René DESCARTES
Lettres sur l'amour
1647

orthographe modernisée

[Deux lettres à Pierre Chanut, conseiller d’État français, « résident » de France à la cour de Suède où il fut le confident de la reine Christine.]

 

 

PREMIÈRE LETTRE

 

1er février 1647


  Monsieur,

  L’aimable lettre que je viens de recevoir de votre part ne me permet pas que je repose jusqu’à ce que j’y aie fait réponse ; et bien que vous y proposiez des questions que de plus savants que moi auraient bien de la peine à examiner en peu de temps, toutefois, à cause que je sais bien qu’encore que j’y employasse beaucoup, je ne les pourrais entièrement résoudre, j’aime mieux mettre promptement sur le papier ce que le zèle qui m’incite me dictera, que d’y penser plus à loisir, et n’écrire par après rien de meilleur.
  Vous voulez savoir mon opinion touchant trois choses : 1. Ce que c’est que l’amour. 2. Si la seule lumière naturelle nous enseigne à aimer Dieu. 3. Lequel des deux dérèglements et mauvais usages est le pire, de l’amour ou de la haine ? […]
  Pour répondre au premier point, je distingue entre l’amour qui est purement intellectuelle ou raisonnable, et celle qui est une passion. La première n’est, ce me semble, autre chose sinon que, lorsque notre âme aperçoit quelque bien, soit présent, soit absent, qu’elle juge lui être convenable, elle se joint à lui de volonté, c’est-à-dire, elle se considère soi-même avec ce bien là comme un tout dont il est une partie et elle l’autre. En suite de quoi, s’il est présent, c’est-à-dire, si elle le possède, ou qu’elle en soit possédée, ou enfin qu’elle soit jointe à lui non seulement par sa volonté, mais aussi réellement et de fait, en la façon qu’il lui convient d’être jointe, le mouvement de sa volonté, qui accompagne la connaissance qu’elle a que ce lui est un bien, est sa joie ; et s’il est absent, le mouvement de sa volonté qui accompagne la connaissance qu’elle a d’en être privée, est sa tristesse ; mais celui qui accompagne la connaissance qu’elle a qu’il lui serait bon de l’acquérir, est son désir. Et tous ces mouvements de la volonté auxquels consistent l’amour, la joie et la tristesse, et le désir, en tant que ce sont des pensées raisonnables, et non point des passions, se pourraient trouver en notre âme, encore qu’elle n’eût point de corps. […]
  Mais pendant que notre âme est jointe au corps, cette amour raisonnable est ordinairement accompagnée de l’autre, qu’on peut nommer sensuelle ou sensitive, et qui, comme j’ai sommairement dit de toutes les passions, appétits et sentiments, en la page 461 des mes Principes français, n’est autre chose qu’une pensée confuse excitée en l’âme par quelque mouvement des nerfs, laquelle la dispose à cette autre pensée plus claire en qui consiste l’amour raisonnable. Car, comme en la soif le sentiment qu’on a de la sécheresse du gosier est une pensée confuse qui dispose au désir de boire, mais qui n’est pas ce désir même ; ainsi en l’amour on sent je ne sais quelle chaleur autour du cœur, et une grande abondance de sang dans le poumon, qui fait qu’on ouvre même les bras comme pour embrasser quelque chose, et cela rend l’âme encline à joindre à soi de volonté l’objet qui se présente. […]
  Mais, pour l’ordinaire, ces deux amours se trouvent ensemble : car il y a une telle liaison entre l’une et l’autre que, lorsque l’âme juge qu’un objet est digne d’elle, cela dispose incontinent le cœur aux mouvements qui excitent la passion d’amour, et lorsque le cœur se trouve se trouve ainsi disposé par d’autres causes, cela fait que l’âme imagine des qualités aimables en des objets, où elle ne verrait que des défauts en un autre temps. Et ce n’est pas merveille que certains mouvements de cœur soient ainsi naturellement joints à certaines pensées, avec lesquelles ils n’ont aucune ressemblance : car, de ce que notre âme est de telle nature qu’elle a pu être unie à un corps, elle a aussi cette propriété que chacune de ses pensées se peut tellement associer avec quelques mouvements ou autres dispositions de ce corps, que, lorsque les mêmes dispositions se trouvent une autre fois en lui, elles induisent l’âme à la même pensée ; et réciproquement, lorsque la même pensée revient, elle prépare le corps à recevoir la même disposition. Ainsi, lorsqu’on apprend une langue, on joint les lettres ou la prononciation de certains mots, qui sont des choses matérielles, avec leurs significations, qui sont des pensées ; en sorte que, lorsqu’on ouït après derechef les mêmes mots, on conçoit les mêmes choses ; et quand on conçoit les mêmes choses, on se ressouvient des mêmes mots.
  Mais les premières dispositions du corps qui ont ainsi accompagné nos pensées, lorsque nous sommes entrés au monde, ont dû sans doute se joindre plus étroitement avec elles que celles qui les accompagnent par après. Et pour examiner l’origine de la chaleur qu’on sent autour du cœur, et celle des autres dispositions du corps qui accompagnent l’amour, je considère que, dès le premier moment que notre âme a été jointe au corps, il est vraisemblable qu’elle a senti de la joie, et incontinent après de l’amour, puis peut-être aussi de la haine, et de la tristesse ; et que les mêmes dispositions du corps, qui ont pour lors causé en elles ces passions, en ont naturellement par après accompagné les pensées. Je juge que sa première passion a été la joie, parce qu’il n’est pas croyable que l’âme ait été mise dans le corps, sinon lorsqu’il a été bien disposé, et que, lorsqu’il est ainsi bien disposé, cela nous donne naturellement de la joie. Je dis aussi que l’amour est venue après, à cause que, la matière de notre corps s’écoulant sans cesse, ainsi que l’eau d’une rivière, et étant besoin qu’il en revienne d’autre en sa place, il n’est guère vraisemblable que le corps ait été bien disposé, qu’il n’y ait eu aussi proche de lui quelque matière fort propre à lui servir d’aliment, et que l’âme, se joignant de volonté à cette nouvelle matière, a eu pour elle de l’amour ; comme aussi, par après, s’il est arrivé que cet aliment ait manqué, l’âme en a eu de la tristesse. Et s’il en est venu d’autre en sa place qui n’ait pas été propre à nourrir le corps, elle a eu pour lui de la haine.
  Voilà les quatre passions que je crois avoir été en nous les premières, et les seules que nous avons eues avant notre naissance ; et je crois aussi qu’elles n’ont été alors que des sentiments ou des pensées fort confuses ; parce que l’âme était tellement attachée à la matière, qu’elle ne pouvait encore vaquer à autre chose qu’à en recevoir les diverses impressions ; et bien que, quelques années après, elle ait commencé à avoir d’autres joies et d’autres amours que celles qui ne dépendent que de la bonne constitution et convenable nourriture du corps, toutefois, ce qu’il y a eu d’intellectuel en ses joies ou amours a toujours été accompagné des premiers sentiments qu’elle avait eus, et même aussi des mouvements ou fonctions naturelles qui étaient alors dans le corps : en sorte que, d’autant que l’amour n’était causée, avant la naissance, que par un aliment convenable qui, entrant abondamment dans le foie, dans le cœur et dans le poumon, y excitait plus de chaleur que de coutume, de là vient que maintenant cette chaleur accompagne toujours l’amour, encore qu’elle vienne d’autres causes fort différentes. Et si je ne craignais d’être trop long, je pourrais faire voir, par le menu, que toutes les autres dispositions du corps, qui ont été au commencement de notre vie avec ces quatre passions, les accompagnent encore. Mais je dirai seulement que ce sont ces sentiments confus de notre enfance qui, demeurant joints avec les pensées raisonnables par lesquelles nous aimons ce que nous en jugeons digne, sont cause que la nature de l’amour nous est difficile à connaître. À quoi j’ajoute que plusieurs autres passions, comme la joie, la tristesse, le désir, la crainte, l’espérance, etc., se mêlant diversement avec l’amour, empêchent qu’on ne reconnaisse en quoi c’est proprement qu’elle consiste. Ce qui est principalement remarquable touchant le désir ; car on le prend si ordinairement pour l’amour, que cela est cause qu’on a distingué deux sortes d’amours : l’une qu’on nomme amour de bienveillance, en laquelle ce désir ne paraît pas tant, et l’autre qu’on nomme amour de concupiscence, laquelle n’est qu’un désir fort violent, fondé sur un amour qui est souvent faible.
  Mais il faudrait écrire un gros volume pour traiter de toutes les choses qui appartiennent à cette passion ; et bien que son naturel soit de faire qu’on se communique le plus que l’on peut, en sorte qu’elle m’incite à tâcher ici de vous dire plus de choses que je n’en sais, je me veux pourtant retenir, de peur que la longueur de cette lettre ne vous ennuie.

 

DEUXIÈME LETTRE

 

La Haye, 6 juin 1647.


Monsieur,

  Comme je passais par ici pour aller en France, j'appris que Monsieur Brasset qui m'avait envoyé de vos lettres à Egmont, et bien que mon voyage soit assez pressé, je me proposais de les atteindre ; mais ayant été reçues en mon logis trois heures après que j'en étais parti, on me les a incontinent renvoyées. Je les ai lues avec avidité. J'y ai trouvé de grandes preuves de votre amitié et de votre adresse. J'ai eu peur, en lisant les premières pages, où vous m'apprenez que Monsieur du Rier avait parlé à la Reine d'une de mes lettres, et qu'elle demandait de la voir. Par après, je me suis rassuré étant à l'endroit où vous écrivez qu'elle en a ouï la lecture avec quelque satisfaction ; et je doute si j'ai été touché de plus d'admiration, de ce qu'elle a si facilement entendu des choses que les plus doctes estiment très obscures, et de joie, de ce qu'elles ne lui ont pas déplu. Mais mon admiration s'est redoublée, lorsque j'ai vu la force et le poids des objections que Sa Majesté a remarquées, touchant la grandeur que j'attribuée à l'univers. Et je souhaiterais que votre lettre m'eût trouvé en mon séjour ordinaire, parce qu'y pouvant mieux recueillir mon esprit que dans la chambre d'une hôtellerie, j'aurais peut-être pu me démêler un peu mieux d'une question si difficile et s judicieusement proposée. Je ne prétends pas toutefois que cela me serve d'excuse, et pourvu qu'il me soit permis de penser que c'est à vous seul que j'écris, afin que la vénération et le respect ne rendent point mon imagination trop confuse, je m'efforcerai ici de mettre tout ce que je puis dire touchant cette matière.
  En premier lieu, je me souviens que le Cardinal de Cusa et plusieurs autres docteurs ont supposé le monde infini, sans qu'ils aient jamais été repris de l'église pour ce sujet ; au contraire, on croit que c'est honorer Dieu, que de faire concevoir ses œuvres fort grands. Et mon opinion est moins difficile à recevoir que la leur ; parce que je ne dis pas que le monde soit infini, mais indéfini seulement. En quoi il y a une différence assez remarquable : car pour dire qu'une chose est infinie, on doit avoir quelque raison qui la fasse connaître telle, ce qu'on ne peut avoir que de Dieu seul ; mais pour dire qu'elle est indéfinie, il suffit de n'avoir point de raison par laquelle on puisse prouver qu'elle ait des bornes. Ainsi il me semble qu'on ne peut prouver, ni même concevoir, qu'il y ait des bornes en la matière dont le monde est composé. Car en examinant la nature de cette matière, je trouve qu'elle ne consiste en autre chose qu'en ce qu'elle a de l'étendue en longueur, largeur et profondeur, de façon que tout ce qui a ces trois dimensions est une partie de cette matière ; et il ne peut y avoir aucun espace entièrement vide, c'est-à-dire qui ne contienne aucune matière, à cause que nous ne saurions concevoir un tel espace, que nous ne concevions en lui ces trois dimensions, et, par conséquent, de la matière. Or, en supposant le monde fini, on imagine au-delà de ses bornes quelques espaces qui ont leurs trois dimensions, et ainsi ne sont pas purement imaginaires, comme les Philosophes les nomment, mais qui contiennent en soi de la matière, laquelle ne pouvant être ailleurs que dans le monde, fait voir que le monde s'étend au-delà des bornes qu'on avait voulu lui attribuer. N'ayant donc aucune raison pour prouver et même ne pouvant concevoir que le monde ait des bornes, je le nomme indéfini. Mais je ne puis nier pour cela qu'il en ait peut-être quelques-unes qui sont connues de Dieu, bien qu'elles me soient incompréhensibles : c'est pourquoi je ne dis pas absolument qu'il est infini.
  Lorsque son étendue est considérée en cette sorte, si on la compare avec sa durée, il me semble qu'elle donne seulement occasion de penser qu'il n'y a point de temps imaginable, avant la création du monde, auquel Dieu n'eut pu le créer, s'il eût voulu ; et qu'on n'a point sujet pour cela de conclure qu'il l'a véritablement créé avant un temps indéfini, à cause que l'existence actuelle ou véritable que le monde a eue depuis cinq ou six mille ans n'est pas nécessairement jointe avec l'existence possible ou imaginaire qu'il a pu avoir auparavant ; ainsi que l'existence actuelle des espaces qu'on conçoit autour d'un globe (c'est-à-dire d'un monde supposé comme fini) est jointe avec l'existence actuelle de ce même globe. Outre cela, si de l'étendue indéfinie du monde on pouvait inférer l'éternité de sa durée au regard du temps passé, on la pourrait encore mieux inférer de l'éternité de la durée qu'il doit avoir à l'avenir. Car la foi nous enseigne que, bien que la terre et les cieux périront, c'est-à-dire changeront de face, toutefois le monde, c'est-à-dire la matière dont il est composé ne périra jamais ; car il paraît de ce qu'elle promet une vie éternelle à nos corps après la résurrection, et par conséquent aussi au monde dans lequel ils seront. Mais de cette durée infinie que le monde doit avoir à l'avenir, on n'infère point qu'il ait été ci-devant de toute éternité, à cause que tus les moments de sa durée sont indépendants les uns des autres.
  Pour les prérogatives que la religion a attribuées à l'homme, et qui semblent difficiles à croire, si l'étendue de l'Univers est supposée indéfinie, elles méritent quelque explication. Car, bien que nous puissions dire que toutes les choses créées sont faites pour nous, en tant que nous en pouvons tirer quelque usage, je ne sache point néanmoins que nous soyons obligés de croire que l'homme soit la fin De la Création. Mais il est dit que omnia propter (Deum) facta sunt, que c'est Dieu seul qui est la cause finale, aussi bien que la cause efficiente de l'Univers ; et pour les créatures, d'autant qu'elles servent réciproquement les unes aux autres, chacune se peut attribuer cet avantage, que toutes celles qui lui servent sont faites pour elle. Il est vrai que les six jours de la création sont tellement décrits en la Genèse, qu'il semble que l'homme en soit le principal sujet ; mais on peut dire que cette histoire de la Genèse ayant été écrite pour l'homme, ce sont principalement les choses qui le regardent que le Saint Esprit a voulu spécifier, et qu'il n'y est parlé d'aucunes, qu'en tant qu'elles se rapportent à l'homme. Et à cause que les Prédicateurs, ayant soin de nous inciter à l'amour de Dieu, ont coutume de nous représenter les divers usages que nous tirons des autres créatures, et disent que Dieu les a faites pour nous, et qu'ils ne nous font point considérer les autres fins pour lesquelles on peut aussi dire qu'il les a faites, à cause que cela ne sert point à leur sujet, nous sommes fort enclins à croire qu'il ne les a faites que pour nous. Mais les Prédicateurs passent plus outre : car ils disent que chaque homme en particulier est redevable à Jésus-Christ de tout le sang qu'il a répandu en la Croix, tout de même que s'il n'était mort que pour un seul. En quoi ils disent bien la vérité ; mais comme cela n'empêche pas qu'il n'ait racheté de ce même sang un très grand nombre d'hommes, ainsi je ne vois point que le mystère de l'Incarnation et tous les autres avantages que Dieu a fait à l'homme, empêchent qu'il n'en puisse avoir une infinité d'autres très grands à une infinité d'autres créatures. Et bien que je n'infère point pour cela qu'il y ait des créatures intelligentes dans les étoiles ou ailleurs, je ne vois pas aussi qu'il y ait aucune raison, par laquelle on puisse prouver qu'il n'y en ait point ; mais je laisse toujours indécises les questions qui sont de cette sorte, plutôt que d'en rien nier ou assurer. Il me semble qu'il ne reste plus ici autre difficulté, sinon qu'après avoir cru longtemps que l'homme a de grands avantages par-dessus les autres créatures, il semble qu'on les perde tous, lorsqu'on vient à changer d'opinion. Mais je distingue entre ceux de nos biens qui peuvent devenir moindres, de ceux que d'autres en possèdent de semblables, et ceux que cela peut rendre moindres. Ainsi, un homme qui n'a que mille pistoles serait fort riche s'il n'y avait point d'autres personnes au monde qui en eussent tant ; et le même serait fort pauvre, s'il n'y avait personne qui n'en eût beaucoup davantage. Et ainsi toutes les qualités louables donnent d'autant plus de gloire à ceux qui les ont, qu'elles se rencontrent en moins de personnes ; c'est pourquoi on a coutume de porter envie à la gloire et aux richesses d'autrui. Mais la vertu, la science, la santé et généralement tous les autres biens, étant considérés en eux-mêmes, sans être rapportés à la gloire, ne sont aucunement moindres en nous de ce qu'ils se trouvent aussi en beaucoup d'autres ; c'est pourquoi nous n'avons aucun sujet d'être fâchés qu'ils soient en plusieurs. Or les biens qui peuvent être en toutes les créatures intelligentes d'un monde indéfini sont de ce nombre ; ils ne rendent pas moindres ceux que nous possédons. Au contraire, lorsque nous aimons Dieu, et que par lui nous nous joignons de volonté avec toutes les choses qu'il a créées, d'autant que nous les concevons plus grandes, plus nobles, plus parfaites, d'autant nous estimons nous aussi davantage, à cause que nous sommes des parties d'un tout plus accompli ; et d'autant avons nous plus de sujet de louer Dieu, à cause de l'immensité de ses œuvres. Lorsque l'écriture sainte parle en divers endroits de la multitude innombrable des Anges, elle confirme entièrement cette opinion : car nous jugeons que les moindres Anges sont incomparablement plus parfaits que les hommes. Et les Astronomes, qui, en mesurant la grandeur des étoiles, les trouvent beaucoup plus grandes que la terre, la confirment aussi : car si, De l'étendue indéfinie du monde, on infère qu'il doit y avoir des habitants ailleurs qu'en la terre, on le peut inférer aussi de l'étendue que tous les astronomes lui attribuent ; à cause qu'il n'y en a aucun qui ne juge que la terre est plus petite au regard de tout le Ciel, que n'est un grain de sable au regard d'une montagne.
  Je passe maintenant à votre question, touchant les causes qui nous incitent souvent à aimer une personne plutôt qu'une autre, avant que nous en connaissions le mérite ; et j'en remarque deux, qui sont, l'une dans l'esprit, l'autre dans le corps. Mais pour celle qui n'est que dans l'esprit, elle présuppose tant de choses touchant la nature de nos âmes, que je n'oserais en entreprendre de les déduire dans une lettre. Je parlerai seulement de celle du corps. Elle consiste dans la disposition des parties de notre cerveau, soit que cette disposition ait été mise en lui par les objets des sens, soit par quelque autre cause. Car les objets qui touchent nos sens meuvent par l'entremise des nerfs quelques parties de notre cerveau, et y font comme certains plis, qui se défont lorsque l'objet cesse d'agir ; mais la partie où ils ont été faits demeure par après disposée à être pliée derechef de la même façon par un autre objet qui ressemble en quelque chose au précédent, encore qu'il ne lui ressemble pas du tout. Par exemple, lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi, l'impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s'y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l'amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j'y ai fait réflexion, et j'ai reconnu que c'était un Défaut, je n'en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu'un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu'il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c'est. Et bien que ce soit plus ordinairement une perfection qu'un défaut qui nous attire ainsi à l'amour ; toutefois, à cause que ce peut être quelquefois un défaut, comme en l'exemple que j'apporté, un homme sage ne se doit pas laisser entièrement aller à cette passion, avant que d'avoir considéré le mérite de la personne pour laquelle nous nous sentons émus. Mais à cause que nous ne pouvons pas aimer également tous ceux en qui nous remarquons des mérites égaux, je crois que nous sommes seulement obligés de les estimer également ; et que, le principal bien de la vie étant d'avoir de l'amitié pour quelques-uns, nous avons raison De préférer ceux à qui nos inclinations secrètes nous joignent, pourvu que nous remarquions aussi en eux du mérite. Outre que, lorsque ces inclinations secrètes ont leur cause en l'esprit, et non dans le corps, je crois qu'elles doivent toujours être suivies ; et la marque principale qui les fait connaître, est que celles qui viennent de l'esprit sont réciproques, ce qui n'arrive pas souvent aux autres. Mais les preuves que j'ai de votre affection m'assurent si fort que l'inclination que j'ai pour vous est réciproque, qu'il faudrait que je fusse entièrement ingrat et que je manquasse à toutes les règles que je crois devoir être observées en l'amitié, si je n'étais pas, avec beaucoup de zèle, etc.


A La Haye, le 6 juin 1647.

 

 


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