent ? Dès que j’induis, je tire à moi. Dès qu’un être se différencie, c’est beaucoup plus qu’on ne suppose. Seule la masse comprend la masse ; la communauté de sentiment et de pensées appartient aux gens du commun.
  Tant que Bernard monologuait je n’avais qu’à l’écouter ; mais depuis qu’il se tait, il m’échappe ; je ne sais à quoi m’en tenir.
  Il est certain que si Je, romancier, porte en moi le personnage d’Édouard, je dois porter également le roman qu’il écrit.
  (Scène de la fausse pièce interceptée.)
  Les « mots sublimes » de P. : « C’est à force de prier qu’on arrive à croire. »
  Faire dire au pasteur, dans sa prière :
  «  Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu…pourquoi te retirer de moi ? Est-ce que je ne t’appelle pas du nom qu’il faudrait, que tu restes sourd à ma prière ? Dois-je cesser de croire en toi, ou me faudra-t-il croire que c’est contre moi que tu agis ? Rien de ce que je t’ai confié ne prospère. Il m’est abominable de penser que, lorsque je me repose sur ta promesse, j’ai tort. J’ai mis chacun des miens sous ta protection, et tu n’en as pas tenu compte. Je t’avais confié mes enfants ; ils ont grandi pour te maudire et toute ma fidélité n’a pu retenir leur blasphème. Si je ne me suis pas trompé, Tu m’as trompé. »

19 novembre.
  Rentré hier soir à Paris.
  J’ai lu à Roger Martin du Gard mes derniers chapitres écrits. Le reflet de mon livre dans un cerveau si différent du mien fait apparaître mieux les défauts du livre, et même ses qualités. Les remarques et critiques de Roger sont excellentes et je ne puis ne pas en tenir compte. Que de travail encore, pour mener à bien ce que j’ai tant travaillé !

21 novembre.
  Je voudrais mettre en épigraphe des Faux-Monnayeurs cette phrase de Vauvenargues que je lis ce soir dans Sainte-Beuve (premier article des Lundis) : «  Ceux qui ne sortent pas d’eux-mêmes sont tout d’une pièce. »

26 novembre.
  Insomnies de nouveau ; d’où moins bon travail. Après quelques jours de patience, suis pourtant parvenu à sortir de moi la conversation entre Passavant et Strouvilhou, ou plutôt le monologue de celui-ci. L’ai écrit presque d’affilée et n’en suis peut-être pas mécontent. Il me semble pourtant qu’en meilleur état de santé j’aurais su y donner plus de mordant, une allure plus fantastique et surtout l’incorporer mieux dans la trame du récit.
  J’écris ceci dans la salle à manger de l’hôtel des bains, à Étretat que j’ai gagné à bicyclette.

Paris. 8 décembre.
  Je lutte contre la grippe. Mal de gorge et frissons. Dehors, brouillard et glaçons…je m’enferme avec les Faux-Monnayeurs, et passe un temps énorme à limer et nettoyer la visite de Douviers à Édouard. Aucun jaillissement ; rien d’artésien. En état de félicité physique, j’eusse écrit sans peine et d’un coup ces trois pages sur lesquelles je peine depuis cinq jours.

1925.

 28 janvier.
  J’ai le plus grand mal à me réatteler aux Faux-Monnayeurs. Les derniers chapitres (écrits à Paris durant ma grippe) me paraissent manquer de sève et de saveur. Ils restent en marge de l’action.

La Bastide. Fin mars.
  Besoin de couper mon travail. Quelques lectures qui m’aident à mieux juger les Faux-Monnayeurs.

Cuverville . Fin mai.
  Mise au net et dactylographie de cinq chapitres des Faux-Monnayeurs. Morne pensum, mais qui convient à mon apathie. Je ne compte plus que sur le Congo pour m’en sortir. La préparation de ce voyage et l’attente des pays nouveaux a désenchanté le présent ; j’éprouve combien il était vrai de dire que le bonheur habite l’instant. Rien ne me paraît plus que provisoire . (L’espérance de la vie éternelle excelle également à cela.)
  Ma vue a beaucoup faibli ces derniers temps. Les lunettes subviennent à cette insuffisance. Que le cerveau ne peut-il également en porter ! Difficulté qu’a mon esprit de « mettre au point » l’idée qu’il examine ; analogue à celle de mon œil, aujourd’hui. Les contours restent flous.

8 juin.
  Achevé les Faux-Monnayeurs.

14 juillet.
  Départ pour le Congo.

1927.

Saint- Clair. 8 février.
  Tout ce que j’écrirais pour m’expliquer, me disculper, me défendre, je dois me refuser à tout cela. J’imagine souvent telles préfaces à L’Immoraliste, aux Faux-Monnayeurs, à la Symphonie, l’une surtout où exposer ce que j’entends par l’objectivité romancière, où établir deux sortes de romans, ou du moins deux façons de regarder et de peindre la vie qui, dans certains romans se rejoignent. L’une, extérieure et que l’on nomme communément objective, qui voit d’abord le geste d’autrui, l’événement et qui l’interprète. L’autre qui s’attache d’abord aux émotions, aux pensées, et risque de rester impuissante à peindre quoi que ce soit qui n’ait d’abord ressenti par l’auteur. La richesse de celui-ci, sa complexité, l’antagonisme de ses possibilités trop diverses, permettront la plus grande diversité de ses créations. Mais c’est de lui que tout émane. Il est le seul garant de la vérité qu’il révèle, le seul juge. Tout l’enfer et le ciel de ses personnages est en lui. Ce n’est pas lui qu’il peint, mais ce qu’il peint, il aurait pu le devenir s’il n’était pas devenu tout lui-même.

En wagon, vers Cuverville. 5 mars.
  Comme j’irais bien, sans tous ces gens qui me crient que je vais mal !
  Ils s’obstinent à voir dans les Faux-Monnayeurs un livre manqué. On disait la même chose de L’Éducation sentimentale de Flaubert et des Possédés de Dostoïevsky. [...] Avant vingt ans l’on reconnaîtra que ce que l’on reproche à mon livre, ce sont précisément ses qualités. J’en ai la certitude.

1928.

 17 avril.
  Roger s’affecte beaucoup du rôle « idiot » que je lui fais jouer dans Si le grain ne meurt…et dans le Journal des Faux-Monnayeurs ; je ne le fais intervenir, dit-il, que pour avoir raison de lui, ne présente de lui que quelques objections absurdes, à seule fin de me défendre et de montrer que j’ai raison de passer outre, etc…Il n’en paraîtra pas moins qu’il fut le seul que je consultai, et dont j’appelai les conseils : je ne notai que ceux contre lesquels je regimbai, mais c’est que je suivis les autres — à commencer par celui de réunir en un seul faisceau les diverses intrigues des Faux-Monnayeurs qui, sans lui, eussent peut-être formé autant de « récits » séparés. Et c’est pourquoi je lui dédiai le volume.

18 avril.
  Mes écrits sont comparables à la lance d’Achille, dont un second contact guérissait ceux qu’elle avait d’abord navrés. Si quelque livre de moi vous déconcerte, relisez-le ; sous le venin apparent, j’eus soin de cacher l’antidote ; chacun d’eux ne trouble point tant qu’il n’avertit.

9 juin.
  Marc, depuis notre retour, n’a presque rien fait ; ou du moins n’a pas réellement travaillé. Je crains que, pour plus de facilité, il ne renonce au meilleur de lui-même.
  Je crains, en l’emmenant là-bas (Nouvelle-Guinée), de lui rendre un mauvais service et de le déshabituer définitivement du travail. C’est le plaisir, le bonheur d’être avec lui qui m’entraîne là-bas, plus encore que la curiosité des terres lointaines. Cette félicité, à laquelle je cède, fausse gravement ma pensée. C’est pour lui, pour conquérir son attention, son estime, que j’écrivis les Faux-Monnayeurs.

1929.

 Paris. 3 octobre.
  Qu’il m’eût été facile de rallier les suffrages du grand nombre en écrivant Les Faux-Monnayeurs à la manière des romans connus, décrivant les lieux et les êtres, analysant les sentiments, expliquant les situations, étalant en surface tout ce que je cache entre les phrases, et protégeant la paresse du lecteur.

29 octobre.
  « Je n’ai jamais rien pu inventer. » C’est par une telle phrase du Journal d’Édouard que je pensais le mieux me séparer d’Édouard, le distinguer…et c’est de cette phrase au contraire que l’on se sert pour prouver que, « incapable d’invention », c’est moi que j’ai peint dans Édouard et que je ne suis pas romancier.

1930.

Cuverville. Jeudi, 30 mai.
  Rien ne m’est plus insupportable que les citations fausses. Avec elles, on peut faire dire à un auteur tout ce qu’on veut. M. Maxence, en me faisant endosser l’anecdote des Faux-Monnayeurs ( que du reste il dénature complètement. Dire : « c’est un écrivain russe qui me citait l’anecdote », n’est-ce pas avouer qu’il n’a pas lu le livre et que son opinion repose sur de « on-dit » ?), me rappelle Lombroso qui, du Mauvais Vitrier, le poème en prose de Baudelaire, concluait à la cruauté de celui-ci.

23 juin.
  ….quel succès j’aurais pu remporter avec mes Faux-Monnayeurs, si j’avais consenti à étaler un peu plus ma peinture. La concision extrême de mes notations ne laisse pas au lecteur superficiel le temps d’entrer dans le jeu. Ce livre exige une lenteur de lecture et une méditation que l’on n’accorde à l’ordinaire pas aussitôt. Une « nouveauté », on ne prend pas le temps de la lire ; on la parcourt. Mais, si le livre vaut qu’on y revienne, c’est alors qu’on le découvre vraiment.
  J’ai eu soin de n’indiquer que le significatif, le décisif, l’indispensable ; d’éluder tout ce qui « allait de soi » et où le lecteur intelligent pouvait suppléer de lui-même ( c’est ce que j’appelle la collaboration du lecteur).
  Parfois je me dis qu’un trop constant souci d’art, qu’un assez vain souci (mais spontané, irrépressible) m’a fait rater les Faux-Monnayeurs ; que, si j’avais consenti à une façon de peindre un peu conventionnelle et banale mais permettant par là même un assentiment plus immédiat des lecteurs, j’aurais extraordinairement accru le nombre de ceux-ci ; bref, que j’avais « tendu mes filets trop haut », comme disait Stendhal ; beaucoup trop haut. Mais les poissons- volants sont les seuls qui m’intéressent ; et, pour capturer les bancs de sardines, merlans ou maquereaux…j’aime autant en laisser le profit à d’autres. Je n’écris que pour ceux qui comprennent à demi- mot.

1931.

 Cuverville. 1er août.
  J’ai soigneusement écarté de mes Faux-Monnayeurs tout ce qu’un autre aurait aussi bien que moi pu écrire, me contentant d’indications qui permissent d’imaginer tout ce que je n’étalais pas. Je reconnais que ces parties neutres sont celles précisément qui reposent, rassurent et apprivoisent le lecteur ; je me suis aliéné bon nombre de ceux dont j’aurais dû flatter la paresse. Mais ce que je n’ai pas voulu faire, si l’on me dit que je n’ai pas pu le faire, je proteste. Quoi de plus facile que d’écrire un roman comme les autres ! J’y répugne, tout simplement.


Bibliographie :

 

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Sur Les Faux-Monnayeurs :

 

 

 


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